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Interview - Agriculture : "Ce qui nous menace croît plus vite que ce qui peut nous sauver"

Coauteur du "Sacrifice des paysans - une catastrophe sociale et anthropologique" (éditions L'Echappée), le sociologue et ancien chercheur à l'Inra Yves Dupont analyse les raisons profondes qui ont conduit à ce qu’il appelle un "ethnocide". Sacrifié sur l’autel du productivisme et de la modernité, le paysan, par son essence même, a constitué le "bouc émissaire" parfait. Selon lui, les quelques Amap, circuits courts et autres, sont de peu de poids face à l’accélération productiviste en cours...

En ouvrant votre livre, on s’attend à un état des lieux sur la disparition des petites exploitations. Mais en partant du "sacrifice des paysans", vous allez plus loin et vous vous livrez à une critique féroce de la modernité et de ses excès, dans la veine d’un Michéa par exemple. En quoi l’agriculture a-t-elle été une sorte de laboratoire pour la modernité ?

Yves Dupont : Le livre comporte une partie consacrée à tous les grands événements qui ont ponctué l’histoire de la paysannerie et de l’agriculture depuis les années 30, en passant par Vichy, la Résistance, et ont débouché à la Libération sur un projet de société démocratique de "troisième voie". La deuxième partie, prend davantage les choses à la racine. Nous étions à l’Inra dans les années 1975, et nous avons accompagné tous les agriculteurs qui persistaient à s’appeler "paysans" et qui faisaient appel à nous pour imaginer autre chose que l’industrialisation de l’agriculture. A cet égard, je viens de lire un livre de l’écrivain américain Upton Sinclair, La Jungle, sur l’histoire du déracinement de tous ces travailleurs lituaniens ou polonais qui se rendaient à Chicago au siècle dernier pour travailler dans les abattoirs, les conserveries, les usines d’engrais… Ce qu’il décrit sur le modèle américain de l’industrialisation de l’agriculture est effrayant. On est au cœur même du capitalisme comme conception du monde. Michéa et d’autres - je pense à Pierre Clastres - ont très bien analysé la théorie économique du marxisme. Or jamais ces analyses n’ont été aussi vérifiables qu’aujourd’hui. Les choses auraient pu se passer autrement. Dans les années 1960/70, il était parfaitement possible d’avoir une autre politique agricole et d’aménagement du territoire…

… mais on est passé des Trente Glorieuses et du social-productivisme aux "Quarante Honteuses", où il ne reste plus que le productivisme. Qu’est-ce qui a fait louper le coche ?

Nous n’avons pas voulu, dans notre ouvrage, faire un travail d’économistes, d’analyse de la mise en œuvre de la PAC et de ses conséquences. Nous nous sommes intéressés à la question des imaginaires, comme le fait Cornelius Castoriadis, à la conception du monde qui anime les politiques. On a beaucoup travaillé sur les politiques agricoles et budgétaires de 1944 à 1984. On voit très bien ce qu’est une politique agricole qui repose sur une certaine conception du monde, comment les choses une fois engagées sont très difficiles à modifier. Avec ce que l’on appelle de façon un peu hâtive le tournant libéral de 1983, on a les prémices d’une concentration de la production, le développement des grandes surfaces, de l’industrie agroalimentaire… Mais il y avait déjà à l’époque des gens qui défendaient les circuits courts, des petites exploitations de 35 à 50 hectares. Ils n’ont pas été entendus.

Pourquoi avoir fait du paysan un "bouc émissaire" ? Vous allez jusqu’à parler d’ethnocide.

Le paysan est avant tout un petit producteur marchand, un travailleur aspirant à l’autonomie, il a recours à l’autoconstruction et à l’autoconsommation, il possède des animaux pour se nourrir et il est inséré dans tout un tissu de relations sociales. Dans la société rurale, les relations symboliques et culturelles sont très fortes. En cela, c’est un repoussoir absolu du système capitaliste qui lui préfère la figure du travailleur, du salarié. Par son essence même, il a été considéré comme le "sauvage", c’est pour cela que l’on fait un détour par la colonisation. C’est un être aux besoins limités, qui ne cherche pas à faire fortune, qui se contente de reproduire des conditions de vie…
 

C’est cet enracinement et son autonomie qui font que le paysan a su mieux résister à la "marmite alchimiste du capital", selon l’expression de Marx que vous reprenez ?

Oui et c’est pour toutes ces raisons que le paysan a dû devenir un agriculteur, un type d’agent économique, et qu’on l’a amené à produire quinze à vingt fois plus, libérant ainsi de la main d’œuvre pour les secteurs secondaires et tertiaires. Je viens de la campagne, du rural profond. J’ai 70 ans. J’ai donc bien connu toute cette époque, ces liens sociaux très forts. Toutes les campagnes se sont vidées du fait de l’adhésion au productivisme. On a incité les paysans à abandonner leur verger, leur basse-cour, certains vont maintenant acheter leur poulet en grande surface, ne font plus de conserves… Or dans les années 1970, encore un tiers de paysans obtenaient un revenu de complément substantiel avec leur production, jusqu’à 15/25% de leurs ressources.
Aujourd’hui, rien ne se passe qui permette d’envisager un changement. Près de Madrid, il y a une exploitation de 25.000 vaches. En Chine, on a des ateliers de porcs de 500.000 animaux. Nous essayons dans ce livre d’être aussi objectifs que possible : ce qui nous menace croît plus vite que ce qui peut nous sauver.

Pourtant on a l’impression d’un mouvement vers les circuits courts, les Amap. On parle à présent de projets alimentaires territoriaux (PAT), d’agro-écologie…

Il y a effectivement de nombreuses réflexions et pratiques en elles-mêmes tout à fait respectables. Mais, cela, nous l’expérimentions dès les années 1980 : les filières bois, la valorisation des ressources locales, la reconstruction de haies pour la nidification… Avec Jean Glavany (ministre de l’Agriculture de 1998 à 2002), nous avions travaillé sur les contrats territoriaux d’exploitation (CTE) avec l’idée de réinsérer les exploitations dans leurs territoires. C’est finalement ce qu’on nous ressort aujourd’hui. Seulement, pendant qu’on faisait notre petit bricolage, le technicisme, les marchés mondiaux se répandaient très vite.
Tout ce mouvement est donc fort sympathique, mais pendant ce temps, l’équivalent d’un département disparaît tous les sept ans pour construire des ronds-points, des supermarchés, des logements pavillonnaires... De Toulouse à Cahors, la campagne a été complètement grignotée par l’installation de zones commerciales. Je suis sûr que cela ne suffira absolument pas, comme le sait très bien Stéphane Le Foll. On ne peut pas produire du mouton extensif au prix d’un mouton néozélandais. On pourra proposer du bio à la cantine, mais tous les gens dans la pauvreté ou au RSA continueront d’aller chez Lidl.

Vous insistez d'ailleurs sur l’ "artificialisation des sols", la disparition de l’espace.

L’intensification et l’industrialisation sont des processus qui ne peuvent fonctionner qu’à la reproduction élargie. Le capitalisme fonctionne à l’autophagie. Il est condamné à une expansion illimitée. Prenons l’exemple des délocalisations : les entreprises vont là où la main-d’oeuvre n’a pas de tradition politique et syndicale et où la rémunération est inférieure à la nôtre. En Inde par exemple, ces ouvriers qui sont recrutés sont encore des paysans ou quasi-paysans, ils sont encore dans des économies paysannes, ils produisent beaucoup de ce qu’ils consomment, le revenu n’est qu’une composante de leur ressource. Au fur et à mesure, leur mode de vie s’occidentalise, ils abandonnent les ressources qui étaient les leurs, commencent à revendiquer des augmentations salariales. Alors le capitaliste s’en va ailleurs. Au passage, il a détruit le fonctionnement de l’économie rurale et paysanne. On voit bien comment l’industrialisation triomphe.
 

On pourrait penser que dans ces conditions, l’Etat a un rôle protecteur. Or vous dîtes qu’il est "ethnocidaire"…

On retrouve dans le livre l’idée de l’Etat Léviathan, cette figure d’unification des administrés, qui les soumet au refaçonnage, au remodelage, les force à abandonner tout particularisme. Il y a donc bien une forme de fonctionnement ethnocidaire, d’uniformisation, d’universalisation. Mais nous n’aspirons aucunement à la restauration de tous les particularismes locaux de même que nous n’avons jamais soutenu l’anti-étatisme primaire. Bien au contraire, l’Etat a tout son rôle à jouer. Dans les années 83/84, il y a eu une gauche fabusienne, attalienne, jospinienne qui a adhéré au libre-échange et à l’ouverture des frontières, sinon à la dérégulation, pour laquelle l’Etat doit se cantonner aux fonctions régaliennes et à la protection des plus faibles en attendant le retour de la croissance. L’institution n’est pas du bois mort, elle est irriguée par des conceptions du monde. C’est pour cela que nous avons cité Laurent Fabius qui, en 1985, publiait un ouvrage (Le Cœur du futur) dans lequel il s’adressait à ses enfants : "Vous pratiquerez plusieurs langues (…) Peut-être même commencerez-vous votre vie sur cette Terre pour passer ensuite une partie de votre existence dans des stations spatiales ou sur d’autres planètes." C’est là la vérité du social-libéralisme. Il y a probablement un tiers de la population qui adhère à cet imaginaire, dont 80% de ceux qui ont encore un peu de pouvoir, ce sont eux qui nous poussent aujourd’hui vers le transhumanisme, qui nous présentent la Silicon Valley comme un vecteur d’émancipation. Il y avait déjà au 18/19e siècles tout un courant d’utopies radieuses. Elles se réveillent aujourd’hui sous couvert de techno-jouissance. Cet imaginaire imprègne une bonne partie de la haute fonction publique.

Vous n’êtes pas tendre avec la FNSEA mais vous n’épargnez pas non plus  Pierre Rabhi* et les "colibristes"…

Je n’ai aucune hostilité à l’égard de Pierre Rabhi, pas plus qu’à l’égard d’autres mouvements de ce type. Mais reste à penser le problème de leur articulation avec les institutions et le pouvoir. C’est bien là le souci. Trop d’individus semblent considérer que le monde va changer parce qu’ils ont réussi à faire pousser trois salades bio. C’est très largement insuffisant. Encore une fois, ce qui détruit progresse beaucoup plus vite.

On entend beaucoup parler du retour aux "communaux" de l’Ancien Régime. Faut-il y voir une solution d'avenir ?

Beaucoup de gens se réveillent maintenant. Dans la Manche, où j’ai travaillé, les "biens communaux" étaient administrés par un conseil municipal, une association gestionnaire. Cette économie a fonctionné de la fin de la féodalité jusqu’au début du XXe siècle. Puis ils ont été vendus, démembrés… En 1977, on était accusé d’être néo-pétainiste lorsque l’on s’efforçait de souligner le rôle de ces biens communaux dans l’équilibre du système. Aujourd’hui, on assiste à des expériences de ce type. Nous nous rendrons prochainement dans la Drôme où l’Atelier paysan s’est lancé dans l’autoconstruction de matériel agricole extrêmement robuste, autonome pour l’énergie. Ils essaient à leur façon de reprendre possession des biens communaux. Le réveil est sympathique mais il arrive bien tard. En face, la société du risque continue de produire de l’intoxication volontaire, du déni de réalité.

*Pierre Rabhi a fondé en 2006 le mouvement des Colibris avec l’idée que chacun doit faire sa part, à l’image de ce minuscule oiseau qui tente, humblement, à sa petite mesure, d’éteindre l’incendie de la forêt.
 

 

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