Ressources humaines - Fonction publique : un rapport d'inspection relance le débat sur la pénibilité
"Les employeurs publics ne mettent en œuvre que très partiellement leurs obligations relatives à la traçabilité des expositions aux risques professionnels et à la prévention de la pénibilité (DUER, fiches individuelles d'exposition aux risques professionnels…), méconnaissant pour certains les textes parus depuis maintenant plusieurs années (2001 pour le DUER, 1985 pour certaines dispositions relatives à la FPT)", tel est le constat sévère formulé par Patrice Borel, Igas, Jacques Fournier, IGA, et Anne Badonnel, inspectrice de l'administration, dans leur rapport sur "la prévention et la prise en compte de la pénibilité au travail au sein de la fonction publique", présenté en réunion "santé et sécurité au travail" le 6 juin 2016, dévoilé par l'agence AEF.
Les communes en retard
Si les données disponibles à l'heure actuelle commencent à dater - elles remontent à 2011 -, les organismes consultés par les auteurs, centres de gestion et CNFPT pour la fonction publique territoriale, indiquent que les chiffres de 2013, actuellement en cours d'analyse, ne devraient pas montrer une progression très importante. Ces données mettent en lumière le retard pris par un grand nombre de collectivités pour l'application de mesures obligatoires, en particulier les communes. Ainsi, moins d'un quart des communes et établissements communaux avaient produit un document de prévention en 2011, et seules 15% d'entre elles disposaient à cette date d'un document unique d'évaluation des risques professionnels (DUER). Elles n'étaient que 4% à avoir élaboré des fiches individuelles de prévention des expositions aux risques. Les communautés urbaines, les régions, les communautés d'agglomération et les départements sont les collectivités "les plus engagées dans ces politiques."
La cartographie des métiers exposés est "loin d'être produite"
Le rapport souligne que de nombreuses raisons expliquent ces lacunes : difficultés liées au recrutement de médecins de prévention, complexité des textes législatifs et réglementaires. En outre, il existe une "absence de contrôle de la mise en œuvre des obligations pesant sur les employeurs publics par les administrations centrales compétentes (DGAFP, DGCL, DGOS)", selon les auteurs du rapport. Ainsi, "la cartographie des métiers, fonctions et situations de travail susceptibles d'être exposés aux risques professionnels au-delà des critères de pénibilité définis dans le code du travail est loin d'être complètement produite". Cependant, les travaux menés par la Dares ou la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) mettent en lumière que "les métiers de la fonction publique territoriale et de la fonction publique hospitalière sont particulièrement concernés par la pénibilité".
687.000 agents "soumis à au moins trois contraintes physiques"
Une étude de la Dares de 2013 fait ainsi état de 36,6% de fonctionnaires territoriaux s'estimant soumis à "au moins trois contraintes physiques intenses", soit plus de 687.000 agents. Concernant les départs pour invalidité en 2014, la CNRACL a comptabilisé 3.714 cas au sein de la fonction publique territoriale (l'invalidité étant imputable ou non au service). Sur ces 3.714 départs, 140 relevaient de la catégorie active, soit 3,8% de l'effectif total. Par conséquence, les 3.574 autres départs relevaient de la catégorie sédentaire et représentait 96,2% du flux total des invalides.
Par ailleurs, le service de médecine de prévention du centre de gestion de la grande couronne (90.000 agents territoriaux gérés) a mené une étude en 2013 montrant que les femmes représentaient 76% de la population ayant besoin d'un reclassement, contrairement à ce que laisserait supposer la conception traditionnelle de la pénibilité au travail (postes techniques, de voirie...). L'âge moyen des demandeurs était de 50 ans, mais 40% des agents avaient entre 40 et 50 ans, et donc largement en amont d'un départ à la retraite.
Ces données sont corrélées par la hausse de l'absentéisme pour raison de santé. Selon une étude de 2015, le nombre de jours d'absence par agent territorial s'est établi à 24 en 2014, en progression de 12% depuis 2009 (voir ci-contre notre article du 29 juin 2015).
Des actions diversifiées
En dépit d'un état des lieux relatif aux métiers dits "pénibles" lacunaire, la mission observe que la prévention de la pénibilité et des risques professionnels est prise en compte par les employeurs publics, "par l'intermédiaire de dispositifs et d'actions diversifiées". En effet, les administrations "ont réalisé un effort de structuration de leurs équipes de préventeurs. Elles ont de fait mis en place des dispositifs de prise en compte de la pénibilité (départ anticipé à la retraite, aménagement du temps de travail, primes, etc.), ainsi que des politiques d'accompagnement en matière de RH (formation, reconversion, GPEC, etc.), et des actions de prévention". Les auteurs rappellent également que le CNFPT s'est engagé depuis plus d'un an avec le fonds national de prévention de la CNRACL et les services de médecine de prévention dans la mise en place d'un référentiel des problématiques de santé pour chacun des 233 métiers recensés par le répertoire. Il a déjà traité une cinquantaine de métiers en 2014.
Par ailleurs, le classement de certains emplois dans la catégorie dite active, qui est caractérisée par une dangerosité particulière et des risques encourus exceptionnels, a permis d'apporter une réponse collective et statutaire à la pénibilité de certains postes. "Cette notion, à toiletter, est centrée sur la réparation et intervient en fin de carrière et non pas sur la prévention des risques tout au long de la vie professionnelle", soulignent les auteurs du rapport. Ainsi, certains métiers répondant aux critères de pénibilité ne sont pas classés en catégorie active, et inversement.
C3P : des préalables et des conditions à lever
De ce fait, la mission d'inspection estime que "la transposition du C3P [compte personnel de prévention de la pénibilité] aux agents publics est pour l'heure prématurée", même si elle est favorable à sa mise en œuvre dans les trois fonctions publiques afin de favoriser la convergence entre les salariés du secteur privé et les agents publics. Il est indispensable dans un premier temps de "lever un certain nombre de préalables et de conditions (notamment la mise en œuvre des obligations des employeurs publics, l'établissement des cartographies des métiers exposés, la mise à niveau de la médecine de prévention et la mise en place d'un véritable pilotage national)", détaille la mission, qui recommande enfin de "réfléchir à une transposition de l'approche du secteur privé des référentiels de risques par métier, et d'analyser la mise en place du C3P à l'aune de la réflexion plus globale relative à l'instauration d'un compte personnel d'activité".
Un constat déjà connu
La présentation du rapport a laissé les organisations syndicales dubitatives. D'une part, le constat, incomplet, est déjà connu. "Le fait que les employeurs n'hésitent pas s'affranchir de leurs obligations, que moins de 30% d'entre eux se soient dotés d'un DUER, pourtant entré en vigueur en 2001, et que peu ont mis en place des plans de prévention, la pénurie de médecins de prévention… tout cela nous le savons déjà", commente une responsable syndicale.
D'autre part, les syndicats de fonctionnaires s'interrogent sur la commande précise qui a été passée aux inspections par le gouvernement, alors que la lettre de mission n'est pas accessible dans la version qui leur a été transmise et que la conclusion du rapport porte sur la transposition du C3P aux agents publics. "A priori, il leur a clairement demandé d'étudier la faisabilité du C3P dans la fonction publique", estime un représentant syndical. Preuve en est, selon lui, la période écoulée entre la remise du rapport, fin mars, et sa présentation aux organisations syndicales, plus de deux mois après, qui dénoterait une hésitation à en faire état alors que le sujet est très sensible.
Les catégories actives, un sujet sensible
De fait, le gouvernement a prévu, dans le cadre du projet de loi El Khomri, de mettre en place un compte personnel d'activité (CPA) dans la fonction publique - via une habilitation à légiférer par ordonnance dans les neuf mois suivant la promulgation de la loi -, ce qui implique de décliner ses éléments de contenu, à savoir le compte personnel de formation (CPF) et le C3P (voir ci-contre notre article du 3 mai). Or d'une part les organisations syndicales sont divisées sur le sujet, certaines comme la CFDT étant pour une transposition du CPA, d'autres telle FO, résolument contre. D'autre part, le gouvernement avait indiqué dès 2013 qu'il n'y aurait pas de compte pénibilité dans la fonction publique, celle-ci disposant déjà des catégories actives, et que les travaux porteraient davantage sur les aspects de prévention.
Au sein du gouvernement, on affirme encore aujourd'hui qu'un C3P pour le public est "exclu". A fortiori tant que le dispositif n'est pas stabilisé dans le secteur privé. Par ailleurs, si tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il serait nécessaire d'actualiser les catégories actives, ce chantier complexe et sensible paraît difficilement envisageable à moins d'un an de l'élection présidentielle de 2017. Il ne fait d'ailleurs pas partie de l'agenda social de la ministre de la fonction publique (voir ci-contre notre article du 12 avril).
Des mesures d'ordre réglementaire à la rentrée
Dans ce contexte, les organisations syndicales souhaitent voir réactivée la concertation relative à la santé et à la sécurité au travail, ce qui serait l'occasion d'aborder les questions de pénibilité. Depuis 2013, toutes ont déjà eu l'occasion d'exprimer leurs propositions et de les peaufiner. Elles rejoignent dans une large mesure les recommandations du rapport, notamment en termes de cartographie des métiers et de définition de critères de pénibilité. Les organisations syndicales préconisent également un plan santé au travail comme dans le privé, et la mise en place d'un dispositif de contrôle des employeurs efficient… le tout en prenant en compte l'allongement des carrières.
Si l'ouverture d'un grand chantier "pénibilité" semble peu envisageable à la rentrée, certaines mesures d'ordre réglementaires pourraient toutefois être prises, suggère une responsable syndicale. Dans un premier temps, le gouvernement pourrait ainsi plutôt chercher à œuvrer dans les domaines de la médecine de prévention ou encore de l'application par les employeurs des obligations réglementaires (DUER, plans de prévention).