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Lutte contre le terrorisme - Radicalisation : Gilles Kepel pointe la complaisance de certains élus

Devant la stratégie de Daech, consistant à instaurer la guerre civile en Europe, le politologue Gilles Kepel dénonce l'irresponsabilité de certains élus qui "délèguent à des salafistes" le soin de régler les problèmes des quartiers. Dans un face à face avec Alain Juppé organisé par l'Institut Montaigne, le 26 janvier, il a analysé la nature de ce qu'il appelle le "troisième djihadisme" qui cherche à s'appuyer sur le terreau social et culturel des quartiers.

En pleine polémique sur l'absence de réaction de Najat Vallaud-Belkacem face aux déclarations d'Idriss Sihamedi, président de l'ONG humanitaire islamique Barakacity lors de l'émission Le Supplément de Canal+, le politologue Gilles Kepel met les pieds dans le plat et dénonce l'attitude de certains responsables politiques. Les municipalités ont parfois tendance à "déléguer à des salafistes" la gestion des quartiers pour "éliminer la délinquance, la prostitution, la drogue", a-t-il dénoncé, mardi 26 janvier, lors d'un débat avec Alain Juppé sur "la France face au terrorisme" organisé par l'Institut Montaigne, à l'Ecole des mines de Paris. Pour le politologue, spécialiste de l'islam, il existe "une marginalité qu'on arrange pour éviter l'explosion sociale". "Une logique à court terme qui met en cause la logique à long terme." Et de citer l'exemple de Souad Merah, la sœur de Mohamed Merah, elle-même proche des milieux salafistes, qui percevait "2.500 euros par mois comme mère isolée de quatre enfants".

"Rupture culturelle"

Pour Gilles Kepel, la situation sociale des jeunes, dans une société qui exclut de plus en plus, constitue un terreau favorable à la radicalisation (thème qu'il avait déjà abordé dans un rapport de 2011 pour l'Institut Montaigne sur Clichy-Montfermeil). Mais contrairement à d'autres spécialistes, comme Olivier Roy qui considère qu'on assiste à une "islamisation de la radicalisation" - il n'y aurait pas de changement profond de nature par rapport aux mouvements du type Brigades rouges ou Action directe - Gilles Kepel insiste sur la "rupture culturelle" de ces nouveaux jeunes radicalisés. Ce qui implique de traiter "à la fois la dimension sociale et culturelle" du problème. Selon lui, le terme de "radicalisation", "beaucoup trop englobant", n'est pas un concept. "Le problème, c'est le djihadisme", a-t-il insisté. Le tout sur fond de "retour du refoulé rétro-colonial", même s'il existe parmi eux de nombreux convertis.
La stratégie de Daech est d'instaurer "la guerre civile" dans une Europe considérée comme "le ventre mou de l'Occident", a-t-il rappelé, en s'appuyant sur cette jeunesse attirée par l'utopie alternative que constitue le Califat. Dans cette optique, les attentats du 13 novembre ont constitué une "erreur fondamentale" en engendrant "une unité nationale comme on n'en a jamais vécu", a-t-il défendu.

Insuffisance du renseignement territorial

Le sociologue réfute également le terme de "guerre" employé par les autorités françaises et place les enjeux avant tout sur le terrain du renseignement. Un renseignement qui "n'a pas compris la révolution culturelle de la troisième génération du djihadisme", a-t-il expliqué (cette troisième génération serait née en 2005 avec la parution de l'"Appel à la résistance islamique mondiale" d'Abu Musab al-Suri, après un premier djihadisme né en Afghanistan à la fin des années 1970 et un deuxième incarné par Ben Laden à partir de la fin des années 1990). "Dans un pays normal, (après les attentats de janvier 2015, ndlr), il y aurait eu une commission d'enquête pour savoir ce qui s'est passé." "L'affaire Mérah est le symbole du ratage, pourquoi n'y a-t-il eu aucune commission d'enquête ?", s'est-il encore interrogé.
Alain Juppé a abondé dans ce sens pour dénoncer "l'insuffisance du renseignement territorial pour détecter les signaux faibles". "La vraie réponse n'est pas tant dans le déploiement des forces de l'ordre dans les villes que le renseignement", a-t-il ajouté, regrettant que la gendarmerie ne soit "pas associée à la communauté du renseignement". "L'Europe est le seul grand espace organisé à l'échelle de la planète qui se désintéresse totalement de sa sécurité intérieure", a-t-il poursuivi, défendant une stratégie commune et une plus grande coopération.

Code de la laïcité

Pour le maire de Bordeaux - ville qui depuis le mois de septembre accueille le premier Capri (centre d'action et de prévention contre la radicalisation des individus) -, il faut travailler sur les prisons, qualifiées d'"incubateurs de djihadisme" en instaurant une "police pénitentiaire", et sur les lieux de prière susceptibles de "véhiculer un certain nombre de messages" appelant au terrorisme. Lui qui, il y a quelques mois, avait reconnu n'avoir jamais lu le Coran face au philosophe Michel Onfray, a dit vouloir faire un "pari raisonnable" en passant un "pacte avec l'islam de France" qui se formaliserait dans un "code de la laïcité". Il s'est cependant plaint de la difficulté de trouver les interlocuteurs devant "la complexité du monde musulman". L'ancien Premier ministre, candidat aux primaires LR, est aussi revenu sur la question sociale et "le début de la désespérance" que constitue le chômage. Il a aussi défendu la politique de la ville trop souvent assimilée à l'action de l'Anru. "Ce n'est pas à cela que s'est réduite la politique de la ville", a-t-il insisté.
Alors que Gilles Kepel a justifié l'intervention militaire au Levant, Alain Juppé a justifié son bilan d'ancien ministre des Affaires étrangères, période où d'aucuns identifient les sources des conflits actuels. "Je ne regrette pas ce que nous avons fait, je ne regrette pas Kadhafi, je ne regrette pas d'avoir évité à Benghazi un massacre programmé."