Mineurs non accompagnés : en attendant le rapport des inspections, sénateurs et présidents de département pointent l'urgence
Un débat sur la prise en charge des mineurs étrangers isolés organisé mercredi au Sénat a mis en lumière l'ampleur du phénomène, avec environ 25.000 arrivées de jeunes en 2017, ainsi que les difficultés des départements à les accueillir au titre de l'aide sociale à l'enfance. Dans l'attente des conclusions de la mission d'expertise, la ministre de la Justice a évoqué une probable révision des critères de répartition entre départements et de nouvelles règles d'harmonisation des procédures d'évaluation de la minorité. Deux jours plus tôt, l'Assemblée des départements de France réaffirmait l'urgence d'une solution. Les présidents de conseils généraux sont nombreux à se dire "complètement dépassés" par la situation.
A la demande du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), le Sénat a organisé, le 17 janvier, un débat en séance publique sur la prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA, ou mineurs isolés). Ouvert par Eliane Assassi, sénatrice (CRCE) de la Seine-Saint-Denis - l'un des départements les plus concernés par la question -, ce débat fait notamment suite aux "annonces du gouvernement sur [le transfert de] la prise en charge des mineurs des départements vers l'Etat". Il précède la parution d'un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l'Inspection générale de la Justice, attendu "sous peu" (en principe le 22 janvier) et portant sur la phase d'évaluation des mineurs isolés.
Une hausse des arrivées de MNA de 85% sur le premiers semestre 2017
Après avoir évoqué l'histoire d'un de ces enfants, Eliane Assassi a rappelé qu'"avant de traiter de ce sujet par les chiffres et la loi, il est plus que nécessaire de se confronter à ces réalités, à ces histoires personnelles qui font notre histoire commune". Elle a aussi indiqué que son groupe soutient le recours introduit par une vingtaine d'associations contre les circulaires du ministère de l'Intérieur du 20 novembre et du 8 décembre 2017, "qui organisent un tri dans les centres d'hébergements d'urgence" (voir notre article ci-dessous du 21 décembre 2017). Selon la sénatrice de la Seine-Saint-Denis, les mineurs étrangers isolés ne représentent que 18.000 des 325.000 mineurs pris en charge par l'aide sociale à l'enfance (ASE). Elle a demandé notamment de mettre fin aux test osseux - méthode contestée pour déterminer l'âge réel -, mais aussi "d'instaurer un dispositif de prise en charge contraignant et de sanctionner les départements récalcitrants à augmenter le nombre de places d'hébergement en foyer éducatif et en familles d'accueil, avec les postes de travailleurs sociaux afférents".
La ministre de la Justice a confirmé la forte progression du nombre de mineurs non accompagnés, "ce qui a pénalisé les dispositifs d'évaluation et d'orientation". Entre janvier et juillet 2017, on enregistre ainsi 14.908 arrivées d'enfants et de jeunes isolés se présentant comme mineurs, soit une hausse de 85% par rapport à la même période de 2016. Au total, le nombre d'arrivées se serait élevé à environ 25.000 sur l'année 2017.
Une clé de répartition entre départements à revoir
Nicole Belloubet a reconnu que la clé de répartition de ces mineurs entre les départements "ne fait pas l'unanimité et devrait en conséquence être revue", précisant au passage que le président du conseil départemental du Pas-de-Calais le lui avait "expressément demandé hier pour son département" lors de la visite d'Emmanuel Macron à Calais (voir notre article ci-dessous du 16 janvier 2018). Elle convient également qu'"il faut fiabiliser les procédures et éviter les réévaluations des personnes qui ont été considérées comme majeures".
La réalité du nombre de MNA a donné lieu à de vifs échanges, Stéphane Ravier, sénateur (Front national) des Bouches-du-Rhône et maire du VIIe secteur de Marseille, affirmant notamment, sans apporter de preuve, que "70% des jeunes clandestins sont en réalité des majeurs".
Tous les départements sont concernés
Plusieurs sénateurs sont intervenus pour estimer, comme l'Assemblée des départements de France (ADF) - voir notre encadré ci-dessous -, que "les mineurs étrangers isolés ne peuvent être abandonnés aux seules collectivités territoriales". Nadine Grelet-Certenais, sénatrice (Socialiste) de la Sarthe - et ancienne travailleuse sociale - a ainsi évoqué l'exemple de son département, indiquant que "nous accueillons 171 mineurs étrangers isolés, les structures d'accueil sont saturées et le département consacre quatre millions d'euros à cet accueil". Olivier Cigolotti, sénateur (Union Centriste) de la Haute-Loire et ancien directeur d'un établissement d'accueil de mineurs isolés, a souligné la "réelle capacité d'adaptation" de ces mineurs si on les laissait accéder à l'emploi, notamment dans les secteurs demandeurs de l'industrie, du bâtiment ou de l'hôtellerie.
Pour sa part, Thani Mohamed Soilihi, sénateur (LREM) de Mayotte et vice-président du Sénat, a tenu à rappeler la situation de l'outre-mer - avec, dans son département, "plus de 3.000 mineurs isolés, dont 500 sont livrés à eux-mêmes, parfois à la prostitution" et 87% de ces mineurs "abandonnés sur le territoire après la reconduite à la frontière de leurs parents" -, tandis que Dominique Watrin, sénateur (CRCE) du Pas-de-Calais, indiquait que "les mineurs non accompagnés représentent 40 à 60% des 700 migrants présents dans le Calaisis", dont "la plupart seraient admissibles au droit d'asile ou au rapprochement familial s'ils avaient accès au sol britannique". Enfin, Brigitte Lherbier, sénatrice (LR) du Nord, a insisté sur une conséquence particulière de l'afflux de MNA : selon elle en effet, "200 mineurs [non MNA, ndlr] ne sont pas pris en charge par l'ASE en centre d'accueil, faute de place !".
Dans une expression quelque peu maladroite, Laurence Rossignol, sénatrice (Socialiste) de l'Oise et ancienne secrétaire d'Etat chargée de la Famille et des Personnes âgées dans le gouvernement de Manuel Valls, a tenté de résumer la situation en affirmant que "ces mineurs profitent de la splendeur et de la misère de notre système : une capacité d'accueil égale pour tous, mais aussi des dysfonctionnements".
A l'Etat l'évaluation, aux départements la prise en charge ?
Face à ces critiques et demandes réitérées, la garde des Sceaux a rappelé que "le gouvernement s'est engagé à abonder le Fonds national de la protection de l'enfance, de 6,5 millions d'euros". Mais surtout, elle reconnaît que "l'Etat rembourse actuellement aux départements 30% des frais de prise en charge des mineurs non accompagnés, ce n'est pas assez". Elle a d'ailleurs apporté quelques précisions sur ce point, en indiquant que l'Etat rembourse actuellement cinq jours à 250 euros pour la phase d'évaluation, soit 1.250 euros. En 2016, les départements auraient ainsi dépensé 155 millions d'euros pour l'évaluation, selon l'ADF, et l'Etat leur a remboursé 65 millions, ce qui correspond peu ou prou aux 30% évoqués par la ministre.
La mission des inspections générales fera des propositions sur ce point et notamment sur "la possibilité de confier à l'Etat l'évaluation, ou de lui en faire porter la charge", sachant que le Premier ministre Edouard Philippe l'avait annoncé dès l'automne dernier lors du dernier congrès de l'ADF (voir notre article du 20 octobre). Mais, d'ores et déjà, Nicole Belloubet réfléchit "à d'autres dispositifs, à de nouveaux critères de répartition dans les départements, à une meilleure prise en charge psychologique", tout en renforçant la lutte contre les passeurs. Selon la ministre, "la phase initiale de mise à l'abri et d'évaluation serait reprise financièrement et peut-être matériellement par l'Etat". De nouvelles règles d'harmonisation des procédures d'évaluation pourraient également "être imposées pour limiter les difficultés de la réévaluation". En revanche, le fondement de la protection de l'enfance restera intangible : "Quand la minorité est attestée, la compétence restera départementale."
Présidents de départements : "On est complètement dépassés"
La mission d'expertise commune Etat / ADF confiée à deux corps d'inspection aurait théoriquement dû rendre ses conclusions au Premier ministre fin 2017. "Il y a deux mois de retard, nous attendons", a regretté Dominique Bussereau, le président de l'ADF. S'exprimant le 15 janvier à l'occasion de la cérémonie de vœux de son association, il a lui aussi évoqué à la fois l'enjeu humain de ce dossier et les conséquences financières difficiles pour ces départements subitement confrontés à l'afflux de centaines de jeunes migrants devant être pris en charge par l'Aide sociale à l'enfance.
Le département des Hautes-Alpes fait partie de ceux-là. Jean-Marie Bernard, son président, parle de ces "2.000 MNA" arrivés sur son territoire et qui y resteront au moins "quelques semaines ou quelques mois, le temps de l'évaluation" de leur minorité. "Sur un budget départemental de 250 millions d'euros, en 2017, cela a occasionné 2,5 millions d'euros de dépenses, alors que celles-ci étaient auparavant de l'ordre de 100.000 euros", témoigne l'élu.
Et comment les prendre en charge dans des conditions correctes, sachant que les structures de l'ASE sont peu adaptées et que ces jeunes arriveraient visiblement par des filières organisées de passeurs ? "Lorsqu'ils arrivent, ils vont directement au conseil départemental, ils sont bien informés", assure Jean-Marie Bernard. Même écho pour son homologue de Saône-et-Loire, André Accary : "Ils savent où nous trouver. Vendredi soir encore, 19 d'entre eux sont arrivés. On est complètement dépassés".
"Ce sont des filières organisées. Chez nous, elles sont principalement liées à trois ou quatre pays d'Afrique – Mali, Burkina Fasso, Benin", assure pour sa part François Sauvadet. Le président de la Côte-d'Or évoque principalement "un problème de places" d'accueil ASE, "même en faisant appel à tous les acteurs". Au-delà de l'enjeu financier (7,5 millions d'euros dans son département), l'ancien ministre pointe aussi un autre problème : "La responsabilité pénale, c'est nous qui l'avons, même si nous travaillons naturellement avec les autorités judiciaires". Pas question pour autant pour les départements de ne pas "assumer nos responsabilités" au titre de la protection de l'enfance, réaffirme-t-il : "Oui, la protection de l'enfance, on sait faire". Mais, ajoute François Sauvadet, "l'Etat ne peut pas nous laisser seuls ; chaque jour compte, il y a urgence".
Sans surprise, les MNA font partie des deux "gros dossiers" de ce début d'année pour l'ADF, aux côtés des allocations individuelles de solidarité (AIS). Réuni le 15 janvier, quelques heures avant les vœux, le premier bureau 2018 de l'association en a témoigné, débouchant à l'unanimité sur une
déclaration dans laquelle les élus déplorent de ne voir "aucune réponse concrète aux questions posées sur la prise en charge des MNA et des AIS". Tout en réaffirmant leur " volonté d’ouverture et de dialogue", les présidents le redisent : "Sans décision rapide et acceptable de l’Etat sur ces questions vitales, les départements refuseront de cosigner les pactes financiers car on ne peut pas souscrire un contrat dont les paragraphes essentiels resteront en blanc."
Claire Mallet