Lutte contre l'exclusion - Rapport Sirugue : la révolution des minima sociaux, c'est pour quand ?
Trois ans après son rapport qui a abouti à la création de la prime d'activité par fusion entre le RSA activité et la prime pour l'emploi (voir notre article ci-contre du 16 juillet 2013) - et alors qu'il est aujourd'hui rapporteur de la loi Travail -, Christophe Sirugue vient de rendre son rapport intitulé "Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle universelle". Le député (PS) de Saône-et-Loire - assisté d'un membre de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et d'un administrateur de l'Insee - est resté fidèle à sa méthode : proposer au gouvernement des scénarios alternatifs, tout en ne cachant pas sa préférence, qui se lit sans ambiguïté dans le titre du rapport. Par ailleurs, sa réflexion s'inscrit à la fois dans le cadre des orientations du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale de janvier 2013 et dans celui des mesures de simplification administrative.
Des minima sociaux illisibles, injustes, complexes...
Comme il est de règle, les propositions de Christophe Sirugue s'appuient sur un constat dont le contenu a le mérite de ne surprendre personne. Les dix minima sociaux actuels - et leur quatre millions de bénéficiaires - présentent en effet une disparité considérable dans leur périmètre, leurs publics, leurs modalités, leur coût et leur fonctionnement : quel rapport, par exemple, entre les 7.500 bénéficiaires de l'allocation veuvage et les 1,9 million d'allocataires du RSA socle ? Même les périmètres géographiques ne se chevauchent pas, avec la présence du RSO (revenu de solidarité outre-mer).
L'essentiel des disparités réside toutefois dans la complexité de l'architecture des minima sociaux. Le rapport rappelle au passage que la France est le seul pays d'Europe à présenter un tel nombre de dispositifs. La conséquence en est que "les allocataires des minima sociaux sont confrontés à des différences de traitement considérables", y compris pour des personnes placées dans des situations quasi-identiques. Ces écarts portent sur les montants servis (du simple au quadruple entre l'allocation pour demandeur d'asile et l'AAH), sur la prise en compte - très hétérogène - des ressources des bénéficiaires (le tableau comparatif présenté dans le rapport est éclairant, pour ne pas dire accablant, sur ce point), sur la prise en compte du logement, sur celle de la situation conjugale et familiale qui "creuse encore les différences entre les allocataires" et, enfin, sur la question récurrente des nombreux "droits connexes", qui "peut faire considérablement évoluer la situation réelle de l'allocataire".
La combinaison de ces différents phénomènes aboutit à "des différences de traitement difficilement justifiables des allocataires", tout en rendant le parcours de ces derniers particulièrement illisible, complexe et chaotique.
Scénario 1 : faire mieux avec la même chose
Face à ce constat, l'ambition affichée par le rapport n'est pas non plus pour surprendre : il entend en effet "créer des dispositifs lisibles, ouverts à tous sans condition d'âge et centrés sur l'allocataire". Au-delà de cette déclaration de principe, Christophe Sirugue propose trois scénarios, correspondant à une gradation dans l'ambition, comme dans la complexité de mise en œuvre.
Le premier scénario, aux ambitions relativement modestes, s'intitule "Douze mesures de simplification immédiate du fonctionnement des minima sociaux". Comme son intitulé le laisse entendre, il s'agit en l'occurrence de cristalliser différents aménagements ou réformes, dont la plupart sont déjà évoqués de façon récurrente, parfois depuis plusieurs années. Certains d'entre eux ne sont toutefois pas sans conséquence : suppression du cumul entre l'AAH et l'ASS (au demeurant assez marginal), rapprochement "progressif" des dispositifs d'intéressement de l'ASS et du RSA, lissage de la variabilité du RSA afin de sécuriser les rentrées prévisionnelles des bénéficiaires et de leur donner plus de visibilité...
D'autres propositions ne touchent pas au contenu des minima sociaux, mais visent leurs modalités de fonctionnement : amélioration de l'entrée dans les minima sociaux pour lutter contre le non recours au droit, développement des procédures en ligne (déjà largement engagé), simplification des démarches pour l'AAH ou encore harmonisation - par le biais d'un guide méthodologique - des écarts actuels entre départements dans l'attribution de l'AAH.
Scénario 2 : regrouper, mais pas l'ASS et le RSA
A côté de la dimension très terre-à-terre du premier, le second scénario semble un peu baroque, puisqu'il prévoit de "regrouper les dix minima sociaux existants autour de cinq pôles". En dehors de son aspect "jardin à la française", son intérêt pratique ne semble pas vraiment évident, d'autant plus que, sur les cinq pôles envisagés, trois ne se composeraient que d'une seule prestation : l'ADA, l'Aspa (allocation de solidarité pour personnes âgées) et ASS.
Pour sa part, le pôle "Handicap et invalidité" regrouperait l'AAH et l'allocation supplémentaire d'invalidité. Enfin, le seul regroupement conséquent concernerait le "nouveau" RSA, qui intégrerait le RSA actuel, mais aussi l'allocation temporaire d'attente (ATA), l'allocation veuvage et le RSO...
Curieusement, ce second scénario de regroupement écarte une hypothèse qui semblait jusqu'alors la plus avancée, puisqu'elle figure en toutes lettres dans les mesures du plan Pauvreté restant à mettre en œuvre en 2016 et 2017 (voir notre article ci-contre du 15 avril 2016). A côté des 90 mesures déjà réalisées ou engagées, c'est même la seule à être indiquée comme "En attente" (sous-entendu, en attente du rapport Sirugue).
Pourtant, ledit rapport considère que "les effets négatifs d'une fusion du RSA et de l'ASS sur les revenus et pensions des allocataires conduisent à écarter cette mesure". Ainsi, plus de 20% des bénéficiaires actuels de l'ASS ne seraient pas éligibles au RSA et 88% des bénéficiaires de l'ASS subiraient une perte de revenus, ce qui peut effectivement rendre une telle réforme difficile à vendre... Il est juste curieux que ces chiffres ne soient évoqués que maintenant, alors que l'hypothèse circule depuis un bon moment.
Par ailleurs, ce refus d'une fusion ASS-RSA montre bien que le scénario 2 repose sur une approche de simple juxtaposition des minima sociaux, beaucoup plus que sur une logique de rapprochement.
Scénario 3 : le big-bang des minima sociaux...
Reste le scénario qui a la faveur - affichée et revendiquée - de Christophe Sirugue. Il s'agit en l'occurrence d'"instaurer une couverture socle commune unique, se substituant à l'ensemble des minima existants". L'intitulé suffit à mesurer l'ambition, mais aussi la complexité d'une telle réforme.
Outre les effets évidents de lisibilité et de simplification, ce scénario aurait le mérite d'une véritable remise à plat - jamais effectuée jusqu'alors - des minima sociaux. Aux yeux de Christophe Sirugue, il aurait également - en gommant de facto la condition d'âge - le grand mérite "d'assurer l'accès des jeunes aux dispositifs de droit commun" et tout particulièrement au RSA, ce qui est l'un des "principes" de la réforme des minima sociaux. Cette prestation serait en effet versée à "tout individu sous condition de ressources du ménage, dès 18 ans, sans tenir compte de la composition de son foyer".
En effet, il n'est pas question d'instaurer un "revenu minimum universel" servi à l'ensemble de la population et constituant le socle de base de tout revenu d'activité ou de remplacement. Cette couverture socle commune - pour laquelle le rapport ne propose pas de dénomination - resterait un outil voué exclusivement à la lutte contre la pauvreté.
Enfin, Christophe Sirugue "souhaite aller jusqu'à inverser le rapport aux allocataires en passant d'un droit aujourd'hui quérable à un droit de plus en plus automatique", tout en reconnaissant que cette automaticité de l'attribution et du versement poserait aujourd'hui "de très sérieuses difficultés techniques". Le déploiement de la DSN (déclaration sociale nominative) pourrait toutefois faire évoluer les choses.
En pratique, le nouveau dispositif se composerait de deux étages. Le premier serait constitué de la couverture socle commune, ouverte à toute personne remplissant la condition de ressources (qui reste à préciser). Cette prestation de base serait complétée, d'un côté, par un "complément d'insertion", financé par les départements et correspondant plus ou moins aux actions d'insertion à destination des 18-65 ans, et, de l'autre côté, par un "complément de soutien", financée par l'Etat et destiné aux personnes de 65 ans et plus et aux personnes ne pouvant travailler du fait d'une incapacité.
Selon le rapport, le montant de la couverture socle pourrait atteindre "environ 400 euros par mois". Christophe Sirugue précise cependant que "les modalités de financement d'un tel socle restent à déterminer" tout en exprimant au passage "[sa] conviction qu'une recentralisation du financement du RSA est désormais indispensable".
…mais pas pour tout de suite
Lors de la remise du rapport, Manuel Valls a promis des mesures très rapides pour simplifier les minima sociaux, validant ainsi de facto le scénario 1, voir un mixte entre les scénarios 1 et 2. Mais le Premier ministre s'est aussi engagé à réfléchir au scénario 3 de refondation des minima sociaux. Selon la formula traditionnelle, il a demandé à ses ministres "que les propositions de plus long terme", c'est-à-dire la "couverture socle commune" ouverte aux jeunes, "fassent l'objet d'un travail approfondi [...], qui permettra de s'engager dans cette réforme d'ampleur dans les prochains mois".
Christophe Sirugue s'est aussitôt félicité d'un "accueil extrêmement positif du Premier ministre et du gouvernement". Il a confirmé que "l'un des scénarios qu'il a proposés, portant sur douze mesures de simplification des minima sociaux, avait "vocation à se décliner assez rapidement". Le rapporteur en a également profité pour rappeler le coût modeste de ce scénario, qu'il estime à 150 millions d'euros.
Comme il l'indique d'ailleurs dans son rapport, le député de Saône-et-Loire n'a pas caché que le scénario 3 représente un "chantier qui nécessite un à deux ans" et qui ne peut donc pas être mis en oeuvre avant la présidentielle. Néanmoins, "c'est quelque chose qui peut être acté en termes de principe ou d'engagement, mais qui nécessitera du temps pour pouvoir être décliné en termes concrets". Au-delà des complexités techniques et juridiques, le coût du scénario 3 - jusqu'à 6,6 milliards d'euros selon les variantes, sans prendre en compte les économies induites sur les prestations familiales - impose aussi un "choix de société", qui a peu de chance d'être tranché avant la présidentielle.
Rendez-vous après 2017 ?
Néanmoins, le thème de la réforme des minima sociaux parcourant tous les partis politiques - avec des arrière-pensées et des objectifs divers - le thème ne devrait pas manquer de ressortir au lendemain de 2017. Dans cette hypothèse, le rapport Sirugue - qui a le mérite d'engager une réflexion stimulante - présente néanmoins deux points faibles qui devront être surmontés avant d'aller plus loin.
Le premier concerne le caractère très flou, sinon absent, des simulations financières, qui s'explique sans doute par la complexité des interactions entre les minima sociaux actuels. Le second concerne l'acceptabilité de la réforme. Christophe Sirugue est en effet bien placé pour savoir que la création de la prime d'activité a fait des gagnants et des perdants (environ 800.000 personnes). Il paraît difficile de croire qu'une réforme de l'ampleur du scénario 3 n'aurait pas des effets similaires, surtout du côté des minima sociaux aujourd'hui les plus "favorables" (comme l'AAH). Si le débat devait rebondir après 2017, il reste donc quelques mois pour apporter des éclaircissements sur ces deux points clés.