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Architecture / Urbanisme - La stratégie nationale pour l'architecture suscitera-t-elle le "désir d'architecture" des collectivités ?

Elle est copieuse, la stratégique nationale pour l'architecture que Fleur Pellerin a présentée le 20 octobre. Trente mesures sont au menu, dont une grosse moitié concerne les collectivités : le "permis de faire" (de bâtir ou de réhabiliter en dérogeant aux règles d'urbanisme), l'intervention d'un architecte dans les quartiers Anru et dans les lotissements pavillonnaires, les formations pour les élus et les agents... Est-ce ainsi que la ministre, qui veut provoquer le "désir d'architecture", parviendra-t-elle à convaincre les collectivités ?

"Elle vient reconnaître combien le talent des architectes est indispensable, en ce moment crucial, pour répondre aux défis que partagent tous les Français : le logement, la transition énergétique, l'amélioration du cadre de vie, le vieillissement des hommes et des pierres", a déclaré Fleur Pellerin, le 20 octobre, en présentant la stratégie nationale pour l'architecture (SNA) à l'Ecole nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville.
Une stratégie en 30 mesures - dont une bonne moitié touche aux collectivités - rédigée à partir du rapport remis en juillet dernier à la ministre de la Culture par les trois groupes de travail qui avaient planché durant cinq mois sur la question (voir notre article ci-contre du 24 juillet 2015). Fleur Pellerin n'a pas retenu toutes les propositions, mais en a tout de même gardé beaucoup. Un tiers des mesures sont déjà entre les mains des parlementaires dans le cadre du projet de loi relatif à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (voir nos articles ci-contre des 9 juillet, 18 septembre et 8 octobre 2015).

Expérimenter le "permis de faire" uniquement pour les équipements publics ?

C'est le cas des deux dernières, regroupées sous l'axe "Soutenir la démarche expérimentale et sa valeur culturelle", et qui touchent de près les collectivités.
Le "permis de faire" ou "permis d'expérimenter" est présenté dans le projet de loi comme "la possibilité, à titre expérimental, de déroger, de façon temporaire et encadrée, pour des équipements publics, à certaines règles en vigueur en matière de construction afin de favoriser la qualité architecturale" (voir notre article du 8 octobre 2015). Il s'agit, pour Marc Barani, Grand Prix national de l'architecture 2013 et animateur d'un des groupes de travail, de "remplacer la culture de la règle par une culture d'objectif" mais en aucun cas de "modifier le fondement de la règle". Exemple : reproduire le système de sécurité incendie d'une école maternelle de Copenhague, beau et efficace, alors même qu'il n'est pas conforme aux normes françaises.

Economie circulaire, transformation des logements...

La stratégie nationale pour l'architecture voudrait aller plus loin en instaurant le "permis de faire" non pas seulement pour les équipements publics, mais plus largement en "réponse aux grands enjeux sociétaux, tels que : l'économie circulaire de l'architecture (déconstruction, réemploi, filières courtes…), l'évolutivité et la transformation des logements pour répondre aux attentes sociales, les technologies et l'art de construire durable, la réutilisation des édifices protégés à l'aune de l'enjeu climatique, les démarches participatives et l'autoconstruction".
Un premier pas a été fait avec l'appel à projets "architecture de la transformation" organisé en direction des bailleurs de logements sociaux par le Lab CDC, associant la Caisse des Dépôts, le ministère de la Culture et l'Union sociale pour l'habitat (voir notre article du 21 septembre 2015).
Le "permis de faire" peut concerner les produits, les procédés, les modes de production, les débouchés, les typologies, l'insertion urbaine, le processus d'élaboration du projet architectural et doit pouvoir être "réplicable".

Déroger aux règles d'urbanisme au nom de la qualité et de l'innovation

Estimant que l'application de règles d'urbanisme peut conduire à "atténuer les formes de bâti, les styles architecturaux ainsi que les innovations" et "faire perdre aux espaces urbains leur lisibilité et leur équilibre", la stratégie nationale pour l'architecture a inspiré plusieurs dispositions du projet de loi, prévoyant de renforcer encore les dérogations aux documents d'urbanisme pour les opérations de transformation et de surélévation d'immeubles de logements dès lors que "les projets présentent un intérêt public du point de vue de la qualité ainsi que de l'innovation ou de la création architecturale". De quoi relancer le débat, toujours sensible, sur les tours d'habitation.
Tours qui, dans les quartiers Anru de première génération, ont facilement explosé à la faveur d'une certaine conception de la rénovation urbaine... Dans le cadre du Nouveau Programme national de renouvellement urbain (NPNRU), les architectes mettraient davantage leur grain de sel dans cette "architecture de transformation" car "les habitants des quartiers prioritaires aussi ont droit au beau. Ils ont aussi le droit de mieux comprendre l'environnement dans lequel ils vivent et de quelle façon il est possible de le transformer", a déclaré Fleur Pellerin.

Partenariat avec l'Anru

La ministre a ainsi annoncé pour 2016 "un partenariat encore plus étroit avec l'Anru dans le cadre du prochain programme de rénovation". Elle a aussi assuré que ses services territoriaux d'architecture et du patrimoine (Stap) ainsi que les conseillers architecture des Drac "mettront à disposition leur expertise pour conseiller les territoires sur l'intégration des aspects architecturaux, urbains et paysagers dans le diagnostic des quartiers" (mesure 10). De plus, la stratégie nationale pour l'architecture prévoit de renforcer la formation initiale et continue des architectes sur "l'intervention sur l'existant" (mesure 7).
Une autre mesure aura une incidence sur la physionomie des quartiers de la politique prioritaire de la ville : celle, prévue dans le projet de loi, de créer un nouveau label pour les bâtiments de moins de 100 ans (mesure 6). L'idée étant que "le patrimoine des XXe et XXIe siècles est souvent une chance pour les projets à venir et doit être valorisé" et que le reconnaître à temps – c'est-à-dire "en cas de projet d'aménagement susceptible d'avoir un impact sur le bâtiment labellisé" – devrait permettre de "créer les conditions d'un dialogue le plus en amont possible avec le porteur de projet pour l'aider à intervenir dans le respect du bâtiment". Et de permettre aussi d'éviter une nouvelle affaire "Chemetov" (à ce propos, lire notamment nos articles A saisir : une tour de 23 étages dans l'Essonne pour 1 euro du 11 avril 2014 et La justice persiste : Chemetov ne peut s'opposer à la démolition de son "oeuvre" de Courcouronnes du 17 octobre 2013)

100.000 pavillons vendus sur catalogue en 2014

Paul Chemetov, Grand Prix national de l'architecture 1980, est d'ailleurs intervenu lors de la présentation de la stratégie nationale pour l'architecture à laquelle il a contribué en tant qu'animateur d'un des groupes de travail. Son intervention n'était pas à titre personnel (il a surtout défendu l'ouverture aux jeunes architectes des marchés publics et des marchés de maisons individuelles, estimant que la SNA n'en faisait pas assez). Paul Chemetov s'est notamment indigné sur le fait que "l'an dernier cent mille pavillons sur catalogue ont été construits". "Les Français croient que l'intervention d'un architecte viendra faire gonfler le prix d'un chantier, sans pour autant donner davantage de valeur à l'édifice qu'ils rénovent ou construisent", déplore aussi Fleur Pellerin, ajoutant : "Il nous faut prouver le contraire".
Sur la question des "constructions péri-urbaines", la stratégie nationale pour l'architecture prévoit plusieurs mesures, comme celle de rendre obligatoire l'intervention d'un architecte pour les permis d'aménager des lotissements (mesure 20), également inscrite dans le projet de loi. La mesure est qualifiée d' "indispensable" par la ministre, décidée à "faire évoluer un modèle d'aménagement qui dénature chaque année davantage les paysages de notre pays". Le champ d'application de cette mesure sera précisé en fonction de la nature de l'opération, au fil des discussions parlementaires.

Le recours à un architecte obligatoire pour toute maison de plus de 150 m2

Dans le même ordre d'idée, la stratégie nationale pour l'architecture et le projet de loi voudraient abaisser le seuil de recours obligatoire à un architecte à 150 m2, contre 170 m2 aujourd'hui (mesure 22). "Vous ne pouvez pas imaginer les pressions qui ont été exercées sur les parlementaires" lors de la première lecture à l'Assemblée nationale du projet de loi, a indiqué son rapporteur Patrick Bloche, également présent à l'Ensa de Paris-Belleville. "J'espère qu'ils tiendront le coup au Sénat", a-t-il ajouté.
La mesure serait pourtant nécessaire "si l'on veut que chacun profite, dans son environnement privé, des opportunités nouvelles dont sont porteuses les solutions architecturales", a abondé la ministre, citant : l'isolation thermique, les bâtiments à basse consommation, "et tout ce qui concerne la transition écologique".
Et pour encourager les particuliers à recourir à l'architecte sous le seuil de recours obligatoire, il est envisagé de réduire le délai de délivrance du permis de construire en cas de recours à un architecte (mesure 22). Une expérimentation avec des collectivités territoriales volontaires sera lancée prochainement. L'appel à manifestation d'intérêt, organisé par le ministère en charge de l'urbanisme (celui de Sylvia Pinel, donc) est prévu fin 2015, pour une mise en œuvre de l'expérimentation au 1er semestre 2016. Cette mesure repose sur l'idée qu'il existe un "effet facilitateur du recours à un professionnel, tant pour les services instructeurs que pour le pétitionnaire".

Des formations pour les fonctionnaires de l'Etat et des collectivités territoriales

"Parce qu'il est fondamental que ceux qui prennent les décisions, instruisent les permis de construire ou conçoivent les politiques d'aménagement puissent aussi en saisir toute l'importance (NDLR : de l'architecture), nous proposerons de mettre en place des formations dédiées aux fonctionnaires de l'Etat et des collectivités territoriales et aux élus", a également annoncé Fleur Pellerin. Il s'agirait de formations initiales et continues. Des partenariats sont envisagés avec les Instituts régionaux de l'administration (IRA), l'Institut national des études territoriales (Inet) et le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT).
Catherine Jacquot, présidente du conseil national de l'Ordre des architectes, qui apportera "tout son concours" à la stratégie nationale pour l'architecture, aurait toutefois souhaité, comme l'avait suggéré le rapport des groupes de travail remis en juillet, que la ministre retienne l'idée d'introduire un statut d'architecte dans la fonction publique territoriale.

Des formations pour les élus

Des formations à destination des élus sont également prévues en s'appuyant sur le réseau des Ecoles nationales supérieures d'architecture (Ensa), afin de les "sensibiliser aux problématiques architecturales qu'ils sont amenés à rencontrer quotidiennement" (mesure 5). Les Ensa seraient même destinées à devenir plus largement "un lieu de ressources pour tous ceux qui concourent à la maîtrise d'ouvrage" et à "développer des capacités d'expertise et d'appui aux politiques publiques (mesure 12 : "Renforcer l'ancrage scientifique et économique des Ensa au niveau territorial").
Au cours de ces formations, les élus pourraient aussi être sensibilisés à "l'importance du concours pour les adjudicateurs publics". La stratégie nationale pour l'architecture et le projet de loi entendent tous les deux mettre en place des dispositions pour "permettre, sous conditions, d'aménager une phase de dialogue dans la procédure, qui, tout en étant respectueuse d'un processus où l'anonymat reste la règle, permet de favoriser la parfaite adéquation du projet proposé et des besoins attendus". Il est également prévu que soit élaboré un "référentiel de l'offre anormalement basse" (mesure 24).

Un conseiller pour l'architecture dans chaque Drac

Dans le cadre de la mise en œuvre de la réforme territoriale cette fois, le ministère de la Culture s'engage à assurer, d'ici à fin 2017, la présence d'un conseiller pour l'architecture dans chaque Drac (direction régionale des affaires culturelles). "En lien avec les services territoriaux, il permettra à la Drac de bâtir, structurer et animer les réseaux de promotion et ceux des professionnels, CAUE, maisons de l'architecture, architectes et paysagistes conseils de l'État, etc." (mesure 24). Peut-être auront-ils à gérer les concurrences qui existent entre conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) et maisons d'architecture. Mais de cela, la ministre ne veut pas en entendre parler. "Il n'y a pas de place pour des querelles de clocher", a-t-elle tranché.
La stratégie nationale pour l'architecture et le projet de loi prévoient quoi qu'il en soit de "réaffirmer l'importance des CAUE" (mesure 19) en élargissant leurs missions, notamment en matière de formation des élus.
A noter encore quelques mesures plus anecdotiques pour les collectivités locales : le fait d'apposer le nom de l'architecte sur les bâtiments qu'il a conçus (mesure 8, également dans le projet de loi) ; le lancement d'une mission d'étude sur la valeur économique de l'architecture (mesure 23, à surveiller de près toutefois, dans le cadre de la gestion – et de la valorisation - du patrimoine immobilier des collectivités) ; la création de "chantiers-démonstrateurs" (mesure 15, qui peut intéresser les collectivités audacieuses)...

L'interministériel, le grand absent

"Les mesures sont donc là, pour certaines rapidement opérationnelles, notamment pour celles qui relèvent directement de mon ministère. Car, faut-il le rappeler, si la politique publique de l'architecture est de mon ressort, son activité concerne aussi d'autres champs d'intervention de l'Etat", a reconnu Fleur Pellerin. Justement, "il ne faudrait pas s'arrêter en si bon chemin", l'a interpellé Catherine Jacquot. Et pour cela, la présidente du conseil national de l'Ordre des architectes suggère de créer une mission interministérielle de suivi et d'évaluation de toutes ces mesures.
Paul Chemetov en a bien une en tête : la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP). "Toutes les mesures évoquées par la ministre et la réponse aux questions que nous posons ont besoin pour se concrétiser d'une structure interministérielle réunissant à l'initiative du ministère de la Culture, ceux du Logement et de la Ville, comme celui de l'Ecologie. C'est le seul moyen de redonner à la MIQCP l'importance qu'elle eut et qu'elle a perdu pour rendre à la commande publique son rôle moteur dans le développement de l'architecture en France, aujourd'hui bureaucratisé".

 

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