Crise de l'ASE : le bébé avec l'eau du bain ?

La diffusion du reportage "Mineurs en danger : enquête sur les scandaleuses défaillances de l'aide sociale à l'enfance" le 19 janvier a donné lieu à de nombreuses réactions de toutes parts. Notamment de la part des départements et du secrétaire d'État en charge de la protection de l'enfance, Adrien Taquet, qui demande aux préfets de s'enquérir des procédures de signalement et de contrôle des établissements mis en place par les conseils départementaux.

Un an après l'affaire des jeunes majeurs de l'aide sociale à l'enfance (voir nos articles ci-dessous), l'ASE est à nouveau plongée dans une crise profonde. La cause en est le long reportage intitulé, sans ambiguïté, "Mineurs en danger : enquête sur les scandaleuses défaillances de l'aide sociale à l'enfance" et diffusé le 19 janvier dans l'émission "Zone interdite" sur M6. Le document est consacré essentiellement aux foyers départementaux de l'enfance (qui accueillent les enfants et adolescents placés en urgence, le plus souvent par la justice, en attendant d'élaborer un projet pour l'enfant et de rechercher une solution plus pérenne) et aux maisons d'enfant à caractère social (MECS), qui assurent des prises en charge sur le moyen ou long terme. Le réalisateur a enquêté durant plusieurs mois dans six départements et n'a pas hésité à travailler en caméra cachée.

Le choc des images

Plus encore que celui de France 3 en début d'année sur les jeunes majeurs, le reportage de M6 abonde en images chocs et en révélations, reprises par l'ensemble des médias et qui ont bouleversé les téléspectateurs – avec de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux –, choqué l'opinion et forcé les élus à réagir. Sur le fond, il est en effet difficile de contester certaines images ou accusations portées dans le reportage.

Dans un long communiqué du 20 janvier, François Sauvadet, le président du conseil départemental de la Côte-d'Or, indique ainsi avoir saisi le procureur de la République de Dijon après la diffusion de l'émission, sur "des faits présumés de prostitution et de présence de stupéfiants" au sein d'une MECS et demandé à l'association gestionnaire de changer le directeur et de prendre des mesures à l'égard de certains personnels. François Sauvadet a également "saisi le procureur de douze cas pour des faits de violence grave survenus à la maison départementale de l'enfance Simone-Veil", qui semblent en l'occurrence être le fait d'enfants placés.

Des méthodes contestées

Sans méconnaître la réalité de certains faits, d'autres départements s'étonnent toutefois des conditions de tournage et de certains éléments rapportés. Le département de la Seine-Saint-Denis conteste ainsi "l'omerta" auquel se serait heurté le réalisateur et affirme avoir fait à la société de production une proposition à laquelle elle n'a pas donné suite. Il conteste également certains éléments du reportage, comme l'absence supposée de diplôme d'une éducatrice ou la déscolarisation de certains enfants. La scène est en effet filmée dans une structure d'accueil d'urgence : "Cela signifie que les enfants n'y restent que sur une courte durée, le temps que l'évaluation de leur situation permette de les orienter vers des lieux d'accueil pérennes, lesquels peuvent alors organiser leur scolarisation."

Même réaction du côté du Vaucluse. Dans un communiqué commun, Maurice Chabert, le président du conseil départemental, et Yves Touchard, directeur du CDEF 84 (centre départemental enfance et famille), estiment la présentation faite par le reportage "à la fois partielle et partiale" et jugent qu'"il est d'ailleurs irresponsable de remettre en cause de cette manière le professionnalisme et l'engagement des équipes du CDEF comme des agents de l'aide sociale à l'enfance, au risque de compliquer plus encore au quotidien un travail déjà très délicat". Les faits de prostitution évoqués dans le reportage ne sont pas contestés en l'état, mais les deux signataires expliquent en détail avoir "signalé systématiquement au procureur ces mises en danger mais aussi mobilisé le service enfants et adultes vulnérables du département et demandé le recours des forces de l'ordre". Un "réseau de proxénétisme de grande ampleur" a d'ailleurs été démantelé en 2018 et "des administrateurs ad hoc ont été désignés et le conseil départemental a favorisé l'éloignement et la mise à l'abri des jeunes filles concernées en toute discrétion, dans leur propre intérêt". Pour sa part, la direction du CDEF 84 indique également avoir déposé une plainte pour diffamation contre un responsable local de la CGT qui témoigne dans le reportage, mais n'appartient pas à l'établissement, "qu'il n'a jamais visité".

"Les départements sont laissés seuls"

S'il est difficile de nier que le reportage est quasi exclusivement à charge, il le serait tout autant de méconnaître l'existence de difficultés bien réelles dans le fonctionnement de l'ASE. Dans un communiqué du 17 janvier – donc peu avant la diffusion de l'émission – l'Assemblée des départements de France (ADF) explique que si les départements qui ont pu visionner le reportage à l'avance "ont été fortement choqués et bouleversés par les témoignages [...] et certaines images insoutenables", "pour autant, ils récusent les méthodes de réalisation employées (caméra cachée notamment), la prétendue omerta des départements et la mise en cause très violente des personnels éducatifs et sociaux".

Mais l'ADF avance surtout des explications. Elle estime que "les départements sont laissés seuls pour prendre en charge les mineurs placés par voie judiciaire". Elle rappelle aussi que les services de l'ASE "sont chaque jour confrontés à des mineurs en détresse psychique, en pertes de repères, aux comportements addictifs et souvent violents qui ébranlent les professionnels, dont l'implication force pourtant le respect" et que "près d'un quart des enfants placés à l'aide sociale à l'enfance présentent des troubles psychiques qui justifient une prise en charge pédopsychiatrique adaptée", pour laquelle il n'existe pas suffisamment de réponses.

Les dépenses de l'ASE sont celles qui progressent le plus rapidement

L'ADF invoque également "la forte augmentation des placements judiciaires à l'ASE, doublée d'une prise en charge croissante des mineurs non accompagnés, [qui] entraîne une saturation des structures, une embolie des services et révèle un manque cruel de réponses en matière de soins adaptés". Le ministère des Solidarités et de la Santé lui donne d'ailleurs raison, à travers la très récente publication, par la Drees (direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques), des chiffres de l'ASE pour 2018 (voir notre article ci-dessous du 18 décembre 2019). Celle-ci montre en effet qu'après avoir augmenté en moyenne de 1,5% par an entre 2006 et 2016, le nombre de prises en charge a bondi de 3,1% en 2017 et à nouveau de 3,1% en 2018.

En termes de dépenses, l'ASE est désormais le poste d'aide sociale des départements qui progresse le plus rapidement – devant le RSA, les personnes âgées et les adultes handicapés –, avec une hausse de 2,1% en 2018, pour atteindre un total de 8,3 milliards d'euros (ce qui montre au passage l'importance de l'engagement des départements en faveur de la protection de l'enfance).

Le retour de l'État se confirme et s'amplifie

Le gouvernement, qui s'est doté il y a un an d'un secrétariat d'État à la protection de l'enfance pour la première fois depuis la décentralisation de l'ASE en 1983 (voir notre article ci-dessous du 25 janvier 2019), ne pouvait pas rester indifférent face aux réactions suscités par le reportage de M6. Dans un communiqué du 19 janvier 2020, Adrien Taquet explique ainsi que les images présentées "témoignent de dysfonctionnements majeurs dans certains départements auxquels sont confiés des enfants au titre de leur responsabilité depuis les lois de décentralisation".

Le secrétaire d'État en charge de la protection de l'enfance rappelle toutefois que "ces situations ne sont pas représentatives de la totalité du secteur de la protection de l'enfance en France, ni de l'engagement des travailleurs sociaux qui, chaque jour, éduquent et soutiennent des enfants souvent en grande détresse". Mais c'est pour ajouter aussitôt que "cela justifie une action volontariste pour mettre fin à des situations qui gâchent des vies et ternissent l'image de toute une profession".

Adrien Taquet indique avoir déjà contacté Dominique Bussereau, le président de l'ADF, et les six présidents des conseils départementaux concernés par le reportage. Et dès à présent, il annonce prendre "les décisions suivantes concernant l'ensemble des départements" : il demande aux préfets "de transmettre une description de la procédure de signalements mise en place par le président du conseil départemental" (la loi faisant obligation à ce dernier d'informer sans délai le préfet de "tout événement survenu dans un établissement ou service qu'il autorise, dès lors qu'il est de nature à compromettre la santé, la sécurité ou le bien-être physique ou moral des personnes accueillies").

Il demande également aux préfets de se rapprocher des présidents de conseils départementaux pour "connaître le plan départemental annuel de contrôle des établissements et lieux d'accueil de l'aide sociale à l'enfance et vérifier qu'il permet de s'assurer que le département remplit ses obligations en matière d'inspection et de contrôle des établissements accueillant des mineurs dans le cadre de l'ASE". À défaut, l'État diligentera des inspections de ses services déconcentrés ou de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas).

"Le secteur de la protection de l'enfance est lassé"

Au-delà de cette réaction immédiate au reportage, Adrien Taquet rappelle aussi les engagements pris dans le cadre de la récente stratégie de prévention et de protection de l'enfance (voir notre article ci-dessous du 15 octobre 2019). Ceux-ci prévoient notamment de définir des normes d'encadrement et d'accompagnement dans les dispositifs et structures de l'ASE. Le secrétaire d'État rappelle également les travaux en cours de la Haute Autorité de santé (HAS) "pour faire évoluer le dispositif d'évaluation interne et externe des établissements sociaux". Mais ceux-ci tardent à se concrétiser depuis l'absorption de l'Anesm (Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médicosociaux) par la HAS.

Mais que ce soit sur les réponses immédiates après le reportage de M6 ou sur le moyen et long terme, il est clair que l'État a engagé une reprise en main de l'aide sociale à l'enfance, sans pour autant envisager une recentralisation de cette compétence. Cette reprise en main ne date pas du reportage, ni même de la crise des jeunes majeurs du début de l'an dernier (qui a débouché sur le lancement, avec l'ADF, de la stratégie de prévention et de protection de l'enfance). Elle remonte en fait à la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfance, qui signait déjà clairement le retour de l'État dans ce champ de compétence des départements.

Au final, c'est sans doute la conclusion du communiqué de la Seine-Saint-Denis qui résume le mieux, et de la façon la plus équilibrée, le sentiment de l'immense majorité des acteurs de l'ASE face à l'accélération des événements : "Le secteur de la protection de l'enfance est lassé de constater n'être trop souvent traité médiatiquement qu'à l'aune de dysfonctionnements, qu'il ne faut pas minimiser et qu'il faut affronter, mais qui ne reflètent pas la réalité de ses nombreuses réussites."

 

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