Gestion de l’eau : la délégation à la prospective du Sénat ouvre les vannes du débat
Pour éviter de faire face à des situations de pénurie voire à des "guerres de l’eau", la délégation à la prospective du Sénat prône, dans un rapport présenté ce 7 décembre, une stratégie territorialisée de maîtrise de l’eau, en utilisant tous les leviers de la sobriété et de la mobilisation de la ressource, y compris la construction de retenues de substitution supplémentaires.
Alors que les Français se préparent à d'éventuelles coupures programmées de l'électricité cet hiver, devront-ils également apprendre à se passer de l’eau dans un contexte de stress hydrique accru sous l’effet du changement climatique sur la quasi-totalité du territoire hexagonal ? C’est tout l'enjeu d’un rapport, remis ce 7 décembre, par la délégation à la prospective du Sénat, intitulé "Comment éviter la panne sèche ? Huit questions sur l’avenir de l’eau en France", d'éclairer le débat. Les quatre rapporteurs - Cécile Cukierman (Loire, CRCE), Alain Richard (Val-d’Oise, RDPI), Catherine Belrhiti (Moselle, LR) et Jean Sol (Pyrénées-Orientales, LR) -, qui prolongent, principalement sur l’aspect quantitatif de la ressource, les travaux engagés dans un précédent rapport datant de 2016 sur cette question majeure, se gardent de verser dans le catastrophisme "sans faire la politique de l’autruche non plus".
Si la France reste un pays bien doté en eau avec des précipitations suffisantes pour répondre à de multiples usages - 32 à 35 milliards de m3 sont ainsi prélevés par an pour le refroidissement des centrales nucléaires, l’eau potable, l’agriculture, l’alimentation des canaux, l’industrie, etc. -, les impacts du changement climatique sur le cycle de l’eau se font néanmoins déjà sentir, y compris dans les bassins plus septentrionaux, provoquant notamment l’eutrophisation des cours d’eau, l’évaporation à un rythme plus rapide et la diminution des pluies en été, à tel point que plus d’une centaine de communes ont eu recours à des camions-citernes pour se ravitailler en eau potable en août dernier.
L’eau est donc entrée dans "une zone de turbulence" marquée par le risque de multiplication des conflits d’usage, comme l’ont montré les manifestations cet automne pour contester la construction de nouvelles retenues d’eau pour l’irrigation dans les Deux-Sèvres. Pourra-t-on préserver une gestion participative de la ressource dans les années à venir ? Avec ce rapport, il s’agit de jeter un pavé dans la mare pour éviter le "scénario catastrophe", qui se traduirait par l’abandon d’exploitations agricoles, des ruptures ponctuelles d’approvisionnement en eau potable et une dégradation des écosystèmes dépendant de l’eau. À l’inverse, le "scénario vertueux de gestion apaisée" est jugé "possible", il suppose de faire face à une moindre disponibilité estivale un peu partout, "à travers l’anticipation des difficultés et la mise en place d’un partage de la ressource entre tous les secteurs qui en dépendent".
Re-politiser les instances de gouvernance de l’eau
Dressant le constat d’une gestion de l’eau "laissée aux techniciens" et de l’"intercommunalisation" de la compétence eau et assainissement, le rapport plaide pour "une re-politisation" de la gouvernance de l’eau et un renforcement de l’échelon local de prise de décision. La démarche des schémas d’aménagement et de gestion des eaux (Sage) et plus récemment des projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE), emblèmes de la "sobriété concertée" défendue par les rapporteurs, s’inscrit dans cette logique de différenciation. Il convient, selon le rapport, d’accélérer leur adoption et de "laisser aux acteurs locaux le soin de définir ce que sont les aménagements acceptables pour eux". "Il faut avoir une gestion territorialisée de l'eau qui prenne en compte les réalités par territoire et non pas une posture nationale", a notamment appuyé la rapporteure Cécile Cukierman.
Repenser la prise en charge des investissements
La principale piste consiste à augmenter les moyens des agences de l’eau, pivot financier de la politique de l’eau, pour réviser à la hausse les programmes d’intervention, par exemple en leur affectant une part supplémentaire de taxe d’aménagement à hauteur de 200 à 250 millions d’euros par an. Une baisse de taux de TVA sur la partie "assainissement" des factures d’eau (de 10 à 5,5%) pourrait également donner d’importantes marges financières nouvelles, soit aux agences de l’eau, soit directement aux services d’assainissement, qui pourraient ainsi accroître leurs investissements. La taxe Gemapi reste encore modeste et permet souvent "tout juste de financer des études", remarque le rapport. La tentation pourrait être grande de mettre davantage à contribution les usagers de l’eau. Le rapport ne s’y hasarde pas. Augmenter le prix de l’eau pour inciter à réduire la consommation "entraînerait d’abord une pénalisation des utilisateurs de l’eau, sans forcément avoir beaucoup d’impact sur les volumes mobilisés", souligne t-il.
La sobriété n’est pas un long fleuve tranquille
L’idée première est d’aller vers plus de sobriété, avec un objectif fixé par les Assises de l’eau de réduction des consommations d’eau de 10% en 2025 et 25% en 2035. Il s’agit "d’une réponse assez simple, immédiate et peu coûteuse", en tout cas moins coûteuse que la réalisation de lourds aménagements hydrauliques. Le rapport table notamment sur des aménagements fondés sur la nature pour mieux maîtriser le cycle de l’eau : désimperméabiliser, en particulier en milieu urbain, pour favoriser l’infiltration de l’eau de pluie ou encore apporter de la fraîcheur dans les villes lors des pics de chaleur.
Mais la lutte contre le gaspillage ou la surconsommation "n’est pas un chemin facile" et les marges de manœuvres "limitées", relève le rapport. La chasse aux fuites (1 milliard de m3 par an soit 20% de l’eau distribuée), "ne permettra pas d’économiser l’eau au-delà de quelques centaines de milliers de m3 sur l’ensemble du territoire français", et ne pourra se faire qu'au prix d’investissements "lourds". L’effort de sobriété repose avant tout sur l’agriculture, secteur le plus consommateur durant la période estivale, période privilégiée des tensions sur l’eau. La souveraineté alimentaire, qui devient un enjeu stratégique, pèse toutefois lourd dans la balance. Afficher un objectif chiffré global de réduction des consommations d’eau par le secteur agricole apparaît en outre "peu réaliste" aux yeux des rapporteurs. Ce sont davantage des actions locales qui doivent être menées pour réduire les besoins en eau lorsque cela est possible, explique le rapport, qui recommande "d’accélérer l’adaptation des pratiques agricoles aux nouvelles tensions hydriques".
Augmenter la mobilisation de l’eau là où c’est possible
La politique de l’eau ne peut donc reposer sur la seule sobriété. Il va falloir à la fois "faire de la gestion de crise", lorsque la sécheresse survient, mais aussi "faire de la prévention de crise, par une stratégie de long terme de maîtrise de l’eau, en utilisant tous les leviers à disposition". Dans le panel de solutions variées pour mieux mobiliser la ressource en eau, certaines sont toutefois écartées par le rapport, comme la désalinisation de l'eau de mer "trop coûteuse". Le transfert d’eau du Rhône vers l’Hérault et l’Aude (Aqua Domitia) ne constitue également "pas une piste reproductible". La recharge artificielle des nappes, tout comme la réutilisation d’eaux usées traitées sont en revanche des techniques "à encourager", d'après le document.
Sur un sujet sensible, celui des fameuses "bassines", qui permettent d’alléger la pression sur la ressource à l’étiage, le rapport propose une "approche pragmatique" se refusant à disqualifier d’emblée ce type de projet honni des défenseurs de l'environnement. C’est donc une analyse "au cas par cas", "à travers des procédures déjà très exigeantes", souligne le rapport, "qui doit déterminer s’il est possible, territoire par territoire, de créer de nouvelles réserves", "de préférence multi-usages", pour lutter contre les feux de forêts par exemple, et "lorsque le service environnemental et économique rendu est positif".
Ce rapport a vocation à être débattu "en séance dans les prochaines semaines", a assuré le président de la délégation, Mathieu Darnaud (Ardèche, LR). Le document se conclut d'ailleurs sur une interrogation : "faudra-t-il une nouvelle loi pour prendre la suite des lois sur l’eau de 1992 et de 2006". La voie législative aurait l'avantage de "donner un signal fort sur la priorité donnée à l’eau" et de "corriger certains défauts des actuels textes législatifs", notamment en améliorant l’articulation de l’enjeu de l’eau avec les documents d’urbanisme ou encore en clarifiant les obligations des porteurs de projets en matière d’études d’impact. Pour la délégation, les problèmes résident toutefois "moins dans la loi que dans sa mise en application parfois difficile".