Agriculture - "Le modèle de l'exploitation familiale se marginalise progressivement"
C'est une dékoulakisation à la française. Nul besoin du "petit père des peuples", le marché s'en charge très bien. Entre 1970 et 2010, le nombre d'exploitations agricoles est passé d'1,2 million à 490.000. 40.000 exploitations ont encore disparu entre 2010 et 2013. Et la crise que traverse l'agriculture ne laisse pas espérer un retournement. Récemment, un sondage Ifop pour la FNSEA montrait que 14% des exploitants envisageaient de cesser leur activité d'ici la fin de l'année… Mais la disparition des uns est profitable pour d'autres. Une étude d'Agreste de septembre 2015 montre que dans 10% des cas seulement, les terres perdent leur usage agricole pour être transformées, ici en maison individuelle, là en route, en centre commercial… Dans 9 cas sur 10, elles sont transmises dans le cadre d'un agrandissement. Et de plus en plus souvent dans le cadre du "marché des parts sociales". La financiarisation des terres est bel et bien en marche. Pour Robert Levesque, directeur de Terres d'Europe-Scafr, "le modèle de l'exploitation familiale se marginalise progressivement". "L'installation et les agrandissements se font de plus en plus par accès à la location et au transfert de parts sociales", a-t-il mis en garde, jeudi 26 mai, dans le cadre de la conférence de presse annuelle de la FNSafer sur le prix des terres.
"Les multinationales arrivent"
Ainsi, des investisseurs totalement étrangers à l'agriculture délèguent à des entreprises de travaux agricoles la totalité des tâches de production, d'exploitation. "Les multinationales arrivent", a averti Robert Levesque, citant l'exemple retentissant de la société chinoise "Hongyang International Investment Company", basée à Hong kong, qui vient de racheter six exploitations dans le Berry pour un total de 1.750 hectares de terres céréalières. Des céréales destinées au marché chinois. Pour mener à bien ces opérations, l'investisseur chinois est allé voir chaque exploitant pour lui racheter 98% ou 99% des parts. La Hong Yang Company, qui serait aujourd'hui dissoute, n'aurait servi que de paravent. Les exploitations sont aujourd'hui entre les mains de la "Beijing Reward International Trade Company" basée à Pékin, spécialisée dans les détergents ménagers, l'immobilier de tourisme et l'industrie laitière. Le groupe détient en effet une exploitation laitière de 13.000 hectares en Mongolie intérieure. L'astuce utilisée était déjà connue mais les surfaces en jeu ont de quoi inquiéter. L'opération menée dans la plus grande opacité illustre le plein essor de l'agrobusiness où les Français et les Européens ne sont pas en reste. La société belge Agriland possède ainsi 12.000 hectares, notamment dans le Nord, a rappelé Robert Levesque. Et le même phénomène est à l'œuvre à travers toute l'Europe. Le Conseil économique et social européen (Cese) avait tiré le signal d'alarme sur "l'accaparement des terres" début 2015. Le britannique Spearhead possède 84.300 hectares sur le continent, essentiellement en Tchéquie, en Slovaquie, en Pologne… et en Roumanie, devenu l'eldorado des grands groupes. L'allemand KTG Agrar, coté en bourse, est aussi très présent à l'Est avec plus de 40.000 hectares.
L'Europe déficitaire nette de 20% de sa surface agricole
Pourtant, "le modèle agricole familial en Europe est plus favorable à l'attractivité des territoires, à la valeur ajoutée, aux emplois, aux paysages", a insisté Robert Levesque pour qui se pose aujourd'hui la question de la "souveraineté alimentaire européenne". "On importe aujourd'hui l'équivalent de 35 millions d'hectares, ce qui signifie que l'Europe est déjà déficitaire nette de 20% de sa surface agricole totale."
La FNSafer propose d'agir dans deux directions pour réguler le marché foncier agricole : en Europe et en France. Elle demande de "renouveler une politique européenne en faveur des exploitations familiales", comme le recommandait le Cese dans son avis de 2015, et d'instaurer un observatoire des unités consolidées de manière à contrôler les attributions d'aides de la PAC. Car le paradoxe est que ces grands groupes empochent une bonne part des aides européennes, notamment du fait des effets de seuil et de la prime aux premiers 52 hectares exploités de la PAC : la même unité de production chapeau touche autant de primes qu'elle compte d'exploitations en son sein. En Pologne, par exemple, la même holding totalisant quelque 10.000 hectares englobe pas moins de 25 sociétés en son sein. On imagine le pactole à l'arrivée. "La PAC, première politique européenne, ne tiendra pas si, par exemple dans le secteur des grandes cultures, des exploitations de plus de 1.000 hectares jouent dans la même cour que des exploitations d'une centaine d'hectares", souligne la fédération.
Utiliser la loi Sapin II
La FNSafer demande aussi de revoir la législation française sur les cessions de parts. Sa mobilisation avait déjà contribué à améliorer la loi d'avenir pour l'agriculture de 2014. Mais celle-ci est restée au milieu du gué (voir ci-contre notre article du 1er décembre 2014). En application de cette loi, depuis le 1er janvier 2016, toutes les cessions de parts sociales doivent être notifiées aux Safer. Seulement, celles-ci ne peuvent exercer leur fameux droit de préemption que sur les cessions de 100% des parts et non sur les cessions partielles, comme dans le cas chinois. La FNSafer veut profiter du projet de loi Sapin II (sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique) en cours d'examen pour ouvrir le droit de préemption aux cessions partielles. Elle veut aussi soumettre à autorisation d'exploiter les prises de participation qui aboutissent à un contrôle effectif et durable des exploitations agricoles. "Le constat est relativement alarmant, a déclaré Emmanuel Hyest, le président de la FNSafer. On assiste au début d'un changement de modèle qui pourrait être irréversible si on ne fait rien."