Aménagement numérique - Très haut débit : les collectivités aux avant-postes
"Le repositionnement des collectivités territoriales au cœur de l'aménagement numérique nous donne le sentiment d'avoir été entendus", résume un responsable territorial engagé sur le déploiement des réseaux d'initiative publique (RIP) commentant le projet de feuille de route gouvernementale "Pour une stratégie nationale de déploiement du très haut débit" qu'il vient de recevoir pour consultation. Plus circonspect, un expert pointe au contraire "les imprécisions de l'accompagnement financier" et le traitement "attentiste" d'éléments essentiels tels que l'extinction du cuivre... Ce texte porté par la mission très haut débit, sous la direction d'Antoine Darodes, suscite inévitablement des réactions contrastées. Mais aussi le sentiment qu'après plusieurs mois de remise à plat, le projet a enfin pris consistance.
Le document, d'une vingtaine de pages (1), réaffirme la généralisation du déploiement de la fibre, seule solution "capable de répondre à une augmentation continue des besoins en débit". Restent à déterminer les voies à suivre et les ressources à mobiliser dans un délai relativement court. C'est précisément l'enjeu et l'objectif de cette feuille de route. Le gouvernement a renoncé aux grands regroupements supra-régionaux. Il laisse désormais une entière liberté de choix aux collectivités territoriales qui voient leurs compétences renforcées sur la planification et le pilotage du déploiement. Autre nouveauté : l'Etat s'engage dans un pilotage plus affirmé. Il va investir "sur la cohérence, l'efficacité et la pérennité des projets" en coordonnant les initiatives privées et publiques. Les intentions d'investissement du privé seront mieux encadrées et les collectivités locales seront accompagnées sur l'harmonisation des projets afin de réduire les risques techniques et commerciaux.
Collectivités locales : reconnaissance et liberté de choix
La responsabilité des collectivités territoriales sur la planification locale et sur la mise en œuvre du très haut débit - en dehors des zones de déploiement par les opérateurs privés - est confirmée.
Les schémas directeurs territoriaux d'aménagement numérique (SDTAN) deviennent "la pierre angulaire" de la planification en assurant la mise en cohérence et le suivi des déploiements, y compris ceux du privé. Ils sont élaborés, discutés et mis à jour de façon récurrente au sein d'une nouvelle instance, le "comité local d'aménagement numérique" (CLAN) qui rassemble les collectivités territoriales engagées sur un projet commun. Cette nouvelle structure aura-t-elle vocation à remplacer les comités de pilotage des SDTAN existants ? Les rédacteurs ont, semble-t-il, surtout souhaité préciser le rôle et les fonctions "pérennes" de l'organe chargé de la préparation et du portage de la version "améliorée" des schémas.
Par ailleurs des "conventions de programmation et de suivi des déploiements" (CPSD) sont conclues entre l'Etat, les collectivités territoriales et les opérateurs. Elles formalisent les engagements d'investissement et le calendrier de déploiement des opérateurs ainsi que les mesures de soutien portées par les collectivités territoriales : guichet unique dédié aux travaux sur le domaine public, mise à disposition de fourreaux, communication avec les syndics…
Dans ce "ménage à trois", l'Etat reste l'arbitre, via les préfets. Il peut demander des "précisions" à une collectivité pour "défaut de mobilisation" envers l'opérateur et se charge de caractériser les manquements de l'initiative privée. En cas de défaillance d'un opérateur, le CLAN est saisi par le préfet, afin de prendre la main et déployer "dans les meilleurs délais" les réseaux dans la zone concernée. En principe, l'Etat assume financièrement les conséquences du défaut de l'opérateur privé, mais dans des conditions qui restent encore à préciser. Il apporte également un soutien opérationnel et technique aux projets des collectivités, notamment en facilitant l'harmonisation et l'industrialisation des dispositifs : mise à disposition de modèles de déploiement, interfaces de commercialisation, boîte à outils méthodologiques, bonnes pratiques….
Subventions et prêts bonifiés
Le schéma de financement annoncé est plutôt ambitieux. Sur l'estimation de 4 milliards d'euros d'investissement à réaliser par les collectivités durant la période 2013-2017, et dans les projections actuelles, l'Etat subventionnerait près de la moitié des besoins, "ce qui va bien au delà des dispositions de la version du plan national précédent", constate un observateur. Après consommation de l'enveloppe encore disponible du Fonds pour la société numérique (635 millions d'euros), un fonds de subventionnement "pérenne" prendrait le relais à partir de 2014. Pour compléter leurs besoins de financement, les collectivités territoriales auraient accès aux prêts sur fonds d'épargne de la Caisse des Dépôts. L'objectif cible des initiatives publiques étant d'apporter le très haut débit à 2 millions de foyers en 2015 et à près de 7 millions en 2017.
Certains experts s'inquiètent toutefois de l'absence de précisions sur les futurs mécanismes de financement. A un moment de restriction budgétaire, le doute sur les capacités de l'Etat à mobiliser les fonds nécessaires est en effet permis. Ils s'interrogent aussi sur le niveau d'endettement supplémentaire des collectivités territoriales qui vont devoir emprunter, certes à des taux adaptés, mais sans véritable garantie de recettes en retour. Une zone de risque dont il convient de tenir compte et à traiter, si possible, de manière anticipée.
Péréquation : un effort sur les territoires défavorisés
La performance dépendra aussi de la capacité redistributrice des aides afin de réduire les inégalités de charges entre territoires. "Plus le coût de la prise est élevé, plus les aides devront compenser", rappelle un directeur d'agence numérique départementale.
Les pistes de travail semblent bien s'orienter dans cette direction. Le futur fonds national de péréquation appliquera "un barème progressif de soutien" et relèvera "sensiblement" les plafonds d'aide actuels. Des solutions complémentaires sont envisagées dans les cas extrêmes. La mission étudie la prise en charge "au moins partielle", par le service universel, des déploiements les plus onéreux, examine les aides complémentaires destinées aux collectivités territoriales chargées d'une part importante des déploiements. De plus, le soutien financier prévu pour le déploiement des réseaux de collecte "profitera surtout aux territoires les plus ruraux et les plus enclavés".
Des incitations seront également ciblées sur d'autres éléments spécifiques de la politique nationale : le fibrage des points hauts, les réseaux de desserte jusqu'à l'usager, le raccordement des zones d'activité et des services publics, le fibrage réalisé dans le cadre d'opérations de montée en débit, les solutions satellitaires, sans oublier les projets de grande envergure - de taille supra-départementale - bénéficiaires d'une "prime à la taille"…
Des interrogations sur le risque financier et sur la gouvernance
Le projet suscite aussi quelques interrogations de fond, susceptibles d'alimenter et d'animer la phase de concertation en cours :
- L'extinction du cuivre demeure la question centrale du modèle de déploiement. Le risque est bien identifié par les rédacteurs, qui en soulignent les dangers : "Il n'est pas économiquement pertinent, en particulier dans les zones les moins densément peuplées, de maintenir durablement deux réseaux de communication". Mais les décisions seraient différées en attendant les résultats de l'expérimentation menée à Palaiseau par France Télécom-Orange. Ce qui donne lieu à plusieurs remarques : le modèle d'extinction français repose-t-il aujourd'hui sur cette unique expérimentation ? Quid de la rente du cuivre et de son éventuelle taxation ? Cette voie avait certes été écartée, bien qu'elle représentait un mécanisme vertueux et progressif susceptible de financer une partie - certes minime - du déploiement de la fibre et applicable rapidement.
- Les perspectives de commercialisation des RIP auprès des opérateurs, surtout en milieu rural, restent l'inconnue. L'Etat envisage bien de mettre en œuvre des dispositifs d'harmonisation destinés à effacer les obstacles techniques, économiques et de tarification susceptibles de freiner la commercialisation des réseaux. Mais en attendant que la question du cuivre soit traitée, les incertitudes sur les intentions des opérateurs subsistent. Quelques responsables recherchent bien des solutions acceptables de gestion du risque (2) mais sans un traitement national, il sera plus difficile d'éviter les accidents.
- Aucune précision n'est donnée sur la préparation éventuelle d'un projet de loi qui accompagnerait la sortie de la feuille de route.
- La gouvernance du Plan demeure assez floue. La transformation de la mission en "structure nationale de pilotage" est bien évoquée, ainsi que les compétences d'une telle structure, mais ni la forme institutionnelle, ni les acteurs associés ne sont précisés. La complexité du dispositif de déploiement suggère pourtant la création d'un comité de pilotage national auquel les collectivités territoriales pourraient être directement associées.
La mission très haut débit a demandé aux destinataires du texte de transmettre leurs remarques, suggestions et propositions dès la fin de la semaine prochaine - autrement dit d'ici le 1er mars -, avant une ultime réunion de concertation. Comme tout document d'intention, les annonces doivent être prises avec une certaine précaution. Mais les principes et le cadre général sont assez unanimement consensuels. Reste l'étape décisive de la concrétisation qui devra confirmer les intentions affichées et préciser les points encore obscurs ou mal définis.
(1) Il comprend aussi une annexe "Etat des lieux" qui présente une synthèse des technologies, de la réglementation applicable aux réseaux (Europe, France), des débits disponibles et des déploiements Fttx ainsi que l'essentiel du programme national THD initial.
(2) La région Bretagne et les départements qui la composent ont décidé ensemble de mutualiser la gestion du risque commercial pris par les futurs RIP déployés sur le territoire.