Service public de la petite enfance : un éclairage juridique, à six mois du démarrage

Les communes et/ou les intercommunalités seront bientôt "autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant", en vertu de la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi. Quelles sont exactement les obligations qui vont s’imposer au bloc communal ? Comment envisager la répartition des missions entre communes et EPCI et comment sécuriser les éventuels transferts de compétence ? Lors d’un webinaire organisé par l’Association des petites villes de France, l’avocat Philippe Bluteau a fourni aux communes son décryptage de la loi. Il insiste sur le fait que le service public de la petite enfance (SPPE) est "sécable" : il s’agit de quatre missions, qui ne seront pas forcément toutes exercées à la même échelle. 

 

A l’initiative de l’Association des petites villes de France (APVF), un webinaire dédié au cadre juridique du service public de la petite enfance (SPPE) s’est tenu le 27 juin 2024. A six mois du démarrage théorique de ce nouveau service public qui a été confié au bloc communal, Philippe Bluteau, avocat associé du cabinet Oppidum avocats, a présenté à une centaine de participants sa lecture de la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi, loi qui désigne les communes comme "autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant". Avec d’emblée une mise au point : cette nouvelle compétence obligatoire consiste bien à "organiser l’accueil" et non pas à "accueillir" (pas d’obligation pour les communes d’accueillir elles-mêmes ou de déléguer cet accueil à des opérateurs privés). L’avocat est revenu sur les quatre missions qui figurent dans la loi, mais également sur les modes d’articulation possibles entre communes et intercommunalités. 

  • Recenser les besoins et l’offre disponible

A compter du 1er janvier 2025, toutes les communes devront recenser les besoins des familles ayant des enfants de moins de trois ans et des futurs parents en matière de "services aux familles" et de modes d’accueil. "On ne part pas d’une page blanche", veut rassurer Philippe Bluteau, invitant les communes à s’appuyer sur les analyses des besoins sociaux (ABS) déjà réalisées et sur l’éventuelle convention territoriale globale (CTG) qui a pu être signée avec la Caisse des allocations familiales (CAF). Les modes d’accueil à recenser sont : les assistantes maternelles (salariées de particuliers employeurs ou d’établissements dans le cas des crèches familiales), les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) et les services d’accueil collectif des enfants de deux ans scolarisés (avant et après la classe). 

  • Informer et accompagner les familles et les assistantes maternelles

Autre mission s’imposant à toutes les communes à partir du 1er janvier 2025 : l’information et l’accompagnement des familles. Avec une distinction, dans les modalités, entre communes de moins ou de plus de 10.000 habitants.

En deçà de ce seuil, "la concrétisation de cette mission va rester assez souple", estime Philippe Bluteau. Il pourra s’agir de guides, de ressources mises à disposition des familles, mais "pas nécessairement d’un relais petite enfance".

Le relais petite enfance (RPE) – qui s’appelait avant 2021 "relais assistants maternels" (RAM) - s’impose en revanche aux communes de plus de 10.000 habitants, à compter du 1er janvier 2026. A minima, les RPE devront informer les parents et les assistantes maternelles sur ce mode d’accueil (faciliter en particulier la mise en relation) et proposer aux assistantes maternelles un espace d’échange sur leurs pratiques professionnelles et les évolutions de carrière. Introduite par la loi de 2023, une troisième compétence est facultative : les RPE pourront effectuer les démarches administratives, sociales et fiscales liées aux assistantes maternelles, pour le compte des employeurs. Un décret doit venir préciser ces missions des RPE. 

  • Planifier le développement des modes d’accueil 

Les communes de plus de 3.500 habitants seront tenues, dès le 1er janvier 2025, de "planifier, au vu du recensement des besoins, le développement des modes d’accueil". 

Pour les communes de plus de 10.000 habitants, cette planification doit se traduire par l’élaboration et la mise à jour régulière d’un "schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil du jeune enfant". 

Ce schéma doit définir les "modalités de développement quantitatif et qualitatif ou de redéploiement" des équipements et services d'accueil compte tenu de "l'accessibilité financière et géographique de l'offre d'accueil", mais aussi le calendrier de réalisation et le coût prévisionnel des opérations projetées. Un décret est également attendu sur le contenu de ce schéma et sur les modalités de concertation avec les partenaires. Ce nouveau schéma devra être en particulier compatible (dans le contenu et la durée) avec le schéma départemental des services aux familles. 

A noter : la loi de décembre 2023 a créé un "droit de veto" du maire (ou de l’intercommunalité si compétente) pour tout "projet de création, d’extension ou de transformation d’un établissement ou d’un service de droit privé accueillant des enfants de moins de 6 ans". L’avis du maire était jusqu’à présent demandé, mais il était non-contraignant. Désormais, "le président du conseil départemental ne pourra autoriser l’ouverture que si le maire est favorable", souligne Philippe Bluteau. Ce dernier ajoute que cet avis devra être "motivé", au regard des besoins du territoire. 

  • Soutenir la qualité des modes d’accueil 

Cette mission concerne les communes de plus de 3.500 habitants. Elle est "large" selon l’avocat, qui renvoie à l’article L214-1-1 du Code de l’action sociale et des familles listant de nombreux critères de qualité (les professionnels veillent à la santé, la sécurité, le bien-être, le développement des enfants confiés, contribuent à l’éducation, sont attentifs à l’inclusion, etc.) 

En outre, sur la base de la Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant (qui est annexée à un arrêté de septembre 2021), la loi de 2023 prévoit la publication de référentiels nationaux sur les critères de qualité. 

  • Entre communes et intercommunalité : qui fait quoi ? 

"Pour décider localement de qui va faire quoi, il faut commencer par poser un point très important : le service public de la petite enfance n’est pas un bloc. Il est sécable, les quatre missions sont indépendantes", explique Philippe Bluteau. Il est donc possible de se répartir ces missions entre niveau intercommunal et niveau communal. Ainsi, pour l’avocat, rien ne fait obstacle à ce qu’il y ait deux autorités organisatrices sur un même territoire. 

Il peut être par exemple envisagé de porter le recensement des besoins et de l’offre existante au niveau intercommunal, tout en laissant la possibilité aux communes qui le souhaitent de continuer à assurer une "interface directe" avec les familles (information-accompagnement). 

L’avocat rappelle en outre que, en cas de transfert, c’est le nombre d’habitants de l’EPCI qui détermine la nature des obligations qui s’imposent à l’autorité organisatrice. En l’occurrence, la grande majorité des EPCI ont plus de 10.000 habitants. Philippe Bluteau invite donc les élus à envisager ces effets de seuil : des communes de moins de 10.000 habitants n’auront pas à créer un RPE ou à élaborer un schéma, alors que l’intercommunalité de plus de 10.000 habitants y sera tenue, si elle est autorité organisatrice sur ces missions. 

Sur les procédures liées à cette répartition des compétences, Philippe Bluteau distingue "trois grands types de situation" :

– Si l’on part d’une "page blanche" (il n’existe rien au niveau intercommunal), "c’est assez simple juridiquement" : les communes peuvent décider par délibérations municipales de transférer tout ou partie des missions du SPPE à l’intercommunalité, ce qui nécessite une majorité qualifiée des conseils municipaux (au moins la moitié des communes et les deux tiers de la population, ou au moins les deux tiers des communes et la moitié de la population) ; 

– Si l’EPCI a déjà la compétence "action sociale d’intérêt communautaire" : le SPPE "y rentre de manière assez logique". L’intérêt communautaire peut alors évoluer "à la majorité des deux tiers" des membres du conseil communautaire (c’est-à-dire : sans repasser par des délibérations communales), pour intégrer éventuellement tout ou partie des missions du SPPE ; 

– Dans le cas où l’EPCI "s’est déjà vu transférer la compétence petite enfance", l’avocat se veut "plus prudent" : que recouvre cette compétence déjà transférée dans le détail ? interroge-t-il. Si la compétence ne fait mention que de la "petite enfance", sans lister précisément ce que cela recouvre (gestion d’un RAM, soutien à la parentalité…), "vous évoluer depuis ce transfert dans un environnement juridiquement assez instable", alerte Philippe Bluteau, rappelant qu’il n’y avait jusqu’à présent aucune mention de cette "compétence" dans la loi. A priori, les quatre missions listées dans la loi de 2023 n’ont pas été transférées en tant que telles aux intercommunalités, il faudra donc leur "transférer explicitement" avec une majorité qualifiée des conseils municipaux.

  • Les moyens financiers

Philippe Bluteau a achevé sa présentation par un point sur les moyens financiers nécessaires à la mise en œuvre du SPPE. Outre des besoins divers (financer des études de besoin, des supports d’information, parfois des effectifs supplémentaires pour la mise en place des RPE, …), il s’agira de "soutenir l’offre existante", rappelle-t-il, en énumérant les enjeux actuels des structures (hausse des prix de l’énergie, revalorisations salariales pour maintenir les effectifs et recruter…). 

Sur ces revalorisations (voir notre article), l’avocat se réfère à l’instruction du 9 mai 2024 de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) à son réseau de CAF. Pour "une augmentation pérenne de 100 euros nets minimum", la collectivité aura droit à un bonus de 475 euros par place, soit 1.425 euros par ETP par an (sur la base d’un ETP pour trois places d’accueil). "Pour cette année, l’éligibilité au bonus ne peut pas commencer avant le 1er juillet et sera concomitante des délibérations que vous prendrez pour confirmer ces augmentations", indique l’avocat. 

Quant à la compensation financière par l’État liée à la création d’une nouvelle compétence, dont le principe figure dans la loi, elle doit donner lieu à la publication d’un arrêté après consultation du Comité des finances locales (CFL). Le montant et la forme de cette compensation devraient être définis à l’occasion du projet de loi de finances (PLF) pour 2025… mais Philippe Bluteau émet des doutes sur le fait que ce prochain PLF sera bien adopté avant le 31 décembre 2024, dans le contexte actuel. Avant de conclure : "on n’est même plus sûrs que cette réforme sera portée par un prochain gouvernement". 

En attendant la clarification du contexte politique national, l’APVF promet la tenue d’un deuxième webinaire après la publication des textes d’application de la loi. 

> Le rôle des intercommunalités : une enquête menée auprès de 40 EPCI 

Suite à son interpellation récente (voir notre article), l’association Intercommunalités de France a publié le 26 juin 2024 les résultats d’une enquête menée sur un panel de 40 intercommunalités. Parmi ces dernières, la moitié gère la totalité de la compétence petite enfance et l’autre moitié partage cette compétence avec une ou plusieurs de ses communes, rend compte l’association. "90% des intercommunalités répondantes gèrent des établissements d’accueil, 85% gèrent des relais petite enfance", ajoute-t-elle, dans un communiqué. Les effectifs dédiés à la petite enfance sont donc conséquents : 50 ETP en moyenne pour cet échantillon de 40 intercommunalités, "ce chiffre allant jusqu’à 110 ETP en moyenne pour les agglomérations". 

"Les intercommunalités répondantes expriment un attachement fort à cette politique publique de proximité et un engagement pour continuer à l’améliorer", fait valoir Intercommunalités de France, citant les enjeux de qualité, de soutien à la parentalité ou encore d’attractivité des métiers et de qualité de vie au travail. 

Constatant l’augmentation de leur reste à charge, les répondants insistent enfin sur la nécessité d’un soutien financier de l’État à la mesure des efforts des collectivités.