Gestion de l'eau : quelles leçons tirer de la sécheresse 2022 ?
Le gouvernement a rendu public le rapport d'inspections sur la gestion de l'eau lors de la sécheresse de 2022. Commandé par quatre ministres, le document constate "la persistance de vulnérabilités" dans la production et la distribution d’eau potable face au changement climatique. Plus d’un millier de communes ont ainsi dû mettre en place des mesures exceptionnelles pour approvisionner leurs habitants. Pour être mieux préparés aux épisodes de sécheresse à venir, la mission formule 18 préconisations. Parallèlement aux dispositifs de gestion de crise, seules des politiques de transformation des usages de l’eau dans la durée permettront d’éviter les ruptures brutales. Ce 11 avril, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a aussi adopté un avis sur la gestion durable de l'eau face aux changements climatiques, plaidant pour plus de sobriété et une "meilleure gouvernance de la qualité et de la quantité d'eau".
"Le pire a été évité lors de la gestion de la sécheresse 2022 grâce d’une part à la mobilisation exceptionnelle de l’ensemble des acteurs, et d’autre part à un niveau de remplissage élevé des nappes et des retenues à la sortie de l’hiver 2021-2022. De telles conditions pourraient ne plus être réunies si un phénomène similaire se reproduisait dans les prochaines années, voire dès 2023", alerte un rapport d'inspections sur la gestion de l'eau lors de la sécheresse de l'an dernier. Rendu public ce 12 avril, après la présentation par Emmanuel Macron le 30 mars d'un "plan Eau" comprenant 53 mesures destinées à préparer la France à une nouvelle sécheresse cet été, et à plus long terme à s'adapter à une ressource en eau plus rare du fait du réchauffement climatique (lire notre article), ce document commandé par les ministres en charge de l'Intérieur, de l'Agriculture, de l'Écologie et de la Santé rappelle que la sécheresse de 2022 est probablement "la plus sévère depuis au moins un demi-siècle, conjuguant déficit de précipitations et températures records".
Elle fait suite à plusieurs années de sécheresses récurrentes depuis 2018 (2021 étant la seule exception). Aujourd’hui considéré comme extrême, le phénomène pourrait pourtant n’être qu’un épisode moyen d’ici la fin du XXIe siècle, prévient la mission, alors que le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) fait déjà état d'un "risque avéré" de sécheresse cet été dans plusieurs régions (lire notre encadré). "À très court terme, la période de plus d’un mois sans pluie début 2023 en France et l’organisation d’événements exceptionnels, susceptibles d’agir sur la pointe de consommation d’eau potable dans plusieurs grandes villes à la même période, comme à l’été 2023 la Coupe du monde de rugby, puis en 2024, les Jeux olympiques et paralympiques, imposent une vigilance particulière quant au risque de rupture d’approvisionnement en eau potable", souligne la mission.
D'où la nécessité de tirer d'ores et déjà "tous les enseignements en termes de gestion de crise mais aussi d’évolutions plus structurelles de nos usages de l’eau, pour mieux nous préparer aux épisodes à venir", affirme-t-elle en précisant que, pour la première fois dans un cadre interministériel, "un retour d’expérience partagé de la gestion de l’eau lors de cet épisode de sécheresse" a été dressé.
Manque d'eau potable et cours d'eau à sec
Le rapport fait d'abord le constat de "la persistance de vulnérabilités dans notre système de production et de distribution d’eau potable face au changement climatique". Plus d’un millier de communes ont ainsi dû mettre en place, durant l’été 2022, des mesures de gestion exceptionnelles pour approvisionner leurs habitants. Parmi elles, 343 ont dû transporter de l’eau par camion, et 196 distribuer des bouteilles d’eau, ne pouvant plus fournir d’eau au robinet. "Aucune grande ville n’a connu de rupture d’alimentation, bien que certaines n’en soient pas passées loin ; et de fait aucun plan Orsec eau, instrument réservé aux ruptures majeures, n’a été mis en œuvre", observe la mission.
Plus de 1.200 cours d’eau étaient aussi totalement asséchés au 1er août 2022 et de nombreuses mortalités piscicoles et destructions d’habitats, potentiellement irréversibles, ont été observées, notent les rapporteurs. Certaines filières agricoles ont connu des baisses importantes de rendements, de 10 à 30%, mais c’est surtout la situation des prairies qui marquera l’année 2022, avec une production cumulée inférieure de 33% à la moyenne des vingt dernières années. La production d’électricité d’origine hydraulique a été, selon RTE, inférieure de 20% par rapport à la moyenne 2014-2019. "Certains territoires qui pensaient disposer de ressources durables et sécurisées, notamment en aval de secteurs de montagne, se sont trouvés pour la première fois confrontés à la sécheresse", souligne encore la mission.
L’épisode est survenu alors même que le ministère de la Transition écologique venait de publier en 2021 un nouveau guide national, donnant suite aux recommandations du précédent rapport d’inspection générale sur la gestion des sécheresses (lire notre article). "L’été 2022 a constitué un premier test de ce nouveau dispositif, qui a globalement fait ses preuves, même si des améliorations peuvent lui être apportées tant dans sa conception que dans sa mise en œuvre", note la mission.
"Nombreux chantiers à construire ou accélérer"
Après avoir rencontré plusieurs centaines d’acteurs de la politique de l’eau dans une trentaine de départements, elle a travaillé dans trois directions : améliorer l’anticipation et la gestion pluriannuelle des épisodes de sécheresse, connaître en temps réel les impacts et les réduire, objectiver les enjeux de partage et prévenir les conflits d’usages de l’eau. Elle formule au total 18 recommandations, dont huit viennent d’être incluses dans le plan eau, notamment sur la réutilisation des eaux usées ou encore la communication facilitée via le futur "Ecowatt de l’eau".
Mais elle prévient : "Seules des politiques de transformation de nos usages de l’eau dans la durée permettront d’éviter les ruptures brutales" et "de nombreux chantiers restent souvent à construire ou à accélérer" tant l’eau, "malgré les avertissements à répétition que constituent les sécheresses récurrentes, est encore trop fréquemment considérée comme une ressource inépuisable et gratuite".
L’une des recommandations du rapport a déjà vu son objectif décalé dans le temps. La mission recommande en effet d'"élaborer en concertation avec les représentants nationaux de chaque usage de l’eau, des déclinaisons sectorielles et territoriales — lorsque c’est plus pertinent — de l’objectif de réduction des prélèvements d’eau fixé en juillet 2019 dans le cadre des assises de l’eau : – 10 % d'ici 2024 [l’objectif a été reporté à 2030] et – 25 % d'ici 2034 [cet objectif n’est pas repris dans le plan eau], ainsi que les plans d’action correspondants".
Selon le plan eau, les plans de sobriété sectoriels sont attendus pour l’été. Concernant l’agriculture, qui représente 58 % des volumes consommés, la mission relève que "la récurrence des sécheresses met en lumière la fragilité de notre modèle" et" l’impérieuse nécessité d’un effort collectif massif pour en accélérer la transformation". Or l’objectif de réduction de 10% des prélèvements sur l’eau annoncé par Emmanuel Macron ne concerne pas ce secteur.
Trajectoires de sobriété
Les auteurs du rapport estiment que seuls les acteurs engagés dans une trajectoire de sobriété devraient se voir "réserver" le bénéfice des dérogations aux arrêtés sécheresse. Les "lignes directrices nationales pour les mesures de restriction et pour les dérogations possibles" devraient par ailleurs être "renforcées", ces dernières devant "être conçues dans un objectif de transparence, d’efficacité et de cohérence et assorties de contreparties significatives". La mission appelle ainsi à développer "une méthode" permettant d’évaluer l’efficacité des mesures de restriction "en temps quasi-réel" et de la généraliser "progressivement".
La mission propose également de "faciliter l’accès à l’utilisation de retenues multi-usages de substitution pour les acteurs engagés dans les trajectoires de sobriété" et "en priorité dans le cadre des projets de territoire pour la gestion de l’eau". Pour ces infrastructures parfois controversées comme celle de Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres, le rapport préconise de "réexaminer les conventions et la gouvernance de la gestion des retenues les plus importantes pour — lorsque c’est nécessaire — clarifier les obligations de lâchers d’eau pour le soutien d’étiage", d'"évaluer la cote critique de ces retenues dans le cadre d’usages touristiques en cas d’étiage sévère" et d'"envisager une révision des débits réservés au regard des références évolutives hydrologiques dans un contexte de changement climatique, tout en fixant des objectifs de sobriété à l’aval". La mission préconise aussi de "demander aux gestionnaires des retenues de mettre en place des points d’étape systématiques permettant aux préfets d’assurer le suivi de la ressource et des besoins quels qu’ils soient (eau potable, industriels, agricoles…), afin d’établir une stratégie permettant d’optimiser la gestion de l’eau".
Eau potable : réaliser des diagnostics de vulnérabilité
Pour sécuriser l'alimentation en eau potable, la mission appelle à "mobiliser l’ensemble des leviers à la disposition de l’État, notamment les dispositifs d’aides et leurs conditionnalités. Il s'agit ainsi d'"encourager la réalisation de diagnostics de vulnérabilité de l’alimentation en eau potable, la conception et la mise en œuvre des investissements nécessaires à la sécurisation de l’approvisionnement, le regroupement à l’échelle intercommunale voire départementale pour l’exercice de la compétence eau et un dispositif de tarification progressif et adapté à chaque situation".
Pour bien contrôler la ressource, les inspections souhaitent aussi "encourager le déploiement progressif de compteurs télérelevés sur les différents usages : agricoles, eau potable par secteur, industriels, forages domestiques", notamment "pour les plus gros consommateurs" et dans les zones en tension quantitative, en prévoyant le cas échéant un "accompagnement financier". La mission propose de rendre obligatoire l’installation de ces compteurs d’ici à cinq ans, "par voie législative". La recherche et la régularisation des forages non déclarés devraient également être poursuivies, "par des campagnes de communication, puis de contrôles et sanctions". La pose d’un compteur et la déclaration du volume consommé au-delà de 250 m3 annuels devrait être rendue obligatoire.
Prévision, suivi et anticipation
En matière de prévision, la mission recommande aux ministères de "mettre en place un dispositif de suivi des impacts des sécheresses en temps quasi-réel et en différé notamment sur l’eau potable, sur les milieux et sur les activités économiques". Une "feuille de route" devrait aussi être établie "pour développer la prévision des étiages et des nappes" et le rapport insiste aussi sur la nécessité de "maintenir et entretenir les compétences des agents de l’État dans ses services déconcentrés".
Pour le suivi et l’anticipation, les comités ressource en eau devraient être réunis "chaque année en sortie d’hiver" pour établir "un bilan de la recharge hivernale, incluant le remplissage des retenues, et pour prendre connaissance des prévisions météorologiques, hydrologiques et hydrogéologiques". En cas de crise, il conviendrait "d’engager une phase de vigilance, étendue à la totalité des territoires concernés, assez tôt dans l’année et sur tous les axes réalimentés". Des mesures de "gestion des retenues et de modulation des volumes" devraient alors être mises en œuvre "pour lisser les effets de la sécheresse". Par ailleurs, en cas de dépassement de seuil, le délai de prise de mesures de restriction ne devrait pas dépasser "quatre jours maximum" contre les quinze parfois observés l’été dernier.
Propositions du Cese pour une "gestion durable" de l'eau
Dans un avis adopté ce 11 avril par 98 voix pour, 13 contre et 17 abstentions, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) appelle aussi à favoriser une "gestion durable" de l'eau "face aux changements climatiques". Au-delà des aspects quantitatifs, il a étendu sa réflexion aux aspects qualitatifs et à la question du partage de l'eau. Il préconise ainsi d'encourager l'agroécologie et d'"objectiver le débat sur les bassines en rendant publics les volumes totaux prélevés et les stratégies d’irrigation agricole". Il appelle aussi à "interdire la subvention par des fonds publics de tout projet de création de méga-bassine, notamment celles alimentées par pompage dans la nappe phréatique aux impacts multiples (accaparement de la ressource en eau, dégradation de l’environnement et de la biodiversité, risque pour la santé humaine)". Le Cese souhaite aussi "rendre responsables les industriels de l’ensemble du traitement de leurs rejets d’exploitation". Il appelle également à mettre en œuvre les démarches d’élaboration et d’adoption d’un Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) dans les territoires non encore couverts, en intégrant des objectifs de prélèvements réduits et "rendre effective la mise en place généralisée de Projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) en favorisant la participation de l’ensemble des organisations et acteurs concernés, mais aussi des citoyennes et citoyens". Enfin, il préconise d’engager un débat public sur les modifications à apporter au système de tarification de l’eau "visant à la mise en place d’une tarification sociale et progressive de l’eau,
l’interdiction des tarifs dégressifs et l’adoption d’une tarification dissuasive à la surconsommation d’eau".
Il a plu en ce mois de mars, mais pas partout et surtout pas assez : avec 75% des nappes à des niveaux modérément bas à très bas, le spectre d'une sécheresse estivale se renforce, notamment pour une cinquantaine de départements qui pourraient connaître une situation pire qu'à l'été 2022. "La situation est assez inquiétante car quasiment toute la France est touchée et on enchaîne les années sèches", en comptant 2019, 2022 et 2023, a commenté Violaine Bault, hydrogéologue au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), ce 13 avril après la publication de son bilan mensuel. Fin février, au sortir de l'hiver, période où les nappes sont censées se recharger avant que la végétation ne reprenne sa croissance, la situation était déjà critique, avec 80% des nappes métropolitaines à des niveaux bas ou très bas. Et en mars, malgré un excédent de pluie par rapport aux normales de l'ordre de 40% au niveau national, c'est à peine si les choses se sont améliorées, constate l'organisme public en charge de la surveillance des eaux souterraines. Ainsi, seuls 40% des points observés par le BRGM ont augmenté, 32% sont restés stables et 27% en baisse. Au global, 75% des nappes françaises sont modérément basses à très basses, dont 35% présentent des niveaux qu'on ne retrouve normalement que tous les 5 à 10 ans. Seules les nappes de la Bretagne à la Nouvelle-Aquitaine ont bénéficié "d'épisodes conséquents de recharge". Mais plusieurs autres, en Champagne, dans le couloir Rhône-Saône, le Roussillon ou en Provence/Côte d'Azur, affichent toujours des niveaux inquiétants. "Cela est dû au fait que les pluies sont tombées sur des sols très secs et ont ainsi eu du mal à s'infiltrer en profondeur", a indiqué Violaine Bault. Une situation d'autant plus préoccupante que la période de recharge de cet automne et cet hiver, particulièrement doux et secs, a été "très insuffisante pour compenser les déficits accumulés" depuis plus d'un an, et est désormais terminée. Le BRGM estime donc que le risque de sécheresse estivale pour certaines régions est désormais "avéré", sauf à connaître des pluies exceptionnelles dans les prochaines semaines. L'alerte est particulièrement forte pour les départements allant de la Picardie au bassin parisien, ainsi que le centre et le sud-est du pays, qui présentent un risque "très fort" de sécheresse "présageant d'un printemps et d'un été probablement tendus" avec des restrictions d'eau "très probables". Le Var et le sud de la Drôme présentent même des "niveaux historiquement bas", précise Violaine Bault. De quoi craindre une situation pire que l'été dernier, où la sécheresse avait été historique ? C'est possible, répond le BRGM, si le printemps et l'été sont aussi secs qu'en 2022. A fin mars, en tout cas, "le risque est très fort" car le niveau des nappes est actuellement "très inférieur à ceux de 2022". L'an dernier, à la même époque, seuls 58% des niveaux étaient sous les normales (contre 100% aujourd'hui). Pourtant à fin août 2022, la quasi-totalité du territoire subissait des restrictions d'eau et 700 communes ont été concernées par des problèmes d'eau potable. Actuellement, une quarantaine de départements métropolitains sont en vigilance, dont une quinzaine en alerte sécheresse (les Bouches-du-Rhône sont déjà en partie au niveau rouge, le pire, interdisant les prélèvements agricoles), selon le site Propluvia. Selon Météo-France, entre septembre et mars, le déficit de pluie a atteint 10%. C'est moins que l'année dernière à la même période où il était de 18%, mais les sols sont actuellement très secs sur certaines régions où il n'a quasiment pas plu. "Face à l'urgence d'agir, nous ne devons pas avoir la main qui tremble pour prendre les décisions nécessaires", a commenté auprès de l'AFP le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu. Il précise que le prochain comité d'anticipation et de suivi hydrologique se réunira le 27 avril et qu'un nouveau guide sécheresse sera publié "d'ici la fin du mois". AFP |