Zéro artificialisation nette : les collectivités doivent se faire davantage interventionnistes
Le groupe Scet a récemment publié un livre blanc consacré à "l’objectif ZAN", qui prône le "réarmement" de l’intervention publique en matière d’aménagement urbain. Dans un entretien accordé à Localtis, deux de ses auteurs – Arnaud Le Lan, directeur territorial Hauts-de-France à la Scet, et Timothée Hubscher, directeur des opérations au sein de Citadia – soulignent l’urgence pour les collectivités à bien définir leurs priorités en fonction de leur territoire – attention au "tout logement" ! –, et plus largement à se faire davantage interventionnistes, en passant d’un rôle de "subventionneur" à celui "d’investisseur stratégique".
Localtis : La loi Climat et Résilience n’a guère brillé par ses études d’impact. Dans le livre blanc que vous venez de publier, vous estimez l’impact à court terme du zéro artificialisation nette (ZAN) sur le produit intérieur brut de la construction à près de 30 milliards d’euros. Soit 1,5 à 2% de croissance qui ferait chaque année défaut au pays. Comment expliquez-vous une telle "facture" ?
Arnaud Le Lan et Timothée Hubscher : Les facteurs sont multiples. La politique du zéro artificialisation nette, en limitant drastiquement l’extension urbaine, va mécaniquement réduire le foncier disponible, et contribuer à une plus grande pression foncière qui va, dans certains territoires, se traduire par une envolée des prix. Des opérateurs anticipent cette rareté foncière et l’on constate déjà des stratégies de captation/rétention spéculatives dans les villes que nous accompagnons. S’y ajoutent les surcoûts techniques des opérations de recyclage urbain, du fait des opérations de déconstruction, de dépollution, de travaux en milieu contraint, etc. En outre, ces opérations participent à l’allongement des temps de réalisation des opérations, ce qui limitera aussi mécaniquement le rythme de développement des aires urbaines. Ces différents mécanismes interviennent dans un marché de la construction déjà en crise, du fait de la très forte hausse des matériaux et de l’énergie, de la hausse du coût et des difficultés d’accès au crédit, sans compter les impacts du covid, avec l’essor du télétravail et la baisse des surfaces occupées. Autant d’éléments qui font que la demande se contracte. Nous pensons que le PIB de la construction, qui s’élève aujourd’hui à 280 milliards d’euros, pourrait chuter en conséquence de 40% dans les prochaines années. Nous estimons les effets, directs et indirects, du ZAN au maximum à un quart de cette régression, soit potentiellement 28 milliards d’euros.
Cette récession paraît d’autant plus inquiétante que vous soulignez dans votre livre blanc l’ampleur des besoins.
Ils sont effectivement colossaux. On estime à 7,8 millions le nombre de logements à mettre sur le marché entre 2020 et 2050. Sur un rythme annuel oscillant entre 350.000 et 400.000 d’ici 2035, puis autour de 250.000 entre 2035 et 2050. L’habitat a tendance à focaliser l’attention des élus, et c’est bien compréhensible. Outre l’objectif de la résorption du mal-logement, l’arrivée de nouveaux habitants permet de faire vivre les commerces, de maintenir les classes, etc. Pour autant, il ne faut pas non plus perdre de vue l’importance du développement économique, dont le renouvellement urbain demande davantage de temps que celui du logement. 28% des parcs d’activité sont aujourd’hui saturés, 41% le seront d’ici 2025 et 93% devraient l’être d’ici 2030, ce qui ne constitue que la première étape du ZAN ! Près de deux tiers des territoires refuseraient des projets d’implantation faute de disponibilité foncière, et subissent des départs d’entreprises faute de place supplémentaire pour les conserver. Le véritable enjeu aujourd’hui pour les élus est donc de bien définir leurs priorités, en fonction de leur territoire. Et il y a urgence à le faire, car le temps que les documents d’urbanisme produisent leurs effets, il sera pour certains territoires déjà trop tard ! On a assisté en 2021 – et le cru 2022 sera vraisemblablement du même tonneau – à une augmentation majeure de l’artificialisation des terres, dans un mouvement de sauve-qui-peut généralisé. Le risque est grand que ces projets acceptés aujourd’hui n’obèrent la réalisation d’autres projets, parfois plus longs à mettre en œuvre, mais pas moins cruciaux pour la collectivité.
Les logements vacants et l’existence de friches ne constituent-ils pas des motifs d’espoir ?
En théorie, la moitié des besoins de logement pourrait effectivement être couverte par les logements vacants. Mais la réalité est tout autre. De manière générale, c’est l’une des failles du ZAN, qui tend à présenter les choses sous la forme d’une équation mathématique alors qu’il y a des hommes et des territoires derrière, qui ne sauraient se résumer à des chiffres. Les besoins en logement se concentreront essentiellement dans les métropoles ces 30 prochaines années, alors que 60% de la vacance se situe dans les unités urbaines de moins de 100.000 habitants. Au-delà, la vraie question des logements vacants, c’est le coût de leur réhabilitation. Aujourd’hui, il est, dans certains territoires ruraux, plus important que le prix du logement réhabilité ! Ce qui rend cet enjeu de la remise sur le marché complexe mais néanmoins majeur. Il faut également observer que dans les territoires ruraux, un certain nombre de bourgs sont surdensifiés, et il est vain de croire que l’on attirera des citadins en leur offrant les mêmes inconvénients qu’en ville, sans les avantages ! – habiter dans des appartements sans extérieurs. Pour rendre ces bourgs attrayants, des opérations de curetage sont nécessaires, pour retrouver des extérieurs – il faut garder en tête que l’écrasante majorité des Français aspire encore aujourd’hui à l’habitat individuel. Tout cela à un coût et la loi n’apporte à ce jour aucun outil, aucun moyen pour réinvestir ces logements. C’est là encore un défaut intrinsèque de cette loi, qui crée beaucoup de contraintes, mais n’offre que trop peu de moyens pour accompagner les territoires et leurs élus.
Des programmes comme Action cœur de ville n’apportent-ils pas des réponses ?
C’est effectivement un bon programme dont le premier bilan établi par la Cour des comptes est positif. Mais la taille des villes retenues est assez grande – plus de 20.000 habitants ; ce sera un autre challenge avec celles du dispositif Petites villes de demain avec des équilibres financiers plus complexes à trouver et peu d’opérateurs pour porter ces projets, surtout pour celles qui ne peuvent compter sur le tourisme. Le fonds friches a également permis de débloquer des dossiers. Mais il faut garder en tête que les friches qui en ont bénéficié étaient les plus faciles à traiter, en tout cas celles où des projets avaient déjà été esquissés mais qui pour des raisons économiques n’arrivaient pas à sortir. Elles ont pour autant mobilisé beaucoup d’argent public, indispensable pour équilibrer les opérations. Ce qui montre l’ampleur du challenge qui se dresse devant nous.
Quels outils font aujourd’hui principalement défaut selon vous
L’un des outils majeurs – qui constitue un impensé de cette loi –, c’est bien évidemment la fiscalité. Tant que l’on ne rééquilibrera pas le coût de la construction en renouvellement avec celui de la construction en extension, on n’y arrivera pas. Tant que le dispositif Pinel permettra de défiscaliser la construction sur des terres non artificialisées, tant que l’on ne financera pas la compensation, on n’y arrivera pas. Des solutions existent pourtant : on pourrait très bien imaginer qu’une hausse de la taxe d’aménagement sur les constructions en extension vienne participer au financement de la compensation. Cela aurait pu constituer un frein assez direct au mouvement d’artificialisation évoqué précédemment. À la place, on assiste à son emballement.
L’outil fiscal n’étant pas à la main des collectivités, ces dernières sont-elles condamnées à subir ?
Bien au contraire. Le pire serait que la peur du vide conduise les élus à l’immobilisme, alors que, répétons-le, il y a urgence à ce qu’ils saisissent le problème à bras-le-corps. Nous sommes convaincus que les collectivités doivent se faire plus interventionnistes, en passant d’une logique de subvention – qui ne répond qu’à une vision court-termiste, voire pointilliste – à une logique d’investissement. Cela fait longtemps qu’en matière d’aménagement urbain, on cherche à savoir comment les collectivités pourraient bénéficier des aménagements qu’elles ont créés. Aujourd’hui, dans la grande majorité des cas, une collectivité achète du foncier, l’équipe et le revend à un prix faible, en se privant ainsi de pouvoir réintervenir dessus, sauf à le racheter, à des prix cette fois bien plus élevés, pour y réinvestir… en commençant par la déconstruction coûteuse des bâtiments anciens. Cette politique est grande consommatrice d’argent public, et bénéficie en bout de chaîne au privé. Nous préconisons de changer de modèle, en dissociant le foncier du bâti. Les outils existent – bail emphytéotique, baux à construction ou réhabilitation, etc. Ils permettent aux collectivités de capter une partie de la valeur créée, de conserver une capacité d’organiser le recyclage urbain, et de soustraire le foncier à une logique spéculative. Pour les aménageurs, cela suppose une rentabilité sur la partie exploitation seulement, et plus sur la plus-value foncière. C’est un changement de paradigme, mais il nous paraît inévitable, en permettant notamment de répondre à la véritable question qu’il faut se poser : quelle ville veut-on produire ?