Politique de cohésion : "Les régions n’entendent pas être des exécutants"
Dans un avis adopté le 13 mars par la commission Coter du Comité européen des régions, qui sera examiné en séance lors de la plénière de mai, Isabelle Boudineau, conseillère régionale de Nouvelle-Aquitaine et membre du Comité européen des régions, émet de "sérieux doutes" sur la pertinence de resserrer le lien entre la politique de cohésion et le Semestre européen. Elle plaide à tout le moins pour réformer significativement ce dernier, redoutant qu’il ne se traduise à défaut par une recentralisation de cette politique "structurante". L’élue y conteste également l’allégation de sous-consommation des fonds de la politique de cohésion, mais propose d’en simplifier l’accès et la gestion.

© European union 2025/ Isabelle Boudineau
Localtis - Vous venez, à la demande de la présidence polonaise, de présenter en commission Coter du Comité européen des régions un avis prenant la défense d’une politique de cohésion par ailleurs menacée. Quel accueil a-t-il reçu ?
Isabelle Boudineau - Il a été adopté à l’unanimité ! La secrétaire d'État à la cohésion polonaise, qui assistait à la réunion, nous a par ailleurs remerciés de cet excellent travail. Il semble que la présidence polonaise soit vraiment très contente de l'approche très pragmatique que nous avons retenue. La Pologne est très attentive à l'avenir de la cohésion [v. notre article du 10 janvier]. On a d’ailleurs la chance d'avoir un commissaire polonais au budget qui pèse pour que l’on ne se serve pas de la politique de cohésion comme d’un tiroir-caisse. Comme à chaque renouvellement du cadre pluriannuel financier, cette politique est menacée. La bonne nouvelle vient du fait que le commissaire Fitto, un peu contre toute attente, semble se battre lui aussi contre ses collègues qui entendent puiser dans cette "manne" pour financer d'autres politiques. En revanche, on a davantage de doute sur la volonté de Raffaele Fitto de conserver l'échelon régional, même s’il s’en défend [v. notre article du 13 novembre]. L'exemple italien n’est pas rassurant. Politiquement, le gouvernement transalpin se méfie beaucoup de certaines régions et verrait d’un bon œil le retour à un programme national. C’est selon moi le danger le plus immédiat. D’autant plus que la France, qui a déjà repris une bonne partie du Feader [v. notre article du 7 octobre 2020], caresse sans doute également l’idée. Pour un État endetté comme le nôtre, pouvoir de nouveau gérer en direct les 17 milliards d’euros de Feder-FSE, je comprends que ce soit tentant… Mais ce serait vraiment catastrophique et funeste.
Alors que l’on s’achemine vers un alignement de la politique de cohésion sur le Semestre européen, calquant le plan de relance post-covid, vous proposez habilement de renverser les choses, en proposant une sorte de "régionalisation" du Semestre européen. Avec quelle chance de succès ?
Le terme de régionalisation est sans doute un peu trop fort, mais la DG Regio y travaille. C’est indispensable. Avec cette volonté d’appliquer le "modèle" de la facilité pour la reprise et la résilience [FRR, le plan de relance post-covid] à la politique de cohésion, en adossant cette dernière au Semestre européen, le risque de recentralisation est plus que jamais prégnant. Pourtant, ce "modèle" n’a pas du tout fait ses preuves [v. notre article du 6 septembre]. Mais la DG BUDG, qui plaidait depuis des années pour que l’attribution des fonds de la politique de cohésion soit conditionnée à des réformes, a réussi à faire passer l’idée que la FRR avait notamment permis de réformer la justice italienne, le marché du travail espagnol, etc. Et elle en profite aujourd’hui pour avancer ses pions. Aussi, alors que la politique de cohésion est sérieusement sur la sellette, il aurait été contreproductif de camper sur nos positions. Avec cette proposition, on veut montrer qu’on est tout à fait capable d'accepter des réformes, à condition que ces dernières soient intelligentes et ne remettent pas en cause les principes fondamentaux de cette politique, et notamment son aspect régional. Non pas seulement pour la mettre en œuvre, mais aussi pour l’élaborer. Nous n’entendons pas être des exécutants !
Au-delà du caractère centralisé du Semestre européen, il faut souligner que son principe d’annualité pose également difficulté. La politique de cohésion, c’est une action structurante, qui s’inscrit sur le long terme. Son élaboration est partenariale. C’est une coconstruction qui ne se déclenche pas en en quelques jours. En Nouvelle-Aquitaine, j’ai commencé à travailler sur notre programme 2021-2027 avec les têtes de réseau début 2019. Le risque, c’est de perdre cette valeur ajoutée territoriale, ce travail avec le tissu local. Et que les fonds européens ne viennent finalement que se substituer à des politiques nationales, comme cela a été le cas en France avec la FRR, avec MaPrimeRenov’ par exemple. Et en plus l'État français ne dit même pas merci, parce qu'il faut le chercher le logo de l'Europe sur la communication du plan de relance français !
Dans votre avis, vous contestez par ailleurs les allégations sur la faible consommation des crédits alloués à la politique de cohésion. Un discours encore tout récemment tenu par le ministre de l’Aménagement du territoire (v. notre article du 4 mars).
C’est d’une malhonnêteté crasse. Sauf à confondre engagements et paiements, ce qui est une aberration pour des politiques qui sont portées pendant plusieurs années. Si on regarde uniquement les paiements, certes pour l’instant on n'est pas bons. Mais en fin de programmation, l’ensemble des crédits sont consommés – il y a très peu de programmes qui ne le sont pas. Et ce sont plutôt les programmes en gestion directe, comme Life [v. notre article du 4 mars] ou Horizon Europe.
Encore une fois, nous conduisons des opérations lourdes et de long terme, et c’est d’ailleurs ce qui nous empêche de modifier sans cesse nos dispositifs, comme nous y invite la Commission. Si nos crédits ne sont pas encore dépensés, ils sont souvent déjà engagés. Changer de priorité en cours de programmation, cela revient à déshabiller des gens à qui on a promis des aides pour en habiller d’autres… J'ai l'impression qu'il y a dans la tête de beaucoup d'acteurs, à Bruxelles ou ailleurs, que la politique de cohésion, c'est une politique de saupoudrage, qui fait un peu de social ici, un peu d’aménagement du territoire là, qui subventionne des ronds-points et des crèches... Il n’y a rien de plus inexact. La concentration thématique, cela existe ! Le Feder en France, c'est au moins 42% sur la compétitivité et l'innovation, qui constitue désormais la nouvelle priorité de la Commission. La montée des compétences avec le FSE, c’est aussi un objectif majeur ! Question retard, je relèverai qu’il tient notamment au temps pris par la Commission et les États membres pour nouer l’accord de partenariat. À chaque début de programmation, on prend deux ans dans la vue ! Et ça, c’est absolument indépendant de la volonté des autorités de gestion.
Vous invitez également la Commission à introduire un système de paiements "aux résultats". Une nouvelle preuve que le Comité européen des régions est prêt à ce que la politique de cohésion soit "davantage axée sur les performances" (v. notre article du 29 novembre) ?
Il faut en finir avec cette idée selon laquelle la notion de performance serait étrangère à la politique de cohésion. Cette dernière doit déjà remplir un certain nombre de critères, et les sanctions existent, à commencer par le dégagement d'office. Si on ne consomme pas assez vite, le couperet tombe ; on perd l’enveloppe ! Nous ne sommes donc naturellement pas hostiles au renforcement de la performance, bien au contraire. En l’espèce, nous sommes d’ailleurs particulièrement preneurs de cette méthode initiée par la FRR qui consiste à contrôler la dépense de manière beaucoup moins lourde, beaucoup moins bureaucratique que celle à laquelle nous sommes assujettis. On continue toujours d'avoir en grande partie des paiements sur facture, au centime près ! En pratique, on a des tonnes d'instructeurs qui passent leur temps à relancer les porteurs de projets pour avoir le moindre ticket de caisse... C’est ubuesque. Le seul point positif, c’est que quand un porteur de projet obtient des fonds européens, il est ensuite prêt à affronter n'importe quelle banque, croyez-moi ! Alors oui, on veut bien nous aussi fonctionner sur les jalons, les objectifs et les cibles.
Votre avis le souligne, le recours au "financement non lié aux coûts" et aux "options de coûts simplifiés" peinent toujours à s’imposer.
Malheureusement oui. Cela s’explique un peu par le manque de connaissance de ces méthodes, mais surtout par la crainte du double audit, qui est vraiment majeure. On sait que si la Cour des comptes européenne lève un sourcil, c’est une cascade de contrôles qui s’abat sur vous, les autres instances ayant alors tendance à faire ceinture et bretelles. Jusqu’à aller vérifier sur le terrain si c’est bien le bon boulon qui a été serré ! ; l’anecdote étant tristement véridique. J’en veux d’ailleurs beaucoup à la Cour des comptes européenne, parce qu’elle fait peur à tout le monde et que les audits deviennent du coup absolument cauchemardesques. Il faudrait vraiment que l'audit soit proportionnel aux sommes en jeu.
Contre une surrèglementation d’ailleurs mise en cause par la Cour des comptes européenne elle-même (v. notre article du 9 juillet), vous plaidez pour un cadre règlementaire commun aux différents fonds européens. Non sans faire ainsi écho à l'idée d’instituer un "fonds chef de file" récemment promue par le Comité, sous l’impulsion de Thibaut Guignard (v. notre article du 25 février). Cette solution, à laquelle vous n’êtes d'ailleurs pas étrangère, peut-elle selon vous prospérer ? Quid également des chances de voir le taux de préfinancement augmenter, comme vous le suggérez également ?
Nous avons effectivement travaillé de concert avec Thibaut Guignard sur cette recommandation d’un fonds "chef de file". Si les autorités de gestion cherchent à simplifier les choses pour les porteurs de projets, cela reste très compliqué pour elles, en comptabilité, de gérer différents règlements. Ce serait tellement plus simple d'en avoir un seul ! À ma connaissance, nous n’avons pas encore eu de retours sur cette suggestion, même si l’on sait que certains à la DG Regio y sont favorables. S’agissant du taux de préfinancement de la politique de cohésion, que l’on propose effectivement de porter à 13% pour l’aligner sur celui des autres programmes de l’UE, l’idée a été jugée très intéressante par Nicola de Michelis [directeur général adjoint de la DG Regio]. Ce dernier tire d’ailleurs un trait entre le faible engagement des crédits que nous évoquions et la faiblesse du taux actuel, fixé à 0,5% par an…