Aménagement numérique - Yves Krattinger : le plan national très haut débit doit être corrigé
Le débat sur le très haut débit est ravivé avec l'arrivée de la nouvelle équipe gouvernementale. Les dernières semaines ont été émaillées par des déclarations de groupes d'élus en prévision de la rentrée et des débats à venir. Dans une interview à Localtis, Yves Krattinger revient sur le plan national très haut débit. Sénateur très investi sur le sujet, président du conseil général de la Haute-Saône engagé sur un projet de réseau d'initiative public et animateur de la commission Aménagement du territoire de l'Assemblée des départements de France, il explique en quoi un changement de paradigme s'impose.
Localtis : Le plan national très haut débit a pris du retard et il est question de le revoir à nouveau… ce qui risque de repousser encore le déploiement des réseaux. N'y a-t-il pas lieu de s'en inquiéter ?
Yves Krattinger : Si nous devions maintenir le plan actuel, il faudrait trente ans, et non pas la décennie, qui est désormais l'objectif fixé par le chef de l'Etat. La stratégie doit être redéfinie sur une base plus crédible.
Qu'est-ce qui ne fonctionne pas dans ce plan national très haut débit ?
La mise en concurrence des opérateurs sur le déploiement des réseaux est une erreur en raison des doublonnages qu'elle engendre et de son coût, tout comme le principe de la mise en place de zones réservées à l'investissement privé (zones Amii). D'ailleurs, dès l'annonce du plan, les élus ont exprimé de fortes réserves. La réalisation des schémas directeurs d'aménagement numérique (Sdan) a confirmé que tout le milieu rural ne pourrait être couvert par le plan. Pouvait-on laisser de côté 85% du territoire et 30 millions de Français? De plus, on leur a proposé un nouveau Graal avec la fibre. Or ce principe est battu en brèche par les réalités. Ca coûte cher, très cher, et on ne pourra pas faire tout, tout de suite. D'ailleurs, les Français attendent des usages et peu importe les supports ou la technologie pourvu que leurs besoins soient satisfaits.
Les partisans du tout fibre optique soutiennent pourtant que seule cette technologie est durable...
Sans doute, mais la question de fond est celle de son rythme de déploiement. En Haute-Saône, 90% de la population est hors zone Amii et l'équipement du département en fibre optique représenterait un investissement de 360 millions d'euros. A ce prix, nous ne savons pas faire. Des solutions de compromis sont nécessaires. De plus le monde a changé. Le déploiement de l'internet fixe au domicile reste essentiel, mais l'internet mobile est la véritable révolution de ces dernières années. Il nous faudra à l'avenir privilégier des réseaux mixtes, fibre optique et hertziens. D'ailleurs, l'internet mobile très haut débit, qui ne peut fonctionner sans le fibrage des points hauts, est un levier pour le déploiement du très haut débit. Tous ceux qui n'ont pas de connexion de bonne qualité pourront ainsi en obtenir une rapidement sans devoir attendre une décennie, à condition que la 4G soit bien déployée en priorité dans les zones enclavées. Et plus les usagers seront consommateurs de bande passante sur mobile, plus il faudra densifier et rapprocher la fibre de l'usager et donc du foyer.
Mais peut-on encore imaginer un plan ambitieux dans le contexte budgétaire très contraint actuel ?
Il faut revoir la stratégie assez radicalement. Comme je l'ai évoqué précédemment, la concurrence entre opérateurs dans le domaine des infrastructures n'est plus concevable. D'autres pays reviennent sur ce principe, très éloigné de l'intérêt général. En France, il a conduit à enterrer de la fibre parallèlement à celle de l'opérateur historique. Il faut admettre nationalement qu'il y aura un seul réseau, qu'il sera mutualisé et que les conditions d'accès seront identiques pour tous. En tant que président d'un conseil général, je me refuse aux dépenses inutiles. Nous avons imaginé pour cela un nouveau mode de gouvernance à partir de grandes plaques. Des opérateurs mutualisés exploitant de très grands réseaux d'infrastructures passives, sur le modèle des RIP, pourraient ainsi être créés. Ils seraient neutres, non discriminatoires et bénéficieraient de concessions à très long terme.
Un principe qui devrait conduire logiquement à la séparation fonctionnelle de France Télécom…
C'est un problème d'économie d'entreprise dans lequel je ne souhaite pas entrer aujourd'hui. Je parle en termes d'objectifs. Pour les moyens d'y parvenir, on peut discuter.
Comment aborder la question du financement pour boucler le plan et en particulier pour financer les zones les plus mal équipées ?
Il y a pénurie de moyens financiers, c'est un fait. Sans compter que les marges de manœuvre des collectivités territoriales se rétrécissent. Or le Fonds d'aménagement numérique des territoires (Fant) n'est toujours pas alimenté. L'Etat étant impécunieux, on n'échappera pas à l'institution d'une recette affectée pour abonder le Fant. Sans cet apport supplémentaire, les réseaux resteront réservés aux territoires les plus riches. Dans le passé, des solutions équivalentes, comme le Facé, ont fait leur preuve et permis par exemple l'électrification du pays. Nous en avons besoin. Même dans la fourchette basse d'un réseau mixte intégrant la fibre, la montée en débit et l'internet mobile très haut débit, l'investissement en Haute-Saône représente 100 millions d'euros, ce qui reste un investissement impossible à supporter seul.
La création d'une nouvelle taxe risque de se révéler impopulaire…
Taxer les opérateurs n'est pas souhaitable, car en effet, cela reviendrait, au final, à taxer l'abonné. En outre, nous devons travailler ensemble en bonne intelligence. Je pense plutôt aux entreprises qui profitent largement de l'internet à travers le commerce électronique ou encore en vendant de l'information, de la publicité. La taxe pourrait être assise sur l'ensemble des activités liées au numérique.
Comment voyez-vous concrètement la révision du plan dans les prochains mois, en tenant compte de la contrainte temporelle ?
Cette révision aura un impact législatif. Nous avions d'ailleurs soutenu la proposition de loi Leroy-Maurey, parce qu'elle aussi apportait des solutions différentes, notamment en matière de financement. Il convient de corriger le plan car on ne peut se satisfaire de ce qui a été acté. La logique de partenariats public-privé privilégiant la complémentarité entre les acteurs me semble aller dans la bonne direction. Cela supposera une négociation avec tous les partenaires. Le gouvernement a montré cette volonté mais n'a pas encore dit comment, ni pour quoi faire. Cette négociation devrait logiquement réunir les associations d'élus, les opérateurs, l'Autorité de la concurrence, le régulateur et aussi des acteurs qui, comme la Caisse des Dépôts, ont réalisé un travail d'expertise utile. Mais cette fois, prenons le temps nécessaire pour poser les problèmes et ne nous laissons pas prendre au piège de la précipitation. Perdre six mois pour remettre à plat ce qui risquait de ne pas fonctionner ne me dérange pas, à condition que la ligne soit claire pour tout le monde.