Tribune de l'opposition : pour le Conseil d'État, la liberté d'expression ne va pas jusqu'à la diffamation
Un arrêt du Conseil d'État en date du 27 juin 2018 marque une limite à ne pas franchir en matière de tribune de l'opposition dans un support de collectivité. Le contenu de cette décision mérite d'autant plus d'être souligné que la juridiction administrative se montre un garant vigilant de la liberté d'expression de l'opposition dans ce type de supports (voir par exemple nos articles ci-dessous du 6 février 2014, du 17 mars ou du 1er juin 2016).
L'article L.2121-27-1 du code général des collectivités territoriales (CGCT) dispose en effet que "dans les communes de 3.500 habitants et plus, lorsque la commune diffuse, sous quelque forme que ce soit, un bulletin d'information générale sur les réalisations et la gestion du conseil municipal, un espace est réservé à l'expression des conseillers n'appartenant pas à la majorité municipale". Des dispositions similaires existent pour les supports des départements et des régions.
Code général des collectivités territoriales...
L'affaire jugée par le Conseil d'État concerne la commune de Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine, 33.000 habitants). En l'espèce, le groupe d'opposition municipale "Tous ensemble à la mairie" (Front de Gauche) se propose de publier, dans son espace réservé du magazine de la ville, une tribune que le maire (LR), agissant en qualité de directeur de la publication, refuse de publier, par une décision du 9 janvier 2014, en considérant que cette tribune revêt un caractère injurieux et diffamatoire à son endroit.
Saisi par Mme A., la présidente du groupe auteur de la tribune, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise donne raison au maire dans son refus de publier la tribune litigieuse (après que le juge des référés a accepté le recours dans un premier temps). Une décision confirmée par la cour administrative de Versailles et, dans son arrêt du 27 juin 2018, par le Conseil d'État.
... et loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
En effet, les droits conférés par l'article L.2121-27-1 du CGCT n'exonèrent pas du respect des dispositions de la célèbre loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Or son article 29 dispose que "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure".
La tribune litigieuse affirmait que le maire cumulait plusieurs mandats et fonctions et bénéficiait à ce titre d'une rémunération de "plus de 10.000 euros par mois net d'impôts". Elle était en outre assortie d'une caricature représentant l'édile les poches remplies de billets de banque et déclarant "l'important c'est la taille des poches".
La caricature ne passe pas !
Or l'arrêt constate que les indemnités perçues par le maire au titre de ses différentes fonctions ne pouvaient légalement dépasser le montant total de 8.231 euros soumis à imposition et qu'il n'occupait pas certaines des fonctions dont le cumul lui était reproché.
Dans ces conditions, le Conseil d'État juge que "la juxtaposition de cette tribune, au contenu manifestement erroné, et de la caricature du maire, représenté les poches remplies de billets de banque, faisant ainsi allusion, sans preuve, à sa malhonnêteté, présente à l'évidence un caractère manifestement diffamatoire. Il suit de là que le maire de la commune de Châtenay-Malabry pouvait légalement s'opposer à la publication la tribune du groupe d'opposition municipal 'Tous ensemble à la mairie' dans le bulletin d'information municipale".
Le juge administratif plus compréhensif que le juge judiciaire ?
On notera au passage que le juge judiciaire semble plus sourcilleux, sur les questions de diffamation des élus, que le juge administratif. Dans un arrêt du 6 février 2017, la cour d'appel d'Aix-en-Provence avait en effet rejeté la plainte du maire d'une grande ville du sud de la France qui s'estimait également diffamé, mais dans une chanson (voir notre article ci-dessous du 1er juin 2017). En effet, dans l'une de ses chansons, un rappeur local répétait plusieurs dizaines de fois le nom du maire - servant du coup de refrain -, tout en le traitant de "pétasse" et en lui imputant une longue liste de délits, y compris criminels, relevant du code pénal...
La cour d'appel n'avait pourtant pas vu là matière à diffamation, considérant que "les termes employés dans la chanson, par leur généralité, ne permettent en aucun cas d'en rapporter la preuve contraire ; [ils] ne sont que l'expression de la contestation de la classe dirigeante qui reste dans le cadre d'une certaine forme d'expression artistique".
Références : Conseil d'État, 3e et 8e chambres réunies, arrêt n°406081 du 27 juin 2018, Commune de Châtenay-Malabry, Mme A.