Economie et emploi - "Le Maître des horloges n'est peut-être plus l'Etat, c'est sans doute le territoire"
Les politiques locales de l'emploi et du développement économique sont victimes de "cloisonnements très importants". "Les corporatismes des réseaux sont nuisibles à l'économie et à ces réseaux eux-mêmes", a constaté Philippe Serizier, responsable du pôle "analyse et prospective" au sein du service de la stratégie territoriale et des partenariats de la Caisse des Dépôts, lors d'un séminaire consacré aux stratégies territoriales de développement économique et aux politiques de l'emploi, le 28 mai, à Paris.
Cette réunion était l'occasion de présenter les conclusions d'un groupe de travail associant l'ADCF, l'AMGVF, le Cner (réseaux des agences de développement) et l'OCDE. Après un an de travail, ce groupe est parvenu à un constat peu amène : les politiques de l'emploi sont inefficaces car elles sont concentrées sur "les stocks des demandeurs d'emploi" et pas suffisamment sur les flux. En clair, elles se focalisent trop sur le traitement social du chômage et pas sur l'anticipation des besoins des entreprises.
"Il faut en finir avec le fordisme", a martelé Phillippe Serizier pour qui "les cloisonnements sont à la fois verticaux avec la logique des blocs de compétence, et horizontaux avec la diversité des acteurs. Ce qui entraîne une multiplication des externalités négatives".
Les lourdeurs de ce millefeuille (maisons de l'emploi, plans locaux pour l'insertion et l'emploi, missions locales, agences de développement, Pôle emploi...) avaient été mises en lumière, l'an dernier, dans un rapport sénatorial qui révélait notamment qu'à Marseille et ses environs, pas moins de 474 structures s'occupent de l'emploi ! "On voit énormément de diagnostics partout, il faut une sorte de code éthique pour travailler avec les entreprises de façon plus coordonnée, partager les fichiers", a proposé Sylvain Giguère, responsable du programme Leed (Développement économique et création d'emplois au niveau local), de l'OCDE.
"On n'est pas sur une logique curative"
Certains territoires se veulent pourtant à l'écoute des entreprises. Dans un bassin d'emploi fortement marqué par la désindustrialisation, la maison de l'emploi de Mulhouse a ainsi cherché à anticiper les besoins de demain. "On n'est pas sur une logique curative, mais bien préventive et prospective. Le stock des demandeurs d'emploi, les différentes structures ont beau essayer de le faire diminuer, il s'alimente naturellement, avec les nouveaux décrocheurs, les licenciements…", a témoigné Dominique Huard, le directeur de la maison de l'emploi et de la formation de Mulhouse. "On a perdu 10.000 emplois industriels à Mulhouse mais on en a gagné 3.000, il est important de voir comment cela bouge sur les territoires." Ici, la maison de l'emploi a travaillé avec les entreprises locales spécialisées dans les TIC et l'Université de Haute Alsace à la création d'E-Nov Campus, une école des métiers web. "Il faut identifier les métiers émergents dont les entreprises savent qu'elles auront besoin demain", a insisté Dominique Huard. La maison de l'emploi a également travaillé avec le cluster Rhenatic et le pôle Textile Alsace pour créer un pôle d'éco-toxicologie afin de proposer des alternatives aux expérimentations animales, dans la perspective du règlement Reach (règlement sur l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et les restrictions des substances chimiques), un programme qui prévoit de tester de nombreuses substances chimiques présentes dans les produits de consommation courante. "On sent apparaître des pistes sérieuses d'avenir grâce à des champs que l'on a prospectés", a conclu le directeur.
Crèche et un restaurant interentreprises
Au Pays de Vitré-Porte de Bretagne, à cheval sur trois communautés de communes, non loin de Rennes, ce rapprochement avec le monde de l'entreprise s'est traduit par un geste fort : la présidence de la maison de l'emploi a été confiée à un chef d'entreprise, Dominique Langlois. Autre symbole de ce rapprochement, le nom de la structure : "Maison de l'emploi, de l'entreprise et de la formation" du Pays de Vitré-Porte de Bretagne.
Ce territoire de 75.000 habitants peut s'enorgueillir d'un taux de chômage inférieur à 6%. "Ce taux est bas, mais ce n'est jamais acquis pour autant. Il s'explique car les destructions sont compensées par les créations, à partir d'un travail très collectif. Dans un contexte mondialisé, on n'a pas d'autre choix que de mener une action très personnalisée", a souligné Pierre Lory-Forêt, directeur général des services de Vitré Communauté.
La communauté a beaucoup investi dans l'industrie au cours des dernières années et, avec la maison de l'emploi, elle a cherché à anticiper les besoins de main-d'œuvre des entreprises, notamment en formant des ouvriers qualifiés. Pour son directeur général, "les jeunes ont du mal à s'orienter vers les métiers industriels salissants comme l'abattage de bovins". Un travail a notamment été fait pour compenser ce déficit d'image. Mais avec 40% des emplois liés à l'industrie, l'économie locale reste vulnérable. Au début des années 2000, Mitsubishi Electric a ainsi supprimé 1.200 emplois. Les locaux de l'usine ont été rachetés par la communauté qui a cherché à diversifier son tissu économique : ils accueillent à présent un groupe chimique, un centre d'appels, une compagnie d'assurance... "Aujourd'hui, on a retrouvé ces 1.200 emplois", s'est félicité Pierre Lory-Forêt. L'emploi est intégré "dans sa dimension environnementale et sociale" : la communauté a ainsi créé une crèche et un restaurant interentreprises…
Centralisme de la région
La clé de ces réussites passe par la sacro-sainte "bonne gouvernance". Et si l'anticipation des mutations économiques et la gestion territoriale des emplois et des compétences sont désormais inscrites dans le marbre du nouveau cahier des charges des 196 maisons de l'emploi, toutes n'ont pas les mêmes résultats. Le ministre du Travail Michel Sapin attend une évaluation de l'Igas fin juin pour se prononcer sur d'éventuels ajustements.
A l'heure du nouvel acte de décentralisation, les agglomérations et les intercommunalités, mais aussi les départements avec leurs agences de développement économique, sont d'accord pour renforcer le rôle de coordination des régions en matière économique, de formation et d'emploi, mais refusent l'idée d'une compétence exclusive. "D'importants soutiens sont attendus par les entreprises, au plus proche du terrain, de la part des acteurs publics locaux : communautés, pays, agences de développement départementales", fait ainsi valoir le groupe de travail qui appelle à un "profond changement dans la méthode d'élaboration" des stratégies régionales et à "un effort de territorialisation à l'échelle des bassins d'emploi".
Philippe Maitreau, président de la commission Territoires Emploi à l'AMGVF et également vice-président de Mulhouse Alsace agglomération s'est montré plus explicite : "Si c'est remplacer le centralisme de l'Etat par le centralisme de la région, je préfère le centralisme de l'Etat."
Le message devrait en tout cas être porté par Jean-Pierre Aubert, président de SNCF Développement, chargé par le Premier ministre le mois dernier de lui remettre des propositions "sur une organisation structurée et des actions coordonnées des différents acteurs locaux en matière de mutations économiques". "Les mutations économiques sont trop souvent associées à la destruction d'un monde ancien, mais c'est aussi un mouvement de création continuelle, a-t-il insisté. Le Maître des horloges n'est peut-être plus l'Etat, c'est sans doute le territoire." Il devrait présenter ses premières conclusions "fin juin". Certaines pourraient être sur la table de la prochaine conférence sociale des 20 et 21 juin, au palais d'Iéna.