Archives

Communication - Traiter un maire de "pétasse" n'est pas diffamer, pourvu que ce soit chanté...

Un récent jugement de la cour d'appel d'Aix-en-Provence - révélé par le site spécialisé Légalis - ne devrait pas manquer de surprendre nombre d'élus locaux qui se pensaient, au moins pour partie, protégés contre la diffamation. L'affaire remonte à une plainte avec constitution de partie civile, déposée, en juillet 2014, par Monsieur A., alors député-maire d'une grande ville de la Côte d'Azur, contre un rappeur local, Monsieur B., auteur d'une chanson intitulée du seul nom du maire en question. Motif de la plainte : diffamation publique à l'encontre d'un citoyen chargé d'un mandat public.

"C'est taquin, mais c'est fait gentiment"...

A défaut d'enrichir la langue française et d'apporter une pierre supplémentaire au temple des muses, la chanson ne fait pas vraiment dans la dentelle, comme en témoignent ses premières strophes, reproduites dans le jugement (le A correspondant au nom et/ou au prénom du maire) :
« Zin, j'ai aucun diplôme comme A., A., A., A.
Mais j'vais devenir maire comme A., A., A., A., A.
Rolex, quinze mille, pétasse moi c'est A.
Costard, vingt mille, pétasse moi c'est A.
Chauffeur, berline, pétasse moi c'est A.
La crise ? Ahahah, pétasse moi c'est A".
Passe encore pour ces facéties juvéniles, mais l'affaire se corse avec diverses allusions à de supposés accommodements que la loi et la morale républicaine réprouvent, du type : "Sapes de proxénète, pé-pé-pé-pétasse donne-moi l'enveloppe / 
Oui j'prends des chèques, oui j'prends de l'or, mais c'est mes affaires,
 reste en dehors" ou encore "Mafia russe, mafia corse, mafia hongroise / 
J'ai du taff à proposer dans la rue à tous les malfrats qu'on croise 
/ Ne te mets pas dans ma ligne de mire ou sur ma liste noire"...
Dans une interview au quotidien local, Monsieur B. avait affirmé que c'était du second degré : "C'est taquin, mais fait gentiment avec un peu d'humour".

Une diffamation doit être "articulée"

Dans son jugement, la cour d'appel d'Aix-en-Provence confirme la décision du tribunal correctionnel de X (la ville du maire en question) qui avait débouté Monsieur A. et la ville de X - également partie civile aux côtés de son maire - en première instance.
Dans son jugement, la cour d'appel rappelle évidemment l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, même si la chanson a été diffusée sur YouTube, avant d'être citée dans divers articles. Cet article dispose que "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative [...]".
Pourtant, en dépit de ce rappel liminaire, la cour d'appel estime que "pour constituer une diffamation, l'allégation ou l'imputation qui porte atteinte à l'honneur et à la considération de la victime doit se présenter sous la forme d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire". Elle considère qu'"en l'espèce, les propos tenus dans la chanson restent vagues, même s'ils font allusion à d'éventuels goûts de luxe, à des pratiques policières douteuses, à la mafia et à une situation de non droit ; qu'ils ne se rapportent à aucun fait précis".

"Une certaine forme d'expression artistique"

Dans ces conditions, "les termes employés dans la chanson, par leur généralité, ne permettent en aucun cas d'en rapporter la preuve contraire ; [ils] ne sont que l'expression de la contestation de la classe dirigeante qui reste dans le cadre d'une certaine forme d'expression artistique ; [...] les propos incriminés s'inscrivent dans le genre du rap dont l'objet est souvent de décrire le mal être social et de critiquer les symboles du pouvoir, sans malveillance particulière".
Jusqu'à présent, le sens commun voulait que la diffamation consiste à accuser sans être en mesure d'apporter une preuve. Mais dans le raisonnement de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, c'est justement le fait de ne pas apporter de preuve - ou de ne pas pouvoir prouver le contraire pour la partie adverse - qui exonère du chef de diffamation. CQFD...

Références : Cour d'appel d'Aix-en-Provence, septième chambre, arrêt du 6 février 2017, M. B. / M. A. et Ville de X.