Commande publique - Marchés publics et concessions de services : les élus français amendent les propositions de directives
Suite au livre vert "sur la modernisation de la politique de l'Union européenne en matière de marchés publics" de janvier 2011, la Commission européenne a, on le sait, présenté trois propositions de directives en décembre 2011. Ces propositions, "actuellement soumises à discussion au Parlement européen et au Conseil, risquent de poser de réelles difficultés aux élus locaux, particulièrement en matière de concessions", ont fait savoir d'une seule voix ce 22 mars les associations françaises d'élus locaux réunies sous le drapeau de la Maison européenne des pouvoirs locaux français (MEPLF).
Une "boîte à outils"
Les deux propositions de réformes des marchés publics dans les secteurs spéciaux (E6987) et généraux (E6988) visent essentiellement à alléger les contraintes administratives liées à la conduite de la procédure. Plusieurs pistes ont été proposées.
En premier lieu, il s'agira de clarifier le champ d'application de la passation de marchés publics, notamment par la définition de notions-clés et par l'abolition de la distinction entre services prioritaires et services non prioritaires soumis à un régime allégé. De plus, une "boîte à outils" met à disposition différents modèles de procédure (ouverte ou restreinte, concurrentielle avec négociation, dialogue compétitif, partenariat d'innovation) et des techniques adaptées à la passation électronique de marchés publics.
Deuxièmement, il conviendra de cibler les produits et services nécessaires à l'innovation, l'emploi, la santé publique par le biais de clauses sociales et environnementales.
Un troisième point concerne un meilleur accès des PME aux marchés par la simplification des obligations d'information (passeport européen marchés publics). L'allotissement obligatoire et le paiement direct des sous-traitants seront aussi améliorés.
Des procédures plus concrètes devront êtres mises en place pour éviter les conflits d'intérêts, le favoritisme et la corruption. Ainsi, la création d'un organe unique de contrôle est prévue pour lutter contre la fraude et les conflits d'intérêts. Les organes nationaux de contrôle devront alors coopérer avec l'instance européenne. La définition même des conflits d'intérêts est précisée et concerne les situations dans lesquelles les personnes impliquées dans la passation d'un marché public "ont un intérêt privé direct ou indirect dans le résultat de la procédure de passation de marché qui peut être perçu comme portant atteinte à l'exercice impartial de leurs fonctions".
Concessions... et délégation de service public
La troisième proposition de directive porte sur "l'attribution des contrats de concession" (E6989). Elle définit les concessions comme "des contrats à titre onéreux conclus entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices, dont l'objet est l'acquisition de travaux ou services et où la contrepartie est habituellement le droit d'exploiter les travaux ou services qui font l'objet du contrat", ce qui en droit français équivaudrait à une délégation de service public.
Estimant que les opérateurs économiques sont confrontés à des conditions de concurrence "inéquitables" dues "à l'absence, au niveau de l'Union, de règles claires régissant l'attribution de contrats de concession", la proposition prévoit une coordination minimale des procédures nationales d'attribution concernant ces contrats. Elle propose également d'étendre à ces contrats de services l'obligation de publication à partir d'un seuil de 5 millions d'euros HT, comme c'est déjà le cas pour les contrats de concession de travaux publics. Obligation est faite aux Etats membres d'établir des critères objectifs liés à l'objet de la concession. Il faudra enfin que le risque économique existe pour le concessionnaire.
Des définitions trop restrictives ?
Globalement, les présidents des associations membres de la MEPLF estiment que le volet marchés publics comprend "de nombreuses avancées" : prise en compte facilitée des aspects sociaux et environnementaux, soutien à la participation des PME, renouveau et assouplissement des procédures… Ils se disent en revanche "fermement opposés" à la création d'un organe supplémentaire de contrôle qui serait le "relais de la Commission européenne dans les Etats membres". Ils demandent par ailleurs une meilleure délimitation de la notion de conflit d‘intérêts ainsi qu'une pleine "reconnaissance de la procédure négociée avec publicité et mise en concurrence comme procédure de droit commun". Enfin, ils considèrent que "la codification des accords de coopération entre personnes publiques, qui ne sont ni des marchés, ni des concessions, par définition étrangères au marché intérieur, est hâtive et source de confusion" et soulignent que ces dispositions seraient "inadaptées à l'organisation française de l'intercommunalité, notamment aux transferts de compétences".
Dans sa récente proposition de résolution européenne (n°381), la commission des affaires européennes du Sénat, sous la plume du sénateur Bernard Piras, ne dit guère autre chose : si les sénateurs reconnaissent la clarté des propositions de directives "marchés publics" et, effectivement, une certaine simplification, ils regrettent eux aussi notamment que la proposition de Bruxelles ne fasse "qu'une timide ouverture" en faveur de la procédure négociée avec publicité préalable, "les appels d'offres ouverts ou fermés demeurant la règle". Ils s'opposent également à la définition des "coopérations public-public" ("in house", mutualisation…) qui est proposée, estimant qu'il "serait dangereux de la figer". Enfin, les sénateurs critiquent la réglementation en matière de lutte contre les fraudes et les conflits d'intérêts dont la définition leur apparaît comme extrêmement large. Ils estiment que la capacité de l'autorité délégante à négocier est modifiée "d'une part, par l'encadrement formaliste et disproportionné de la phase de négociation et, d'autre part, par l'obligation de pondération des critères d'attribution". Ils s'étonnent enfin du caractère hybride que pourrait avoir l'organe de contrôle.
Un seuil trop bas
Concernant la proposition de directive "concession de services", la MEPLF estime qu'en l'état, la réforme "risquerait de fragiliser les règles d'attribution des contrats de concession et notamment, en droit interne, les conventions de délégation de service public" : "Les élus locaux rappellent qu'ils mettent en oeuvre depuis de très nombreuses années les principes de transparence et de mise en concurrence du Traité en matière de contrats de concession", écrivent-ils dans leur communiqué.
Sur ce même volet concessions, la commission des affaires européennes du Sénat refuse elle aussi un surplus de réglementation en la matière alors même que la loi Sapin du 29 janvier 1993 qui définit la délégation de service public a été parfaitement intégrée en droit français. Elle estime en outre que le seuil des 5 millions d'euros HT est encore trop bas compte tenu de la nature des concessions. Plus que tout, le Sénat ne voit pas l'intérêt d'une telle législation dans la mesure où elle ne ferait que reprendre celle des marchés publics et n'offrirait aucune spécificité au régime de la concession de services.
Le point de vue des sénateurs, c'est aussi le rapport de la commission des lois, publié le 6 mars 2012 (n°465). Son rapporteur Gaëtan Gorce souligne pour sa part "le lourd impact" des propositions européennes et reprend globalement les mêmes griefs que ceux formulés par la commission des affaires européennes et par la MEPLF : une définition trop restrictive de la coopération public-public, une trop "faible ouverture à la procédure négociée", un encadrement excessif de la délégation de service public, un seuil trop bas pour les concessions de services, le bouleversement de la loi Sapin.
Des "risques d'insécurité juridique"
Sur le volet conflits d'intérêts, le rapport de la commission des lois souligne qu'en droit interne, un contrôle de légalité des actes de la commande publique existe déjà. Le dispositif viendrait s'ajouter aux incriminations pénales déjà en vigueur, ce qui nuirait à l'intelligibilité du droit. Les sénateurs jugent également superfétatoire la création d'un nouvel organe institutionnel chargé de lutter contre la fraude. Surtout, ils ne souhaitent pas que l'on élargisse le champ d'application de l'infraction aux conflits d'intérêts simplement "apparents" ou "indirects", alors que les conflits d'intérêts doivent selon eux être "définis d'une façon objective, claire et proportionnée".
Les élus français - parlementaires et élus locaux - comptent visiblement faire valoir leur position, qui semble en tout cas avoir le mérite d'être quasiment unanime. En tout cas, les présidents des associations membres de la MEPLF, "préoccupés par les risques d'insécurité juridique pesant sur les collectivités locales si les directives étaient adoptées en l'état", ont déjà transmis des amendements aux rapporteurs et parlementaires européens.
L'Apasp et C. M.
Directives "marchés publics" et "concession de services" :
l'avis de Jean-Marc Peyrical, président de l'Apasp
"L'Apasp est plutôt réservée tant sur le projet de directive relative aux concessions de service public que sur celui portant sur les marchés publics.
S'agissant de la première, elle ne paraît pas très utile pour un Etat comme la France où il existe déjà une réglementation très précise pour ce type de contrat via la loi Sapin de 1993.
Par ailleurs, on peut s'interroger sur la plus-value qui serait apportée par ce texte communautaire par rapport à ladite loi. En tant que tel, le projet de directive est plutôt lourd et redondant par rapport à la loi Sapin mais aussi aux directives marchés publics, ce qui ne facilite pas la lecture des textes en cause. Et si le projet de directive prévoit une phase de négociation entre les parties, elle l'encadre davantage que dans la loi Sapin et limite donc la liberté des acteurs en la matière. Maintenant, et à nouveau, cette directive ne bouleverserait pas l'existant, d'où la question de son utilité sauf dans les Etats membres ne disposant d'aucune législation dans ce domaine.
Concernant les projets de directives marchés publics, la Commission européenne n'a manifestement pas tenu compte des observations déposées par l'Etat français mais aussi des associations comme l'Apasp dans le cadre du livre vert publié en janvier 2011. Ainsi, certaines souplesses existantes ont été supprimées, s'agissant par exemple de la distinction services prioritaires / services non prioritaires (même si les services sociaux et culturels devraient faire l'objet d'un traitement spécifique). De même, l'accroissement des procédures négociées n'a été fait que de manière très limitée. De plus, la procédure dite "de concurrence avec négociation" est à la fois détaillée et peu claire pour la collectivité souhaitant la mettre en oeuvre. De même, la codification de la coopération public-public ne paraît pas adaptée à la réalité d'un domaine particulièrement divers et évolutif.
Au travers de ces quelques exemples, les acheteurs publics ont l'impression légitime que les textes à venir ne seront pas des outils de simplification mais de complexification d'un domaine juridique déjà marqué par le sceau de la contrainte et du manque de lisibilité
De plus, et s'agissant notamment des acheteurs locaux, la mise en place d'une autorité nationale chargée du suivi et du contrôle des marchés publics est plutôt mal ressentie, d'autant que cette autorité devrait pouvoir intervenir dans le champ de la détection des cas de fraude, de corruption et de conflit d'intérêts. Ils vivent cela comme un nouveau degré de contrôle et donc une nouvelle atteinte à leur liberté dans un domaine déjà fortement contraint comme celui des marchés publics."
Jean-Marc Peyrical, président de l'Apasp
Références :
- directive E6987 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des services postaux ;
- directive E6988 sur la passation des marchés publics ;
- directive E6989 sur l'attribution des contrats de concession ;
- passeport européen marchés publics ;
- proposition de résolution du Sénat n°381 du 16 février 2012 de Bernard Piras ;
- rapport de la commission des Lois du Sénat n°465 du 6 mars 2012 de Gaëtan Gorce.