Le gouvernement fait de la lutte contre la "narcoracaille" une "cause nationale"

Les ministres de l’Intérieur et de la Justice ont présenté, le 8 novembre à Marseille, leur plan de lutte contre le narcotrafic, érigée au rang de "cause nationale". Il est composé à la fois de mesures (plus ou moins) immédiates et de mesures législatives. Ces dernières prendront place dans la proposition de loi sénatoriale déposée l’été dernier dans la foulée des travaux de la commission d’enquête que la chambre haute avait initiée sur le sujet et qui avait mis en exergue l’ampleur du phénomène. Son examen est prévu en séance publique fin janvier. Le garde des Sceaux entend instituer un "véritable parquet national" dédié à la criminalité organisée.

"Pas un énième plan (…), mais une réforme en profondeur" mobilisant "l’ensemble de l’appareil d’État" pour lutter "contre la pieuvre", c’est ce qu’a promis ce 8 novembre à Marseille le ministre de l’Intérieur, aux côtés du ministre de la Justice, où ils ont présenté comme prévu (voir notre article du 31 octobre) les grandes lignes de ce plan gouvernemental contre le narcotrafic et la "narcoracaille".

Un combat de 10 à 20 ans pour vaincre la pieuvre

Un combat que Bruno Retailleau a érigé au rang de "cause nationale", le narcotrafic menaçant désormais "nos institutions et notre démocratie, notamment à travers le phénomène de corruption, et les intérêts fondamentaux de notre nation". 

Un combat qui peut – et doit – encore être gagné, positive Didier Migaud : "Il a été dit au printemps par les magistrats de Marseille ‘que nous étions en train de perdre la guerre’ contre le narcotrafic (…). Si nous sommes ici aujourd’hui (…), c’est pour conjurer le sort, prouver qu’il n’y a pas de fatalité", assure-t-il. Rejoignant ici le chercheur Michel Gandilhon, qui nous indiquait naguère que "rien n’est encore inéluctable" (voir notre article du 13 mai). 

Un combat qui, comme l’avait observé la veille le Premier ministre sur X, requiert "l’unité nationale" pour pouvoir être conduit, et du temps pour être victorieux, souligne Bruno Retailleau : "Nous ne sommes pas venus vous dire que, parce qu'on fait une conférence de presse aujourd'hui, parce qu'on va demain voter une loi, qu’après-demain la pieuvre périra. Il faudra des années ; c'est un combat vraisemblablement de 10, 15 ou 20 ans." 

Un mal profondément enraciné et amplement diffusé

Le ministre de l’Intérieur a en effet souligné combien le mal était profond : si "la pieuvre a déployé ses tentacules souvent à partir de Marseille, elle est désormais en train de conquérir des villes moyennes", et même davantage encore, puisque "désormais les drogues les plus dures sont disponibles partout, tout le temps", y "compris dans la ruralité, dans nos villages", souligne-t-il (voir notre article du 29 février). Une véritable "submersion", dépeint encore le ministre, reprenant les termes du rapport Blanc-Durain (voir notre article du 14 mai) de la commission d’enquête que le Sénat avait lancée l’an passé sur le narcotrafic. Laquelle a constitué pour Bruno Retailleau "un révélateur" (en dépit des alertes notamment lancées par les maires – voir notre article du 24 novembre 2022), concédant que s’il devinait alors que "quelque chose était en train de basculer", il n’en mesurait "ni l’ampleur ni la profondeur". Un révélateur dont il souligne qu’il est "désormais conforté jour après jour des drames et des tragédies", avec "un effroyable rajeunissement de ceux qui tuent et de ceux qui sont tués".

Un combat pour l’heure inégal

S’il relève que l’État "prend des coups mais en donne aussi", en arguant par exemple que "depuis une dizaine d’années les saisies de cocaïne ont été multipliées par cinq" (en trente ans, sa consommation aurait toutefois été multipliée par dix – voir notre article du 26 juin), il déplore un combat totalement "asymétrique" : "D’un côté, des réseaux très pyramidaux, très structurés ; de l’autre, un État en silo, trop dispersé. D’un côté, une puissance financière colossale" et "des moyens technologiques les plus modernes (drones, imprimantes 3D…), de l’autre parfois une impuissance". "Le combat doit se faire désormais à armes plus égales, avec la même agilité, avec la même sophistication, avec la même détermination", indique Didier Migaud. "Avec une nouvelle organisation administrative", avec de "nouveaux moyens et de nouveaux outils d’enquête", mais aussi en allant "frapper au portefeuille" les narcotrafiquants, dixit Bruno Retailleau. Le tout dans un "plan à double détente, avec des mesures immédiates, puis des mesures législatives", précise son collègue.

Des mesures "immédiates" 

Au rang des premières, le garde des Sceaux a indiqué vouloir donner les moyens :
- "de prévenir" : campagne de communication pour "révéler" les liens entre l’usage de stupéfiants, les violences des trafiquants et les infractions qui en découlent ; recours accru aux amendes forfaitaires délictuelles visant les consommateurs, lesquelles devraient être "systématiquement recouvrées" (on en est fort loin : voir notre article du 15 septembre 2021), présentation du nouveau plan anticorruption élaboré par l’Agence française anti-corruption ;
- "d’investiguer" : développement des outils numériques, systématisation des investigations financières, installation d’un magistrat de liaison à Bogota, nomination d’un quatrième magistrat dédié à la criminalité organisé auprès de l’UE… ;
- "de poursuivre" : constitution d’un "véritable parquet national" dédié à la criminalité organisée, comme le préconisait la commission d'enquête sénatoriale (ce qui nécessite d’en passer par la loi…) ; transmission systématique de l’information des parquets locaux vers les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et vers la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), "système censé être pyramidal" mais qui "n’est pas ou presque pas articulé à l’heure actuelle", enseigne le ministre ; interconnexion des parquets via un système d’information dédié ; création d’une cellule de coordination nationale (au parquet de Paris dans l’intervalle), "chargée de dresser un état de la menace, de fixer une stratégie opérationnelle et de la mettre en œuvre", composée de magistrats et de représentants d’autres ministères ; renforcement de 40% des effectifs du parquet de Paris dédiés à la lutte contre la criminalité organisée au niveau national ;
- "de juger" : création de cinq postes de juges supplémentaires à Paris ; "nous renforcerons ce qui doit l’être également dans les Jirs", ajoute le ministre de la Justice ;
- de "punir" : création de quartiers spécifiques pour empêcher la poursuite de l’activité criminelle depuis les prisons ; plan de sécurisation des quartiers d’isolement ; renforcement des outils pour entraver les actions depuis les prisons (dispositifs anti-drones notamment).

De son côté, Bruno Retailleau annonce notamment le renforcement des moyens de l’office anti-stupéfiants (Ofast) et de ses 15 antennes régionales, mais aussi de ceux de la filière d’investigation, tant quantitativement (des enquêteurs) que qualitativement, notamment avec la réalisation d’enquêtes "à 360°". Il précise qu’"un effort quasiment sans précédent" sera conduit à Marseille, avec "25 enquêteurs" supplémentaires d’une part, et "95 policiers supplémentaires sur la voie publique l’an prochain", d’autre part.

Le gouvernement fait sienne la proposition de loi sénatoriale

S’agissant des secondes mesures, Bruno Retailleau souligne que le "véhicule législatif" est déjà prêt, puisque le gouvernement s’appuiera sur la proposition de loi sénatoriale Blanc-Durain issue de la commission d’enquête précitée, "qu’il faudra sans doute compléter, en bonne entente exécutif-législatif", précise-t-il. Déposée au début de l’été (voir notre article du 24 juillet), la conférence des présidents du Sénat vient de décider l’inscrire à l’ordre du jour de la Chambre haute – elle sera discutée en séance publique les 27, 28 et 30 janvier prochains. 

Régime des repentis, parquet national et cours d’assises spécialisés

Ses dispositions les plus structurantes "sont celles qui permettent d’améliorer le régime des repentis", indique le garde des Sceaux. Il prévoit aussi d’étendre certains moyens d’enquête dérogatoires – notamment aux faits de corruption commis en lien avec des organisations criminelles ou en instaurant "une hyper-prolongation médicale de la garde à vue dans le cas des ‘mules’" (au rebours de la stratégie de certains procureurs – voir l’encadré de notre article du 4 octobre 2022) – ou le champ des cours d’assises "spécialement composées" (prévues pour les affaires de terrorisme) aux crimes en bande organisée et d’association de malfaiteurs en vue de les commettre. Une professionnalisation qui à "éloigner le risque de pression exercé sur les jurés", argue Didier Migaud. Le partage d’informations judiciaires avec les services de renseignement pourrait également être étendu.

Possibilité d’une comparution immédiate et excuse de minorité assouplie pour les plus de 16 ans 

Des mesures relatives aux mineurs sont également prévues : outre l’assouplissement des conditions permettant d’écarter l’excuse de minorité pour ceux de 16 ans et plus pour les infractions "les plus graves commissions en situation de récidive légale", Didier Migaud mentionne une déclinaison de la comparution immédiate, là-encore pour les seuls mineurs de 16 ans et plus et les infractions les plus graves, mesure qu’avait déjà annoncée Michel Barnier dans sa déclaration de politique générale. 

"Frapper au portefeuille"

Des dispositions que Bruno Retailleau entend voir complétées. Pour enrayer la corruption, il évoque la possibilité "d’éloigner de leur lieu de travail les agents publics suspectés de corruption". Afin "d’assainir les zones de non-droit" et mettre à mal la "notion de territoire" chère aux dealers, il entend promouvoir les "interdictions de paraître" des trafiquants sur les points de deal. 

Des trafiquants qu’ils entend par ailleurs "frapper au portefeuille" : en créant une "procédure de demande de retrait, par la plateforme Pharos, de sites internet promouvant la vente de produits stupéfiants" ; en permettant aux préfets de fermer les commerces participant au blanchiment de l’argent de la drogue ; en "soumettant les loueurs de véhicules aux obligations de vérification de l’origine des fonds" ; en créant "une injonction de justification de ressources inexpliquées" ("tu roules en grosse cylindrée, on inverse la charge de la preuve") ; en rendant "obligatoire l’ouverture d’une enquête patrimoniale dans les affaires de stupéfiants afin de scanner l’ensemble du patrimoine". Mais aussi en permettant "l’expulsion de leur logement, y compris des logements sociaux, des délinquants qui trafiquent" ou encore en leur "coupant les aides sociales". "Comment est-il concevable qu’une famille de 8 ou 9 membres connue pour ses antécédents puissent avoir, chaque mois, non pas 9.000 euros comme je l’ai annoncé dans un media hier, mais 15.000 euros d’aides sociales ?", interroge-t-il. Reste à savoir si "l’unité nationale" recherchée pourra être trouvée sur l’ensemble de ces dispositions.