Développement durable - Les grandes villes à l'heure des choix
Maîtrise de l'urbanisation, allongement de la durée de vie, avec un quadruplement de la population de plus de 75 ans d'ici 2050, défi de la mobilité avec d'un côté le phénomène d'étalement urbain généré par l'usage de la voiture individuelle et de l'autre le risque de ségrégation pour ceux qui n'en ont pas, nécessité de réduire les gaz à effet de serre d'un facteur 4 d'ici à 2050 : pour Michel Destot, maire de Grenoble et président de l'Association des maires de grandes villes de France (AMGVF), telles sont les questions "fondamentales" auxquelles les décideurs locaux vont devoir répondre dans les années à venir. Intervenant en ouverture du séminaire "Subir ou choisir : la voiture individuelle, le ghetto, l'étalement urbain" organisé le 9 février à Paris par l'AMGVF, il a mis l'accent sur ces problématiques lourdes d'enjeux sociaux mais aussi économiques.
Le président de l'AMGVF a cité l'exemple de la ville indienne de Bengalore, qui a connu un fort développement axé sur l'économie de la connaissance mais se trouve aujourd'hui confrontée à de graves problèmes de congestion – il faut compter cinq heures pour traverser la métropole. "Faute de maîtrise de l'aménagement urbain, elle devient moins attractive", a-t-il illustré. Selon lui, pour lutter contre les ghettos, "une forme de ville ségrégative pour les plus pauvres ou les plus riches", "il n'y a pas d'autre solution que la mixité sociale et la lutte contre l'étalement urbain avec une ville compacte et des modes doux de déplacements, incluant la voiture propre".
Cette nouvelle qualité urbaine nécessite de revoir les outils d'évaluation. Louis Henry, architecte à la Caisse des Dépôts, a fait état de l'expérience de la ville de Zurich où lors des transactions immobilières, le prix du logement n'est pas seulement déterminé par ses caractéristiques propres mais par toute une série d'attributs liés à son environnement et à la qualité de vie (accessibilité, espaces verts, proximité des écoles et des commerces, etc.). La même démarche pourrait être suivie à l'échelle d'un quartier : la somme des attributs positifs et négatifs déterminerait sa valeur.
Voiture individuelle : l'amorce d'un recul ?
Trois ateliers ont permis d'approfondir chacune des thématiques du séminaire. Celui consacré à "la voiture individuelle : de l'addiction à la liberté" a d'abord dressé un état des lieux des usages de la voiture. "Le taux d'occupation de l'automobile est de 1,2 personne par voiture dans les grandes agglomérations françaises", a souligné le sociologue Bruno Marzloff, fondateur du groupe Chronos et co-pilote du programme Villes 2.0, tout en notant "une baisse généralisée du nombre de voitures dans les grandes villes", même si cela se limite "à leurs parties denses". Mais selon lui, le "phénomène s'étend à tous les territoires" et les Etats-Unis montrent aussi l'exemple en la matière, avec la rétractation récente du parc automobile.
Reste à savoir s'il s'agit d'une tendance durable, comme l'a fait remarquer Karim Zeribi, conseiller municipal de Marseille et président de la Régie des transports marseillais (RTM). Selon lui, "s'il y a moins de voitures, c'est peut-être à cause de la crise, il ne s'agit peut-être pas d'un choix délibéré". Quoi qu'il en soit, les politiques locales sont déterminantes pour réguler la place de la voiture en ville. Et c'est en donnant la priorité à la carotte sur le bâton que les résultats sont les plus probants, ont fait valoir les participants. "Depuis huit ans, j'ai fait passer les six voies à quatre, j'ai ajouté des passages piétons, élargi les trottoirs. Il y a ainsi moins d'accidents, moins de pollution et les voitures circulent mieux", a mis en avant Louis Nègre, premier vice-président de la communauté d'agglomération Nice-Côte d'Azur et premier vice-président du Groupement des autorités responsables de transports (Gart). "Pompidou disait 'il faut que Paris s'adapte à la voiture'. Aujourd'hui on essaye d'obtenir l'inverse."
En qualité de rapporteur du volet transports du projet de loi Grenelle 2 au Sénat, Louis Nègre a aussi défendu le principe des péages urbains. A Stockholm ou à Londres, le système a fait ses preuves, a-t-il rappelé. "Cela fluidifie la circulation, diminue la pollution urbaine, et le corps économique fonctionne mieux." La dépénalisation et la décentralisation du stationnement permettraient aussi aux collectivités de disposer d'un levier d'action supplémentaire pour réguler l'usage de la voiture en ville. A ce propos, Louis Nègre a annoncé le lancement d'un groupe de travail réunissant deux députés, deux sénateurs, des représentants des ministères de l'Intérieur, de la Justice et du Développement durable.
Pour Eric Chevalier, directeur général des déplacements de Nantes Métropole, l'objectif ne doit pas être de contraindre la mobilité mais de l'organiser en densifiant la ville, en organisant sa mixité fonctionnelle et en valorisant les déplacements de proximité. Il est nécessaire pour cela de proposer un "bouquet de services" (transports en commun, vélos en libre-service, auto-partage) et un véritable service de "conseil en mobilité" pour que les habitants les utilisent au mieux en fonction de leurs besoins. Pour Karim Zeribi, donner la priorité aux transports en commun et pénaliser la voiture exige encore une forte dose de "courage politique" et des moyens que l'Etat a selon lui du mal à fournir aux collectivités. "A Marseille, la part de l'Etat pour financer la ligne 1 du métro a été de 8% alors que pour réaliser 100 km de métro, Barcelone a reçu 80% de financements du gouvernement espagnol."
Peut-on parler de ghettos en France ?
La politique de la ville et les problèmes de rénovation urbaine étaient au cœur de l'atelier "Ghetto choisi, ghetto subi". Mais ce terme de "ghetto" n'a pas fait pas l'unanimité : Pierre Sallenave, directeur de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) l'a jugé "dangereux" et "pas fidèle à la réalité". De même, pour Patrick Braouezec, président de la communauté d'agglomération Plaine Commune, "il y a une connotation très forte dans [ce] mot. C'est de l'entre-soi complet, définitif. Je ne connais pas une seule situation subie qui amène à ce mot en France." Jacques Donzelot, sociologue, a parlé quant à lui de "ghetto-foutoir où on trouve n'importe qui, un assemblement de gens qui ne sont là que parce qu'ils ne peuvent pas être ailleurs". "Je ne pense pas qu'on puisse parler de ghetto : il n'y a pas en France de ghettos à l'américaine. Il n'y a pas une banlieue, mais des banlieues", a noté Hervé Vieillard-Baron, géographe, ajoutant que ces quartiers souffrent avant tout de "tension". "Un fait massif de cette tension, c'est le chômage, avec parfois 40% de jeunes qui n'ont pas d'emploi dans ces quartiers. Il y a des discriminations à l'emploi, à l'entrée dans le logement privé."
Dans ce cadre, Jacques Donzelot a estimé que les premiers résultats de l'Anru "ne sont pas exaltants". Notant que les populations sont parfois relogées "très loin", il a ajouté : "Le ghetto, on l'a un peu nuancé, mais pas supprimé." "On ne prend pas assez en compte le fait que ceux qui vivent dans la part déconnectée de la ville sont dans une sorte de sous-citoyenneté. Pour en sortir, il faudrait peut-être que les rénovateurs se comportent autrement." Insistant sur l'importance des politiques éducatives, il a estimé que "le problème de la ville n'est pas uniquement de faire des murs plus beaux". Pour Hervé Vieillard-Baron, la rénovation urbaine a bien agi, mais il a fustigé "la déconnexion entre l'urbain et le social".
"Ce n'est pas parce qu'on a fait un programme de rénovation urbaine qu'on est arrivé à la dynamique de retour au fonctionnement normal d'un quartier, a reconnu Pierre Sallenave. Mais on voit que l'image a changé, que les initiatives privées commencent à revenir." Le plus important à ses yeux, "c'est le regard que les habitants du quartier portent sur eux-mêmes et sur les pouvoirs publics". Il est aussi fondamental de "modifier l'appétence des classes moyennes pour certains quartiers. Tout ceci n'a de chance de succès que si on a une politique, au niveau des bassins de vie, la plus harmonieuse possible".
Sur la question du développement économique, Patrick Braouezec a cité l'exemple de la communauté d'agglomération Plaine Commune, où 1.200 entreprises se sont implantées en dix ans. "L'objectif, c'est que la dynamique économique bénéficie à la population la plus en difficulté, que les gens se sentent dans la dynamique de territoire." Il a rappelé l'existence des chartes entreprise-territoire, selon lesquelles les entreprises s'engagent à embaucher des jeunes du territoire et qui ont généré 2.100 emplois. Il entend également faire en sorte que de plus en plus de salariés des entreprises de la communauté d'agglomération habitent sur place.
Lutte contre l'étalement urbain : l'intérêt du Scot
Dernier thème abordé en atelier au cours de ce séminaire : la ville compacte et l'étalement urbain. "Il faut réfléchir à tous les aspects simultanément quand on parle d'étalement urbain, en finir avec la sectorisation entre logement, transport, espaces verts et surfaces agricoles, a insisté Bernard Poirier, premier vice-président délégué à la prospective et au développement durable de Rennes Métropole et maire de Mordelles. Le Scot (schéma de cohérence territoriale) me paraît être le lieu adéquat et le bon outil pour avoir cette concertation et ce dialogue." Il faut selon lui appréhender l'étalement urbain "à l'échelle du territoire plus que de la ville en prenant en compte le bassin agricole, l'estuaire, la vallée".
Pour Vincent Fouchier, directeur général adjoint de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme d'Ile-de-France, le schéma directeur de la région Ile-de-France (Sdrif ), qui a joué le rôle d'un "Scot extralarge en Ile-de-France", est effectivement "un bon outil pour parler d'étalement urbain", à condition de ne pas se borner à imposer des interdictions d'urbaniser certaines zones. "La limitation des espaces, c'est la réponse la plus simple mais aussi la plus bête à l'étalement urbain", a-t-il mis en garde tout en estimant lui aussi qu'à l'échelle d'un territoire, "tout est lié : le logement, le développement économique, l'emploi et les espaces verts".
L'architecte et urbaniste Philippe Madec a appelé pour sa part à "renouveler la ville sur la ville pas forcément en rajoutant des mètres carrés mais plutôt en utilisant mieux l'espace existant et en prenant en compte à la fois la mobilité et l'immobilité. Aujourd'hui, certaines villes sont devenues des dépotoirs des métropoles parce que le foncier y est moins cher : c'est inacceptable !" Il a ainsi développé le concept de "distance pantoufle". Née aux Pays-Bas, cette idée part du principe que tous les équipements de la vie quotidienne (travail, commerce, espaces verts, services publics, supermarchés) doivent être accessibles à pied ou à vélo à une distance raisonnable du domicile. L'architecte estime que pour y arriver, les communautés de communes et communautés urbaines doivent "prendre des décisions stratégiques" car "le choix de la densité est hautement politique".
De son côté, Patrick Rimbert, premier adjoint au maire de Nantes et vice-président de Nantes Métropole en charge notamment des grands projets urbains et de la politique de la ville, est persuadé qu'il est "possible d'accueillir de nouveaux habitants sur un territoire tout en urbanisant moins". Il prend l'exemple du Scot de Nantes Métropole, dont le périmètre a été arrêté en 2003, et qui prévoit que "chaque intercommunalité dispose d'un schéma de secteur et chaque commune le décline au niveau de l'habitat et du transport en cohérence les unes avec les autres". Patrick Rimbert a reconnu cependant que ce type de politique "coûte très cher".
Autre atout du Scot, " il dépasse le cadre d'un mandat, s'inscrit dans la durée, sur dix ou quinze ans et sa modification nécessite une grande concertation et l'accord et l'intervention d'un ensemble d'équipes : cela assure une plus grande stabilité", a expliqué Bernard Poirier. Selon l'élu de Rennes Métropole, "il y a aussi un énorme travail de concertation avec les habitants pour leur expliquer les enjeux de l'étalement urbain". Même analyse de la part de Vincent Fouchier : "Quand il y a concertation, la densification est acceptée, les habitants en comprennent les enjeux et les limites. A l'inverse, les projets de densification sont mal perçus si on n'explique pas que plus d'habitants, cela peut valoriser le quartier en apportant de nouveaux services et une meilleure desserte en transport en commun."
En revanche, a assuré Philippe Madec, les règlements d'urbanisme peuvent être un obstacle à la densification. L'architecte a ainsi expliqué qu'"un projet visant à augmenter la densité peut être faisable dans une ville qui dispose d'une réglementation de 0,76 place de parking par logement et doit, au contraire, être abandonné dans une ville qui impose deux places pour un logement. Il faut donc que les règlements d'urbanisme puissent être revus à l'aune de chaque projet".
Anne Lenormand avec AULH