Interview - Alain Lambert : "L'Etat est désormais contraint au dialogue sur les normes"
Localtis : La Commission consultative d'évaluation des normes (CCEN) cédera sa place cet été au Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) créé par une loi du 17 octobre 2013. Quel bilan tirez-vous de cette commission dont vous assurez la présidence depuis sa création ?
Alain Lambert : Grâce à la CCEN, les collectivités territoriales ont noué, pour la première fois, un dialogue direct avec les administrations centrales. Les élus locaux ont donc aujourd'hui une idée plus précise de leur mode de raisonnement et des buts qu'elles poursuivent. Nous savons désormais qu'elles sont déconnectées de la réalité du terrain.
Les représentants de l'Etat ont-ils écouté les avis émis par la CCEN, notamment lorsqu'ils étaient négatifs ?
J'ai systématiquement usé de mon pouvoir de reporter d'un mois l'examen final d'un projet de texte en cas de difficultés. Je l'ai fait pour obliger les administrations centrales à entrer en dialogue avec les représentants des collectivités territoriales. Après un mois d'échanges, nous sommes parvenus à une rédaction consensuelle des textes, dans environ 80% des cas. Lorsqu'en dépit de ce dialogue, la CCEN n'a pas obtenu d'avancées, elle a émis un avis défavorable. Elle l'a fait à trente-quatre reprises en cinq ans, sur un total de quelque mille avis. Dans ces cas-là, il appartenait au Premier ministre de trancher en dernier ressort. Dans les trois quarts des cas, il nous a donné raison et les textes n'ont pas été publiés. Dans un quart des cas, il a passé outre notre avis.
Qu'est-ce qui va changer avec le Conseil national d'évaluation des normes ?
La CCEN aura été une sorte d'expérimentation. Les administrations pouvaient espérer que l'instance ne survivrait pas. Après cinq années, le Parlement a au contraire exprimé sa volonté de renforcer ses pouvoirs. Le nouveau Conseil pourra par exemple être saisi par le Parlement ou s'autosaisir. Certes, la CCEN l'a déjà fait, mais sans support juridique. Or, cette faculté est très importante. En effet, au terme d'une étude d'impact incomplète, les administrations centrales peuvent conclure pour certains textes qu'il n'y a pas lieu de consulter la CCEN. Souvent, nous pensons le contraire, en raison de l'impact financier sur les collectivités. En plus, le Conseil national d'évaluation des normes aura compétence, non seulement sur le flux des textes, mais aussi sur le stock. Sur les normes actuellement en vigueur, il pourra proposer des modifications, voire des abrogations, dans l'objectif de simplification.
Comment envisagez-vous votre nouveau rôle de médiateur des normes applicables aux collectivités territoriales ?
La mission est en lien direct avec la CCEN et le futur CNEN. Les deux institutions sont totalement complémentaires. La CCEN est saisie "d'en haut" de textes dont elle doit anticiper les difficultés susceptibles de surgir en termes financiers, lors de leur mise en œuvre. Quant au médiateur, il sera saisi "d'en bas" des difficultés d'application rencontrées par les acteurs de terrain et il les fera remonter jusqu'aux administrations centrales, afin que des solutions amiables soient trouvées. Ce sont donc deux processus interactifs qui doivent se compléter pour lever les difficultés qui pourrissent la vie des élus. J'ai beaucoup insisté pour que cette nouvelle fonction soit créée, elle sera le match retour de la mauvaise production normative. En s'appuyant sur les saisines des collectivités territoriales, le médiateur et président de la CCEN sera légitime pour pointer les problèmes pratiques d'application. Jusqu'à présent, nous nous fondions sur de simples présomptions.
Il existe aujourd'hui tout un arsenal pour lutter contre les normes coûteuses, surabondantes et inutiles : gel des normes, CNEN, médiateur... Va-t-on obtenir enfin des résultats ?
Les administrations centrales n'obéissent qu'à elles-mêmes et à personne d'autre. C'est donc salutaire que le Parlement ait interposé le CNEN et que le Premier ministre ait institué le médiateur. Les deux initiatives concourent à protéger les collectivités territoriales. Les prescripteurs de normes ne pourront plus passer en force. Ils devront démontrer pourquoi le caractère obligatoire de la norme est indispensable. Des alternatives existent, comme la norme d'application volontaire, la charte, ou le guide de bonnes pratiques, etc. Les administrations centrales devront aussi prendre en compte les difficultés pratiques soulevées par leurs textes. Enfin, elles seront contraintes à ne plus rédiger dans le menu détail les modalités d'application d'une norme en ignorant délibérément la diversité des territoires.
Dans le texte sur la décentralisation qu'il présentera en avril, le gouvernement pourrait donner la possibilité aux régions d'adapter les normes réglementaires, sous certaines conditions. Cela va-t-il dans le bon sens ?
Le droit du 21e siècle ne pourra pas demeurer celui actuel, c'est-à-dire un droit tatillon, compliqué, coûteux et source de lenteurs. Par exemple, la Direction générale de la cohésion sociale s'autorise à "normer" la décoration d'une salle de rencontre entre parents et enfants en difficulté ! C'est insensé. Je suis cependant réservé sur l'instauration d'un droit réglementaire local. Proposons d'abord aux acteurs locaux de rédiger eux-mêmes les propositions de normes réglementaires relevant de leurs compétences, avant qu'elles ne soient validées par le pouvoir central. Ce serait déjà un immense progrès. Pour avancer vite en ce domaine, les régions et départements devraient organiser un réseau de leurs services juridiques, lesquels pourraient rédiger les propositions et les assortir de mesures simples d'application forgées par l'expérience de terrain. Ce droit nouveau, de nature contractuelle, entre les administrations centrales et locales, resterait inspiré des orientations stratégiques nationales. Mais ses modalités d'application seraient conçues localement pour répondre aux situations réelles et concrètes du terrain. J'aime à comparer le "management" de la production normative à celui des ressources humaines. On aurait intérêt à s'inspirer de ses évolutions. Les démarches dites "top down" ne fonctionnent plus. Celles dites "bottom up" sont en plein essor. C'est en mobilisant à la base, et non en pilotant du haut qu'on parvient à la plus grande efficacité.
Sur quelles normes le CNEN devra-t-il se pencher en priorité ?
Le social est un domaine où l'incompréhension, déjà grande, s'aggrave tous les jours. De manière injustifiée, les administrations centrales continuent à réglementer là où les compétences ont été transférées. Autre dossier urgent : la RT 2012 et ses 1.377 pages ! On ne sait plus quelles règles s'appliquent. La réglementation thermique est tellement confuse et prolixe que son principal effet, pour l'instant, est l'effondrement de la production de logements. Il faut d'urgence remettre l'ouvrage sur le métier [Ndlr : à ce sujet, voir ci-contre notre article du 18 mars].
Avec Martin Malvy, vous remettrez fin avril au président de la République un rapport sur la maîtrise des dépenses publiques locales, qu'il vous a commandé. Le quotidien Les Echos croyait savoir au mois de décembre que vous proposerez "la stabilisation en valeur des dépenses collectives (de l'Etat, sociale et locale)". Confirmez-vous l'information ?
Cette proposition ne figure pas, comme vous venez de la formuler, dans la note d'étape que nous avons remise au président de la République. Je doute en plus qu'elle soit réalisable, notamment pour la Sécurité sociale. Ne pas dépenser un euro de plus, d'une année sur l'autre, supposerait de faire beaucoup plus d'efforts sur les pensions de retraites, les dépenses d'Assurance maladie et toutes les prestations sociales. Pour les régions et les départements, la norme "zéro valeur" supposerait qu'aucune dépense ne leur soit plus imposée ni par l'Etat ni par d'autres administrations. Notre mission consiste plutôt à montrer que ceux qui décident de la dépense ne sont pas forcément ceux qui la paient. Et que pour freiner la dynamique de cette dépense, il faut d'abord instaurer un principe du "prescripteur-payeur". Il s'agit d'imputer la dépense à ses véritables auteurs. Par exemple, s'agissant de la progression de la masse salariale des collectivités territoriales, on ne sait pas bien ce qui est imputable aux embauches relevant de leur décision et des mesures gouvernementales.
La Cour des comptes a évalué récemment qu'en 2012, l'augmentation de la masse salariale des collectivités était due pour 40% à des mesures législatives et réglementaires prises au plan national…
Ce ratio ne peut pas être le même pour tous les échelons territoriaux. Il s'agit probablement d'une moyenne. Ce qui n'est pas très parlant. C'est pourquoi, nous pourrions proposer avec Martin Malvy - mais rien n'est encore arrêté - que l'on cesse de traiter les questions relevant des collectivités de manière aussi globale qu'on le fait aujourd'hui, c'est-à-dire tous échelons confondus. Cela n'a guère de sens. Les quelque 40.000 collectivités territoriales et EPCI à fiscalité propre sont d'une très grande hétérogénéité. Leurs intérêts et leurs contraintes ne sont pas les mêmes. L'Etat aurait en particulier intérêt à avoir un dialogue individualisé avec les départements et les régions, dont le nombre total est inférieur à 130.
La transposition en cours des directives marchés publics apportera-t-elle selon vous des simplifications à la commande publique ?
Le droit des marchés publics est avant tout fondé sur la méfiance : il a donc peu de chances de produire de bons effets. Bien au contraire. De plus, on lui fixe deux objectifs très différents : la lutte contre la corruption et l'égalité des chances entre les candidats. Ce droit pointilliste conduit à arbitrer en faveur des achats les plus coûteux dans le seul but d'éviter tout risque pénal. Les nouvelles directives européennes vont plutôt dans le bons sens. Mais, à présent, il appartient au gouvernement de les transposer en droit français. Il tient là une belle occasion de simplification. On verra si les ministres auront la volonté et l'autorité pour l'imposer. Je n'y crois guère. Il me semble que l'administration de Bercy n'a pas envie d'alléger les règles des marchés publics. C'est dommage, car une économie de 2 à 3% sur la commande publique représente pas moins de 2 à 3 milliards d'euros. Je suis moins optimiste pour la simplification des marchés publics que pour la lutte contre les normes superflues et coûteuses. Sur ce dernier point, le président de la République et le Premier ministre ont une réelle et forte volonté d'avancer.