Qualité et risques de maltraitance dans les crèches : l’Igas révèle l’ampleur du problème
Saisie en juillet 2022 par le ministre des Solidarités, l’Inspection générale des affaires sociales livre ce jour un rapport accablant sur la qualité de l’accueil en crèche, jugée "très dégradée" dans certains établissements et territoires. Face aux risques et aux faits de maltraitance et à l’épuisement des professionnels, l’Igas recommande de faire de la qualité de l’accueil la toute première priorité. Pour cela, les inspecteurs préconisent notamment de renforcer le pilotage national et local, avec une compétence élargie du département, et de repenser le financement à l’aune de cet objectif de qualité. Le ministre des Solidarités se déclare favorable à une mise en œuvre rapide de l’ensemble des recommandations.
En pleine concertation sur le service public de la petite enfance, et à l’heure où le nombre de professionnels opérationnels et de places proposées aux familles occupe principalement les esprits, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) est un rappel sans détour de l’importance de la qualité de l’accueil en crèche. Comme en écho au livre "Les Fossoyeurs" à l’origine du scandale Orpea (voir notre article) paru en janvier 2022, soit quelques mois avant le décès d’une petite fille de onze mois dans une crèche privée à Lyon et la mise en examen d’une professionnelle de cette crèche pour homicide volontaire. Ce drame est l’événement qui a conduit en juillet 2022 Jean-Christophe Combe, alors tout juste nommé ministre des Solidarités, à saisir l’Igas d’une mission d’évaluation sur les "processus et [les] mesures mis en œuvre afin de garantir la sécurité et la bientraitance des enfants accueillis en établissement d’accueil du jeune enfant (EAJE)".
Si "l’accueil collectif des jeunes enfants est un secteur qui tend à être idéalisé", les risques de maltraitance et les "faits remontés" sont pourtant "identiques à ceux que l’on constate dans tout accueil de personnes vulnérables et dépendantes", met en avant l’Igas dans son rapport, publié ce 11 avril 2022. "Négligence du fait de contraintes de l’organisation qui priment sur les besoins de la personne accueillie, non-respect des rythmes individuels, dévalorisation, humiliation, forçage, violence verbale et physique", listent les auteurs, en préambule du rapport. Figurent dans ce dernier des témoignages précis très crus sur des "forçages alimentaires", des punitions violentes (enfants attachés ou isolés dans le noir…), des négligences conscientes (ne pas donner à boire aux enfants en dehors des repas, ne pas changer la couche plus de deux fois dans la journée…), des jugements, paroles dévalorisantes et insultes.
Une qualité d’accueil "particulièrement hétérogène", parfois "très dégradée"
Intitulé "Qualité de l’accueil et prévention de la maltraitance institutionnelle dans les crèches", le rapport de l’Igas porte sur tout le champ des EAJE, hors crèches familiales et jardins d’enfants. Il s’appuie sur l’audition des acteurs du secteur, sur la visite d’un échantillon de 36 lieux d’accueil dans huit départements et sur une enquête via trois questionnaires ayant permis les retours de quelque 5.300 directeurs d’établissement, 12.500 professionnels et 27.700 parents.
En synthèse, selon l’Igas : la qualité d’accueil est "particulièrement hétérogène dans les EAJE, le secteur présentant des établissements de grande qualité, portés par une réflexion pédagogique approfondie, comme des établissements de qualité très dégradée". Probablement pour devancer l’éventuelle accusation de ne mettre l’accent que sur le pire, les auteurs insistent sur le fait que ces "insuffisances", ces risques et dysfonctionnements qui sont l’objet du rapport, "ne diminuent en rien la qualité de nombreux projets et l’engagement fort de nombreux professionnels".
Toutefois, si les connaissances sur le jeune enfant et sa prise en compte dans les projets éducatifs des crèches et les formations ont connu "des avancées décisives au cours des dernières décennies", l’Igas observe "des variations très importantes selon les établissements" et même "de graves inégalités entre les territoires". Ces disparités concernent "la qualité du bâti et de l’aménagement intérieur, les taux effectifs d’encadrement, la formation des professionnels et la capacité générale à répondre aux besoins des enfants". Et la "dégradation de la qualité" a des conséquences graves : elle peut entraîner à la fois "des carences dans la sécurisation affective et dans l’éveil des enfants" et "un épuisement des professionnels, qui ne parviennent plus à accueillir les enfants dans les conditions requises". "De ce point de vue, la pénurie de professionnels qui touche le secteur constitue un facteur aggravant autant qu’un symptôme", relève l’Igas.
Recrutement, création de places : la "montée en qualité" conditionne tout
La qualité de l’accueil doit être la toute première priorité, concluent les inspecteurs. "Dans l’état actuel du secteur, l’accroissement quantitatif de l’offre est un objectif - pour légitime qu’il soit au regard des besoins des familles - conditionné à une consolidation et une montée en qualité significative de l’existant", alerte l’Inspection. "A défaut", poursuit-elle, "la pénurie actuelle de professionnels s’accentuera, rendant inopérante toute création de places nouvelles".
"La qualité ne faisant l’objet d’aucun pilotage réel au niveau national", la toute première recommandation de la mission est de "faire du développement et de la sécurité affective de l’enfant un objectif prioritaire de la politique d’accueil du jeune enfant". L’Igas soulève également la question du rythme imposé aux jeunes enfants – certains étant accueillis "en crèche plus de 40 heures par semaine, sans le répit régulier que représentent les vacances scolaires pour les plus de trois ans". Comme dans le rapport sur les 1.000 premiers jours, les auteurs plaident pour un élargissement des congés maternel, paternel et parentaux, notamment pour retarder l’entrée en crèche.
En termes de taux d’encadrement, l’Igas préconise de fixer, dans la convention d’objectifs et de gestion (COG) de la branche famille, "une trajectoire pour rapprocher des standards de qualité les taux moyens d’encadrement" – avec un taux moyen recommandé de cinq enfants par adulte, contre la norme de six enfants pour un professionnel actuellement souvent retenue par les établissements. Cette trajectoire porterait aussi sur "la taille moyenne des groupes d’enfants et le taux moyen de professionnels détenant un haut niveau de qualification". Le niveau de norme actuel "[ne répondant] pas aux standards dégagés par le consensus scientifique, et ne [permettant] pas à ce jour de garantir un accueil de qualité", il doit être considéré comme "un plancher réglementaire permettant d’assurer la sécurité des enfants, et non comme un optimum", estime l’Igas.
Transformer le mode de financement et renforcer le rôle du département
Des recommandations détaillées suivent sur la montée en qualification des professionnels et sur le fait de "faire de la qualité le point central du financement". Le financement des crèches collectives par la prestation de service unique (PSU) n’est aujourd’hui que peu lié à "des éléments structurants de la qualité" tels que les temps d’analyse des pratiques, de supervision ou encore de soutien à la parentalité. En outre, "l’architecture du financement n’a pas permis de faire face au désengagement de nombreuses collectivités d’une part, et aux stratégies économiques de certains groupes de crèches qui peuvent devenir préjudiciables à la qualité d’accueil d’autre part", relève l’Igas. La mission préconise de remplacer le système actuel par un financement dans le cadre de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens passés avec les établissements et les sièges sociaux, ce qui nécessiterait "de mieux définir ce que finance la branche famille, et ce que financent les tiers réservataires (communes ou entreprises), dans le cadre de conventions tripartites".
Autre axe d’amélioration identifié : celui du contrôlé exercé actuellement par les services départementaux de protection maternelle et infantile (PMI). "Actuellement centré sur les questions d’hygiène et de sécurité", ce contrôle doit s’élargir à la qualité de l’accueil sur la base notamment de référentiels de bonnes pratiques professionnelles. L’Igas appelle également la branche famille à consolider ses capacités de contrôle financier et de sanction.
En matière de pilotage local, les comités départementaux des services aux familles, perçus par l’Igas comme "une avancée significative", sont invités à "investir de façon ferme le pilotage et l’animation de la qualité, en prenant notamment en charge l’analyse de la pratique pour les directeurs des établissements, l’évaluation entre pairs, et l’organisation de la formation continue au niveau territorial". L’Igas préconise en outre de rendre le schéma départemental des services aux familles "opposable aux porteurs de projet" et de renforcer globalement les compétences du département. Ce dernier serait l’autorité responsable en matière d’ouverture, d’extension et de transformation de tous les EAJE et aurait "le pouvoir de prononcer des sanctions progressives (injonctions, astreintes, fermeture)" à l’encontre de toutes les structures, publiques ou privées.
Enfin, parce que le risque de maltraitance est "inhérent à l’accueil de personnes dépendantes et vulnérables", les auteurs recommandent au secteur de fortifier la prise en compte de ce sujet et la prévention, sur la base de la définition de la maltraitance figurant dans la loi sur la protection de l’enfance du 7 février 2022, et d’améliorer le circuit d’alerte, de réclamation et de signalement.
Le ministre des Solidarités veut mettre en œuvre "l’ensemble des recommandations"
Interrogée par l'AFP, la Fédération française des entreprises de crèches a indiqué qu'elle comptait "faire des propositions pour que l'ensemble des dysfonctionnements signalés ne puissent plus se reproduire".
Quant au ministre des Solidarités, il fait savoir dans un communiqué de ce jour qu’il entend "agir rapidement sur l’amélioration de la qualité d’accueil du jeune enfant" et qu’il a demandé à ses services "d’instruire l’ensemble des recommandations en vue de leur mise en œuvre aussi complète et rapide que possible dans le cadre du projet de service public de la petite enfance". "Les 39 recommandations forment un tout cohérent pour parvenir à une montée en qualité", ajoute son entourage.
Jean-Christophe Combe appelle toutes les parties prenantes à s’appuyer sur la charte de qualité d’accueil du jeune enfant pour "travailler en profondeur" sur l’actualisation des formations initiales et continues avec, entre autres, une meilleure intégration des connaissances scientifiques sur les besoins de l'enfant. Il s'agira aussi d'améliorer les standards de qualité et d'intégrer d’un objectif de qualité dans les financements accordés au secteur. Le ministère identifie aujourd'hui à ce titre deux principales "zones grises" sur lesquelles il faudra a minima apporter des "correctifs" : le CMG-Paje (complément du libre choix de mode de garde) et les groupes d'entreprises privées.
Parallèlement, le ministre entend renforcer "le contenu, la fréquence, et la coordination des contrôles" exercés par les autorités compétentes et cela "en lien étroit avec les conseils départementaux". Aujourd'hui, la principale instance de contrôle est bien la PMI. S'y ajoutent les contrôles par les CAF, par diverses directions départementales... "L'un des enjeux est bien de coordonner ces contrôles à l'échelle départementale", souligne son entourage, qui insiste aussi sur la nécessité de disposer d'un "système de signalement". Le ministre veut enfin accélérer les travaux menés dans le cadre du comité de filière "Petite enfance" pour lutter contre la pénurie de professionnels. Au-delà d'une campagne de valorisation des métiers, Jean-Christophe Combe a d'ores et déjà pris des engagements devant ce comité de filière en termes de qualité de vie au travail. Mais aussi de revalorisations salariales, afin d'aboutir à un "socle social commun" - un chantier conduit avec les partenaires sociaux, qui devrait aboutir à un accord d'ici l'été.
La concertation en cours sur le service public de la petite enfance est actuellement dans sa "phase territoriale" (après une séquence nationale) et devrait s'achever fin avril ou début mai. C'est à la fois sur la base de la restitution de cette concertation et sur la base du rapport de l'Igas que le ministre annoncera le schéma retenu, avec ensuite une probable traduction législative et réglementaire. En termes de financements, la négociation de la prochaine convention d'objectifs et de gestion (Cog) 2023-2027 Etat / Cnaf en constituera naturellement le principal véhicule.