Emprunts toxiques - Les députés demandent aux banques et aux collectivités "un effort partagé"
Ce 15 décembre marque-t-il un tournant dans la série noire des emprunts toxiques ? L'histoire le dira. En tout cas, le rapport de 150 pages – 450 avec les annexes – qu'ont dévoilé ce jour le rapporteur et le président de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les emprunts toxiques du secteur public local est la plus aboutie de toutes les contributions jusqu'ici élaborées sur la question. Depuis sa constitution le 8 juin dernier, la commission a auditionné 80 personnes, experts, élus locaux, représentants des banques, etc. De plus, son rapporteur, le député-maire de Chartres, Jean-Pierre Gorges, a obtenu une "demi-douzaine de rapports confidentiels" et la levée du secret bancaire sur les 10.688 contrats de prêts toxiques des "acteurs publics locaux" (collectivités et leurs groupements, hôpitaux, offices HLM, etc.). Ce travail de longue haleine est au final couronné de succès : les 30 députés de tous bords de la commission l'ont adopté à l'unanimité, comme cela a été souligné à plusieurs reprises.
Alors que jusqu'ici la connaissance de l'encours des emprunts structurés des "acteurs publics locaux" était relativement floue, le rapport chiffre à 32,1 milliards d'euros cet encours (au second semestre 2011). Un chiffre à comparer aux 276,8 milliards d'euros d'endettement total des mêmes acteurs. Les prêts structurés des collectivités locales et de leurs groupements représentent à eux seuls 23,3 milliards d'euros pour ce second semestre 2011 – ils étaient supérieurs d'un tiers avant la crise de l'automne 2008. En réalité, tous les emprunts structurés ne sont pas dangereux. Ceux qui sont considérés réellement risqués chez les acteurs publics locaux représentent une somme totale de 18,8 milliards d'euros – soit 58,6% de l'encours total des emprunts structurés. Chez les seules collectivités, ces emprunts structurés à risque représentent un encours de 13,6 milliards d'euros, ce qui dépasse les estimations les plus hautes faites par la Cour des comptes. Les moyennes et grandes communes (plus de 10.000 habitants) sont sans surprise les plus touchées, avec 5,2 milliards d'euros d'encours à risque. Les petites communes (moins de 10.000 habitants), que l'on aurait pu croire relativement épargnées, sont en réalité elles aussi concernées, avec une dette à risque de 1,7 milliard d'euros. Pour l'intercommunalité, les centres communaux d'action sociale et les services départementaux d'incendie et de secours, l'encours s'élève à 3,3 milliards, et pour les départements, à 2,4 milliards d'euros. Pour les régions, l'encours "n'est que" de 911 millions.
Des banques aux "politiques commerciales agressives"
A qui doit-on cette situation ? Le rapport conclut à une responsabilité "partagée". Les banques ont eu "une politique commerciale agressive" dans un contexte de forte concurrence sur le marché des collectivités et face à la nécessité de retrouver des marges. Quant à l'Etat, il "n'a exercé qu'un contrôle très limité localement, alors que l'administration centrale ne réagissait guère aux alertes qui apparaissaient ici ou là". Les agences de notation n'ont pas non plus joué leur rôle d'alerte. Bien au contraire, elles ont délivré des bonnes notations aux collectivités ayant contracté des emprunts à risque pour une proportion élevée de leur encours. Les collectivités elles aussi portent une part de responsabilité, mais le rapport les dédouane en partie. L'objectif des élus n'était pas de "maximiser" les gains de la collectivité (par la bonification des emprunts au cours des premières années). Ceux-ci étaient en fait "contraints de répondre aux besoins de financement de projets d'investissement structurants". De plus, ces élus n'ont pas toujours souscrit les emprunts "en ayant pleinement connaissance des risques qui leur étaient associés." Ils ont même "pu se laisser convaincre de recourir à des produits dont ils minoraient ou ignoraient la toxicité", notamment parce que ces produits étaient d'une très grande complexité. D'une complexité telle que les responsables financiers des grandes collectivités ne pouvaient pas toujours comprendre les mécanismes de fonctionnement de ces emprunts. Autre observation : des élus ont facilement accordé leur confiance en particulier à la banque Dexia, "la banque des collectivités locales" que dirigeait un ancien directeur général des collectivités locales, a pointé le président de la commission d'enquête, Claude Bartolone, député et président du conseil général de Seine-Saint-Denis.
Pour se défaire du stock des emprunts structurés et neutraliser le risque qu'ils représentent, la solution ne consiste pas à créer une structure de défaisance, estime la commission. Cette solution avait été préconisée notamment par le maire de Saint-Etienne. Rappelons que selon ses concepteurs, cette structure garantie par l'Etat aurait pour tâche de reprendre la totalité de l'encours de produits structurés détenu par les collectivités, les hôpitaux et les organismes de logement social, pour leur proposer en remplacement des prêts classiques. Cette solution serait trop coûteuse pour le contribuable national et conduirait à déresponsabiliser les élus et responsables locaux ayant contracté les emprunts toxiques. L'autre voie écartée par la commission est celle du contentieux, déjà empruntée par 15 collectivités. "Il ne peut y avoir 4.000 procès, ça n'a pas de sens", estime Jean-Pierre Gorges. Sinon, "ça va être pendant dix ans le monde des avocats et des experts sur le dos des collectivités locales et des banquiers", affirme-t-il, ajoutant que ceux-ci sont "des partenaires".
Transformer les emprunts toxiques en prêts classiques
C'est donc une démarche contractuelle que préconise la commission d'enquête. Elle demande au gouvernement de mettre en place "dans les prochaines semaines" un "pôle d'assistance et de transaction" regroupant des représentants des administrations centrales de l'Etat, des associations nationales d'élus locaux et des parlementaires. Une loi ne serait pas nécessaire à la création de la structure, car celle-ci n'aurait pas de personnalité juridique. Les collectivités qui le souhaiteraient donneraient à ce pôle (au cours d'une période ouverte de six mois) un mandat de gestion des emprunts structurés toxiques, donnant ainsi la possibilité au pôle d'engager une renégociation avec les banques. Une négociation qui n'aurait pas lieu collectivité par collectivité, mais en fonction des diverses catégories de produits. Au final, chaque type de prêt structuré serait converti en prêt classique, à taux fixe ou à taux variable. Les éventuels gains obtenus par la collectivité du fait des taux d'intérêt bonifiés obtenus au cours des premières années d'emprunt seraient "réintégrés dans le bilan des charges financières" dues par ces collectivités. Avec les banques, les collectivités partageraient la charge d'intérêt supérieure à celle correspondant au coût d'un emprunt à taux fixe ou variable conclu aux conditions du marché. Cet "effort partagé" représenterait un milliard d'euros pour les 25% des emprunts les plus toxiques. Enfin, les banques reprendraient en totalité les risques inhérents à la partie toxique des emprunts et en assumeraient seules les conséquences financières. L'Etat apporterait une "subvention d'équilibre" au profit des plus petites collectivités, au cas où celles-ci ne pourraient pas assumer l'effort financier nécessaire.
En cas d'échec, la commission propose un plan B. Le législateur pourrait voter un texte plafonnant le taux des emprunts des structures publiques locales. Une mesure qui serait parfaitement constitutionnelle, selon le rapporteur, puisqu'avec 4.000 collectivités concernées, elle serait "d'intérêt général".
Pour sécuriser les futurs prêts, la commission émet une série de propositions qui, espère le rapporteur, seront déclinées dans une prochaine proposition de loi. On y trouve pêle-mêle l'interdiction des produits structurés les plus dangereux, l'obligation pour les collectivités de provisionner le risque lié aux produits financiers, l'instauration d'un débat annuel des assemblées délibérantes sur la stratégie financière, l'encadrement de la conclusion des contrats d'emprunt avant les échéances électorales ou encore l'extension du contrôle de légalité à tous les prêts. Il est à noter que le recours au Code des marchés publics pour la souscription des produits financiers a été rejeté par la commission. Au delà de ces mesures, les députés apportent leur soutien à la création de l'agence de financement des collectivités locales souhaitée par les associations nationales d'élus locaux.