"Réhabiliter" la dette pour réussir la transition écologique

Lors des premières rencontres de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation de l’Assemblée nationale, Christophe Béchu – parmi d’autres – a plaidé pour "réhabiliter" la dette longue des collectivités territoriales pour espérer franchir le mur d’investissements nécessaires à la transition écologique. "Le climat est un usurier. Tout ce qui n’est pas fait aujourd’hui coûtera plus cher demain", avertit le ministre.

"Réhabiliter" la dette. Tel a été le leitmotiv des premières rencontres de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation de la chambre basse, qui s’interrogeait ce 2 février sur la manière d’accélérer l’investissement des collectivités dans la transition écologique. Un message porté aussi bien par le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, que par plusieurs intervenants à ces rencontres, experts ou élus. Dans un pays qui vient probablement de dépasser les 3.000 milliards d’euros de dette publique (au sens de Maastricht) et où le ministre des Finances vient d’appeler à en finir avec "l’ivresse de la dépense publique" qui "conduit tout droit à la gueule de bois, qui porte un nom : les taux d’intérêt" – ils viennent pour la première fois depuis 15 ans de dépasser les 3% –, le message était pour le moins inattendu. Et ce d’autant plus à l’heure où le gouvernement vient de lancer de nouvelles "revues de dépenses publiques", incluant les collectivités, et s’apprête à tenir des "assises des finances publiques" (voir notre article du 10 janvier).

L’urgence de la "dette écologique"

Les appels à privilégier "la dette écologique, plus urgente à traiter que la dette financière" – pour reprendre les mots du directeur général de la Caisse des Dépôts, Éric Lombard, prononcés lors du dernier congrès des maires (voir notre article du 22 novembre) – ne sont pas nouveaux. Ils dépassent l’Hexagone. L’Alliance pour la cohésion indiquait ainsi il y a peu qu’après "les exigences de limitation des investissements et dépenses des États membres qui ont prévalu après la crise économique de 2008-2009", il est aujourd’hui "généralement admis que pour réussir la relance et les transitions verte et numérique, l’Europe aura besoin d’investissements publics et privés massifs dans les prochaines années" (voir notre article du 22 mars 2022).

Le climat, un usurier

Face au "mur d’investissements" nécessaires pour lutter contre le changement climatique – et s’y adapter – , "les collectivités n’ont pas d’autre solution que de renouer avec la dette longue", prévient le député Alexandre Holroyd (3e circonscription des Français hors de France, Renaissance), qui préside également la commission de surveillance de la Caisse des Dépôts. "Nous avons une trentaine d’années pour investir autant qu’en 130 ans", observe-t-il, conscient que "le mur est tellement difficile à franchir que la tentation est forte de reporter l’effort". Ce qui serait une erreur non seulement climatique, mais aussi économique : "Le climat est un usurier. Tout ce qui n’est pas fait aujourd’hui coûtera plus cher demain", avertit Christophe Béchu. Sans évoquer le coût de l’inaction lui-même, également pointé par le directeur général de la Caisse des Dépôts porte de Versailles en novembre dernier.

Un obstacle qui ne serait nullement financier

Contre-intuitivement, l’obstacle ne serait nullement financier. Pour preuve, "80% de l’investissement local est aujourd’hui porté par l’autofinancement", relève le ministre. "Les capacités d’investissement des collectivités n’ont jamais été aussi importantes qu’aujourd’hui", surenchérit Franck Valletoux, directeur général de la société de conseils Stratégies locales. Outre un "autofinancement très élevé", ce dernier met en avant leur "niveau d’endettement stable en valeur, et qui s’améliore en proportion du budget" ainsi que "la disponibilité de leur trésorerie", fruit de "budgets locaux structurellement excédentaires". Il évoque ainsi "65 milliards d’euros d’excédents de trésorerie – 75 milliards si on ajoute leurs satellites" et s’insurge contre "ces capitaux qui dorment" et "s’évaporent avec l’inflation". Et de conclure qu’il est "difficile de penser aujourd’hui qu’on ne pourrait pas faire 40 milliards de plus d’investissements" – soit rien de moins que l’équivalent de vingt "fonds verts". Pour Alexandre Holroyd, les collectivités pourraient à tout le moins "porter leurs investissements de 5,5 à 12 milliards d’euros par an". Ce qui représenterait, selon Morgane Nicol, de l’association I4CE, le strict minimum des investissements que les collectivités doivent conduire en matière de transition écologique, en retenant uniquement leurs domaines de compétences obligatoires. Un saut que Kosta Kastrinidis, directeur des prêts à la Banque des Territoires, juge également "pas inatteignable", pour peu que l’on modifie certains paramètres.

Des freins à lever

Alexandre Holroyd catégorise ces freins : "pratiques, démocratiques, réglementaires et comptables". Il pointe par exemple la nécessité de "trouver une définition de la dette verte consensuelle" et plaide pour la "généralisation de la budgétisation verte" (au passage, Christophe Béchu conjure les parlementaires "de laisser les collectivités travailler. N’allez pas arrêter une norme nationale, mais attendez les remontées des bonnes pratiques !"). "Il faut modifier une certaine doxa", plaide Kosta Kastrinidis. L’expert invite "à une meilleure sensibilisation de la DGFiP, de la DGCL et des chambres régionales des comptes" et se dit "convaincu que les agences de notation peuvent elles aussi changer de regard si on valorise mieux les externalités de la dette verte". Une liste de réticents auxquels il faudrait ajouter, selon le député Benjamin Saint-Huile (Nord, LIOT), les élus locaux, pour lesquels "la croyance globale est que la dette, c’est sale". Ou encore et surtout, selon d’autres, le citoyen lui-même, qui ne serait guère enclin à voir sa collectivité s’endetter. "L’enjeu est là", résume Jean-Marc Zulesi, président de la commission du développement durable de l’Assemblée. "À partir du moment où l’on contracte des emprunts pour l’avenir, la légitimité de l’endettement est forte, surtout si les investissements permettent de réduire les coûts de fonctionnement", veut croire Christophe Béchu, prenant en exemple la rénovation de l’éclairage public et vantant les bienfaits du tiers financement (voir notre article du 20 janvier). 

Pas d’investissements sans budget de fonctionnement à la hausse

Reste qu’"il ne faut pas négliger la partie fonctionnement", alerte le chercheur Daniel Florentin (ISIGE, Mines Paris Tech). Il appelle, comme Morgane Nicol ou d’autres, "à une séparation moins nette entre fonctionnement et investissement" (voir notre article du 10 mars 2022), insistant sur la nécessité pour les collectivités de disposer "d’une ingénierie en interne, systémique" et d’un investissement "dans les connaissances, indispensable mais trop souvent négligé". Kosta Kastrinidis lui fait pleinement écho, en visant deux priorités : le travail en amont, pour éclairer la prise de décisions, et l’ingénierie financière. En ce domaine, il estime que "la boîte à outils est déjà largement complète". Mais souligne que l’adaptation aux territoires est primordiale, alertant sur le risque "de plaquer une réponse nationale uniforme" à ces derniers.

Différences d’interprétation

Certains ont néanmoins tempéré l’optimisme. "Je me réjouis des perspectives d’investissements présentées. Ce n’est pas ce que je constate sur le terrain", grince le maire UDI de Montrouge, Étienne Langereau (voir notre article du 3 octobre dernier). Lui prédit "des besoins de fonctionnement à la hausse, avec des charges qu’on n’attendait pas", ce qui entraînera "un autofinancement durablement en baisse" ; "des subventions, vu l’état des finances publiques et les besoins, également en baisse" et "une dette qui ne saurait être une solution magique avec la remontée des taux d’intérêt". 

Benjamin Saint-Huile pointe pour sa part "la contradiction" entre les indicateurs exposés, "qui nous disent ‘Il faut y aller les gars’", et "des élus qui ont tous exprimés le besoin de confiance, d’être sécurisés, rassurés. Le big bang permanent sur les finances locales de ces 15 dernières années crée une situation d’incertitude globale pour les élus. Si en plus de cela on a un contexte anxiogène lié aux dépenses de fonctionnement […], la situation est pour les élus relativement complexe à appréhender", alerte-t-il. Pour faire face à cette incertitude, Olivier Landel, délégué général de France urbaine, plaide pour "que l’on arrive à contractualiser, sur du moyen-long terme, la certitude de financements. Je ne parle pas des subventions d’investissements, […] mais des garanties de capacités d’autofinancement". Or, déplore-t-il, "tant que pèse l’épée de Damoclès de la loi de programmation, avec sa vision, jusqu’à présent, de modérer les dépenses de fonctionnement, on a un problème".

Des investissements à la peine

Ludovic Halbert, enseignant-chercheur au CNRS, note en outre que les collectivités qui conduisaient les plus gros efforts d’investissement jusqu’ici "ne parviennent plus à tenir le rythme et jettent l’éponge", seules "les plus contraintes financièrement – les territoires ruraux peu dynamiques – maintiennent plus ou moins leur capacité d’investissement", dans un effort de "rattrapage". "Si l’on observe les choses par strates de collectivités, c’est là où il y a le plus d’investissements à faire que l’autofinancement est le plus bas et a été largement attaqué par les crises précédentes", modère également Olivier Landel, évoquant le barème de l’Agence France locale dont il est également directeur général. "Or l’autofinancement c’est la base de la capacité à débloquer les emprunts", insiste-t-il. Et de relativiser encore les 65/75 milliards de trésorerie précédemment évoqués : "Par rapport à 270 milliards de dépenses, c’est 4 mois de trésorerie sur le compte au Trésor. Et d’ailleurs, tant que c’est sur le compte au Trésor, l’Agence France Trésor n’a pas besoin de les emprunter sur les marchés", note-t-il.

Dette latente et existante

Évoquant les travaux de la Cour des comptes, Franck Valletoux concède également que "la baisse des investissements 2014-2020 a impacté le patrimoine" et qu’il existe donc déjà "une dette latente, grise, à rattraper". "La situation des finances nationales est loin d’être saine, les collectivités emprunteront toujours plus cher que l’État et le spread [l’écart de rendement entre l’emprunt d’État français et son équivalent allemand] avec l’Allemagne est toujours un frein", conclut Michel Klopfer, consultant, spécialiste des finances locales, non sans suggérer par ailleurs quelques pistes, dont la révision du mode de comptabilisation de l’amortissement des collectivités.

Un pour tous… et tous pour un

Pour Alexandre Holroyd, une chose reste certaine : avec "70 à 100 milliards d’euros d’investissements annuels" à conduire, "tous les acteurs –  collectivités, le privé et l’État – vont devoir être mis à contribution […]. Financièrement, mais aussi très pratiquement, une politique de transition écologique conduite de façon extrêmement centralisée par un État serait prodigieusement inefficace". Côté pratique, le constat ne semble plus faire débat. Côté finances, il est à craindre qu’en bout de course, le contributeur soit toujours le même, seul changeant le caractère plus ou moins direct de son écot.

 

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