Commission d’enquête sur les crèches : des propositions pour réformer un système "à bout de souffle"
Revenir sur la dérégulation du secteur et rehausser en particulier les taux d’encadrement, unifier le modèle de financement des crèches en supprimant le système dérogatoire des microcrèches et le crédit d’impôt famille, instaurer une taxe "petite enfance" pour permettre aux communes et intercommunalités d’être le guichet unique d’accès à un mode de garde et le tiers financeur de toutes les crèches… La rapporteure Sarah Tanzilli a rendu publiques ses propositions, approuvées par les autres membres de la commission d’enquête sur les crèches à l’exception des députés LFI et écologiste. "La marchandisation est un facteur aggravant", juge le député LFI William Martinet dans un "contre-rapport", appelant à réorienter des financements vers les secteurs public et associatif.
Réunis à huis clos le 27 mai 2024, les députés de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements ont majoritairement approuvé la publication du rapport, à l’exception des députés LFI et écologiste qui se sont abstenus. Le rapport sera publié le 3 juin sur le site de l’Assemblée nationale. Le député LFI William Martinet, qui a été à l’origine de la commission d’enquête, diffuse de son côté un "contre-rapport" pour exposer les conclusions de son groupe.
Cette commission d’enquête s’est déroulée un an après la publication du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) ayant mis en lumière des dysfonctionnements graves dans l’accueil de jeunes enfants, une qualité "particulièrement hétérogène" selon les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE), des faits et risques de maltraitance liés à des dysfonctionnements et à l’épuisement des professionnels (voir notre article). L’Igas avait été saisie par le gouvernement suite au décès, en juillet 2022, d’une petite fille de onze mois dans une crèche privée à Lyon ; le rapport a été suivi, en septembre 2023, de la publication de deux livres-enquêtes établissant des liens entre le modèle privé lucratif et des dysfonctionnements portant atteinte à la sécurité et au bien-être des enfants accueillis.
"Un cercle vicieux de la défaillance"
"Complexité kafkaïenne, sous-financement chronique, insatisfaction des usagers et des personnels, multiplication des dérogations : le système d’accueil des jeunes enfants en crèche est à bout de souffle dans notre pays", conclut la rapporteure Sarah Tanzilli (Renaissance, Rhône), à l’issue de six mois d’enquête et de l’audition d’une cinquantaine d’acteurs de la petite enfance. Le privé lucratif a-t-il une responsabilité particulière dans ces dysfonctionnements ? "Les travaux ont démontré que les défaillances identifiées n’étaient pas la conséquence de l’ouverture du secteur des crèches au secteur privé et de la financiarisation du secteur", tranche la députée. "Ces difficultés sont en réalité de nature systémique puisqu’elles résultent du modèle économique et des règles de fonctionnement des crèches qui ont contribué à établir un cercle vicieux de la défaillance", explique la députée dans un communiqué. Une grande partie du rapport s’attache à démontrer que "le modèle économique des crèches, construit pour favoriser le prix le plus faible et la création de nouvelles places, ne prend pas en compte la qualité d’accueil des jeunes enfants".
Dans son contre-rapport, le groupe LFI soutient à l’inverse que, si "les difficultés ne se limitent pas au secteur privé lucratif, (…) la marchandisation est un facteur aggravant". Encouragé par la puissance publique depuis une vingtaine d’année, le développement du secteur privé "était censé apporter une solution à la pénurie de places d’accueil pour les jeunes enfants", et cela à "moindre coût pour l’État", peut-on y lire. "Les travaux de la commission décrivent un système coûteux pour les finances publiques et les familles, proposant des conditions de travail et des rémunérations dégradées aux professionnelles et enfin et surtout portant le risque d’une maltraitance institutionnelle pour les enfants", dénoncent les députés LFI. Preuve à l’appui, selon ces derniers : les "26 fermetures administratives concernent 100% d’EAJE de droit privé, 24 des 26 établissements fermés sont des microcrèches, 93% lucratives, 7% associatives", selon les propos tenus par la ministre de l’Enfance, Sarah El Haïry, lors de son audition le 30 avril 2024, rapportés dans ce contre-rapport.
Re-réguler les crèches : est-ce économiquement possible ?
Le constat des effets délétères de la dérégulation ne fait toutefois pas débat ; il avait d’ailleurs été formulé par d’autres députées il y a quelques mois (voir notre article). Le rapport de la commission d’enquête appelle à inverser cette tendance, en mettant fin aux dérogations applicables aux microcrèches (notamment sur les diplômes et sur la présence requise d’au moins deux professionnels à tout moment de la journée), en réhaussant les taux d’encadrement (un professionnel pour cinq enfants à court terme et un pour quatre "à plus long terme") et en "[revenant] sur les assouplissements des exigences relatives à la qualification des professionnels de la petite enfance".
"De belles promesses sans moyens pour augmenter les salaires et donc qui ne verront jamais le jour", a commenté William Martinet auprès de l’AFP. Passer d'un adulte pour six enfants à un pour cinq équivaut à 25.000 professionnels supplémentaires, pour un coût d'un milliard d'euros par an, ou à fermer 70.000 places, a expliqué, toujours à l'AFP, Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC). Dans son contre-rapport, LFI appelle à geler les ouvertures de places du secteur privé lucratif et à réorienter ces financements vers le secteur public et associatif.
Un plan de contrôle élaboré par chaque PMI selon des normes nationales
Le rapport "officiel" préconise également la mise en place d’une carte professionnelle qui "serait délivrée en même temps que le diplôme sanctionnant des études dans le champ de la petite enfance". "Entourée de plusieurs garde-fous et de limites claires, ce système permettra d’écarter sur l’ensemble du territoire national, et non plus sur la seule échelle départementale, les professionnelles qui ont eu un comportement inquiétant ou malveillant avec les enfants", indique Sarah Tanzilli dans son communiqué. Figurent par ailleurs dans le rapport plusieurs mesures destinées à renforcer l’attractivité des métiers de la petite enfance, les conditions de travail et à rehausser les exigences en matière de formation initiale et continue.
Autre recommandation : la mise en place d’"un contrôle régulier et effectif" de tous les EAJE (à court terme, "a minima tous les trois ans"), en obligeant chaque service de protection maternelle et infantile (PMI) à établir un plan de contrôle annuel "selon une fréquence identique pour toutes les structures, sans distinction selon leur statut juridique". Lors de leur audition, des médecins de PMI avaient souligné le fait que "la multiplication des structures de petite taille [les microcrèches, ndlr] prend beaucoup de temps aux équipes", parce qu’il s’agit de structures récentes qu’il faut accompagner mais également du fait d’incidents fréquemment signalés (voir notre article). Dans le rapport, des recommandations visant à harmoniser les grilles de contrôle, à décharger les PMI de certaines missions (contrôles bâtimentaires et administratifs) en les confiant aux caisses d’allocations familiales (CAF) et à généraliser l’expérimentation de partenariat entre PMI et CAF initiée en Haute-Savoie.
Une taxe "petite enfance" pour le bloc communal
Sur le modèle économique, la rapporteure préconise d’unifier le système autour d’une prestation de service unique (PSU) "généralisée et forfaitisée qui couvre les coûts liés à la qualité d’accueil", en y intégrant les microcrèches et en prévoyant une hausse annuelle du forfait indexée sur l’augmentation des coûts de fonctionnement. Sarah Tanzilli appelle également à supprimer le crédit d’impôt famille et à mettre fin au "mécanisme de la réservation de berceaux par les employeurs", qui aurait entraîné selon elle "un véritable coupe-file pour ces enfants 'plus rentables' que les autres". "La commune doit devenir le guichet unique de l’accès à une solution d’accueil sur son territoire avec un portail national unique de demande d’une solution d’accueil", poursuit-elle. Pour permettre aux communes et intercommunalités d’assurer effectivement le service public de la petite enfance (SPDA) et le "tiers financement des crèches", la députée propose d’instaurer une taxe "petite enfance" sur les entreprises.