Prise en charge médicale en Ehpad : la Cour des comptes plaide pour un nouveau modèle
Dans un nouveau rapport sur les Ehpad, la Cour des comptes considère que malgré des dépenses importantes, la prise en charge médicale reste insuffisante, notamment face aux maladies neurodégénératives. En cause, le manque de personnel médical, trop peu de prévention, un système en trois sections (soins, dépendance, hébergement) désormais inadapté, le manque de filières territoriales structurées.
La Cour des comptes publie un rapport consacré à "La prise en charge médicale des personnes âgées en Ehpad : un nouveau modèle à construire". Ce rapport a été rédigé à la demande la commission des affaires sociales du Sénat. Pierre Moscovici, le premier président de la Cour, en a présenté les conclusions le 23 février, devant les sénateurs membres de la commission. La saisine par la présidente de la commission des affaires sociales du Sénat remonte à un courrier du 12 janvier 2021, donc bien avant l'affaire Orpéa. Sa publication va toutefois alimenter les travaux de la mission d'information de la commission sur les Ehpad, qui dispose désormais, depuis le 8 février, des prérogatives d'une commission d'enquête après l'éclatement de l'affaire, tandis que, de son côté, l'Assemblée nationale s'en tient toujours, pour l'instant, à une mission d'information sur le sujet.
Une dépense en hausse de 30% en dix ans, mais des résidents de plus en plus fragiles
Sur le fond, le rapport de la Cour des comptes présente de nombreuses similitudes – pour ne pas dire plus – avec le chapitre du rapport public 2022 de la Cour, rédigé en parallèle et consacré aux "personnes âgées hébergées dans les Ehpad" (voir notre article du 16 février 2022). Dans les deux cas, le travail de la Cour s'appuie, d'une part, sur les contrôles réalisés par les chambres régionales des comptes dans 57 Ehpad en métropole et à La Réunion, tous statuts juridiques confondus (dont 19 structures privées à but lucratif), et, d'autre part, sur "une approche plus systémique de la prise en charge médicale des résidents en Ehpad, avec l'examen des politiques et des actions menées par les pouvoirs publics au niveau national et par les autorités de tutelle des Ehpad (agences régionales de santé et conseils départementaux), à partir d'un échantillon de cinq régions (Auvergne-Rhône-Alpes, Grand Est, Hauts-de-France, Nouvelle-Aquitaine et Occitanie) et cinq départements (Bas-Rhin, Drôme, Haute-Garonne, Gironde, Meurthe-et-Moselle)".
Le rapport pointe l'écart entre une dépense publique consacrée aux soins et à la dépendance en Ehpad qui a progressé de 30% entre 2011 et 2019 (soit trois fois plus vite que le PIB) mais qui, pour autant, "ne permet pas de répondre aux besoins d'une population de plus en plus fragile" (57% de résidents souffrant d'une maladie neuro-dégénérative en 2019, contre 42% en 2015). La dépense en question s'élève à 11,24 milliards d'euros en 2019, auxquels s'ajoutent des dépenses de soins dispensés aux résidents et financées par l'assurance maladie, estimées pour 2018 à 1,34 milliard pour les soins de ville et à 1,02 milliard pour les hospitalisations et urgences.
Un manque de personnel soignant, notamment médical
La Cour des comptes met en avant quatre facteurs susceptibles d'expliquer cette situation. Le premier tient au manque de personnel soignant qualifié, même si "le ratio des effectifs par résident a progressé ces dernières années" (avec par exemple un passage de 59 à 63 ETP pour 100 résidents entre 2011 et 2015, dont une hausse de 17 à 20 ETP pour les aides soignantes et 5 à 6 ETP pour les infirmières). Le manque est particulièrement criant en matière de médecins, puisque "dans la moitié des Ehpad, soit il n'y a pas de médecin coordonnateur, soit le nombre d'heures effectuées est insuffisant". Le phénomène est d'autant plus pénalisant que, par ailleurs, le nombre de consultations de médecins généralistes (médecins traitants) dans les Ehpad, pris en charge par l'assurance maladie, est en diminution et que le phénomène risque de s'aggraver sous l'effet de la démographie médicale.
De même, et malgré des mesures récentes visant la présence systématique d'une infirmière de nuit, la permanence infirmière apparaît également trop peu développée. Il en est de même pour les infirmiers coordonnateurs, qui jouent un rôle essentiel mais dont les fonctions "ne sont pas définies règlementairement, pas plus que n'est prévu un ratio minimum d'encadrement". Enfin, la prise en charge médicale en Ehpad souffre aussi "du trop faible niveau d'intervention des ergothérapeutes, des psychomotriciens et des psychologues, pourtant essentiels pour les résidents atteints de troubles cognitifs". S'ajoutent à cette situation les conséquences de la faible attractivité de la filière (du moins jusqu'aux récents revalorisations du Ségur de la santé).
Une place insuffisante pour la prévention
Un autre facteur explicatif réside dans la qualité encore insuffisante des actions de prévention et des démarches qualité, même s'il existe des programmes en matière d'hygiène, de santé bucco-dentaire, de dépression ou de risque suicidaire. La surconsommation médicamenteuse (et notamment celle de psychotropes destinés aux personnes atteintes de troubles cognitifs et psychiques) demeure également un point faible. De la même façon, les activités d'animation, qui contribuent à la prévention de la perte d'autonomie, est "inégale et globalement insuffisante", même si le rapport reconnaît que "certains Ehpad ont développé en la matière des politiques remarquables".
Enfin, les outils de mobilisation et de participation introduits par la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médicosociale, comme le projet d'établissement ou la participation des résidents et de leurs familles au conseil de la vie sociale (CVS), restent "insuffisamment développés" ou, lorsqu'il existent (cas du projet d'établissement, qui est obligatoire), ne sont pas remis à jour régulièrement.
Un modèle de tarification dépassé et des Ehpad trop isolés
Le troisième facteur explicatif relevé par la Cour des comptes tient à "des modalités de tarification et de contractualisation qui atteignent désormais leurs limites". Le rapport juge notamment nécessaire de simplifier le système actuel reposant sur trois sections (soins, dépendance, hébergement) et sur la quasi automaticité des calculs des dotations à partir d'équations tarifaires. Il plaide notamment pour un regroupement des sections soins et dépendance, dont la dichotomie est "de moins en moins justifiée". Cette section unifiée serait placée sous l'égide d'un responsable unique, "qui pourrait être l'agence régionale de santé (ARS)". La Cour demande également d'aller vers une convergence dans la détermination des GIR (groupes iso-ressources permettant de classer le niveau de dépendance et de déterminer les tarifs), qui diffèrent actuellement selon les départements. A l'inverse, il conviendrait de renforcer la dimension territoriale et qualitative des CPOM (contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens), conclus entre l'établissement, l'ARS et le département, et d'assouplir les régimes d'autorisation, afin de favoriser la synergie avec les services d'aide à domicile.
Enfin, une dernière cause pointée par la Cour des comptes réside dans l'isolement des Ehpad et dans le manque de filières territoriales structurées. La cause en est une approche restée très centrée sur le sanitaire, qui a laissé de côté les Ehpad. Le rapport insiste notamment sur l'isolement des Ehpad publics, en leur opposant les regroupements opérés et à l'oeuvre dans le secteur privé lucratif, mais il n'est pas certain que les affaires en cours plaident pour ce type d'approche. En attendant, le rapport plaide pour une plus grande intégration dans les GHT (groupement hospitaliers de territoire), un encouragement aux fusions d'établissements, ainsi que la mutualisation de leurs moyens au sein des GCSMS (groupements de coopération sociale et médicosociale).
Vers des Ehpad "centres de ressources"
Forte de ces constats, la Cour des comptes propose "des pistes pour un nouveau modèle d'Ehpad". Elle identifie pour cela quatre leviers, dont seul le dernier – partagé par les orientations récentes annoncées par Brigitte Bourguignon – a réellement valeur de nouveau modèle. Le premier levier consiste en une plus grande transparence de la mesure de la qualité des établissements, via la publication d'indicateurs, un renforcement des inspections et contrôles des ARS et des départements, ou encore un meilleur accès des familles aux informations. Le second levier consiste à "organiser l'accès des résidents à un médecin traitant, le cas échéant salarié lorsque les libéraux font défaut, et assurer une meilleure prise en compte de la prévention en Ehpad". Pour cela, il convient de développer le tarif global, permettant de financer l'ensemble de l'activité médicale sous forme de forfait. Contrairement à ses habitudes, la Cour se dit favorable à une dépense supplémentaire comprise entre 1,3 et 1,9 milliard d'euros, soit une hausse de 12 à 17% du montant global des dotations.
Le troisième levier réside dans une meilleure prise en compte des maladies neuro-dégénératives. Sur ce point, la Cour plaide pour une systématisation des unités et dispositifs de prise en charge adaptée dans les Ehpad, sans pour autant aller vers des établissements spécialisés. Le rapport invite donc "l'ensemble des financeurs à identifier les établissements encore inadaptés à l'accueil de certains profils et à anticiper l'évolution des publics et des prises en charge".
Enfin, le dernier levier – qui semble un peu contradictoire avec l'intégration des Ehpad aux GHT – consiste à renforcer et à diversifier le rôle de l'Ehpad sur son territoire d'implantation, afin "de diversifier les modes d'accompagnement des personnes âgées et de surmonter la dichotomie entre établissement et services à domicile". L'Ehpad de demain aurait ainsi vocation à devenir un "centre de ressources" (notamment pour l'aide à domicile), conçu comme "le lieu d'organisation, de coordination et d'optimisation des ressources d'un territoire dans une logique de services aux personnes âgées en perte d'autonomie".
Pour le Sénat, l'état des lieux "ne peut pas laisser les autorités sanitaires sans réaction"
En même temps que Pierre Moscovici présentait le rapport de la Cour des compte devant la commission des affaires sociales du Sénat, Bernard Bonne, sénateur (LR) de la Loire, et Michelle Meunier, sénatrice (PS) de la Loire-Atlantique, remettaient leur rapport d'information, fait au nom de la commission des affaires sociales, sur l'enquête de la Cour des comptes sur la prise en charge médicale des personnes âgées en Ehpad. Par définition succinct, puisque reprenant essentiellement le rapport de Cour publié en annexe, ce rapport d'information fixe néanmoins un certain nombre d'orientations. Il estime ainsi que "l'état des lieux de la médicalisation des Ehpad dressé par la Cour ne peut pas laisser les autorités sanitaires sans réaction". Tout en reconnaissant la réalité des difficultés de recrutement dans les Ehpad, les deux sénateurs estiment aussi que "l'amélioration de la qualité de la prise en charge passe par une organisation plus efficace au sein des établissements", avec en particulier le développement de bonnes pratiques et l'élaboration de référentiels (qui existent déjà du côté de la Haute autorité de santé). Sur le modèle des établissements d'accueil du jeune enfant (Eaje), des normes pourraient également être définies en matière de ratios d'encadrement.
Le rapport d'information du Sénat préconise également d'"actionner le levier du financement pour améliorer la qualité de la prise en charge" (notamment en permettant aux Ehpad d'investir davantage dans la prévention). Il pointe aussi – affaires obligent – la nécessité d'un renforcement des contrôles, tout particulièrement dans les établissements privés lucratifs. Enfin, les rapporteurs partagent la nécessité "d'une mise en réseau des Ehpad, considérant que les établissements isolés ne sont plus en mesure d'assumer seuls les problématiques liées à la santé, la sécurité et même le bien-être de leurs résidents".