Le sentiment d'impuissance des maires ultramarins face à l'essor des narcotrafics
Les témoignages de nombreux maires ultramarins (Guyane, Martinique, Guadeloupe) devant une commission d'enquête sénatoriale installée en novembre convergent pour dire que la réponse des autorités face à l'essor du narcotrafic n'est pas à la hauteur des enjeux.
"La France est au carrefour des trafics (…) aucun territoire n'est épargné." Ce constat alarmant est celui de Stéphanie Cherbonnier, patronne de l'Office antistupéfiants (Ofast), auditionnée fin novembre par une commission d'enquête sénatoriale qui depuis quelques semaines planche sur "l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier". "La menace se situe à un niveau historiquement élevé", a-t-elle décrit sans ambages. Et de souligner la position stratégique que revêtent les territoires ultramarins pour les trafiquants, notamment de la Guyane, vis-à-vis des zones de production (Colombie, Pérou, Bolivie pour ce qui est de la cocaïne), les Antilles constituant, elles, des "zones de rebond".
Aucun territoire épargné, c'est aussi ce que déclaraient 48 maires de grandes villes, le 20 septembre, dans une tribune publiée à l'occasion du congrès de l'association France urbaine, soulignant que ce "fléau n’est plus spécifique à certaines grandes villes" et que "sa forme et le degré de violence observés sont nouveaux, notamment chez les mineurs". "Les territoires d’outre-mer deviennent des plates-formes d’acheminement des marchandises illicites. Les villes moyennes et les petites villes deviennent aussi le théâtre de trafics et de nuisances, voire de règlements de comptes", avaient-ils souligné (voir notre article du 22 septembre).
240.000 personnes vivent "directement ou indirectement" du trafic
L'Ofast est une structure mise en place en 2020 pour mieux coordonner la lutte contre les trafics de stupéfiants et apporter une "approche globale". Selon sa responsable, le marché de la drogue - qui génère 3 milliards d'euros de chiffres d'affaires en France -, est entretenu par une forte demande avec 5 millions de consommateurs de cannabis et 600.000 de cocaïne. Le trafic fait vivre 240.000 personnes "directement ou indirectement", dont 21.000 emplois à temps plein. Un peu partout le nombre de règlements de comptes explose. À Marseille bien sûr, avec une cinquantaine de "narchomicides" commis en 2023, mais aussi Nantes, Avignon, Nîmes… Le premier problème est celui de la cocaïne "achetée entre 28.000 et 30.000 euros le kilo et revendue entre 65 et 70 euros le gramme" et qui déferle via les ports du nord de l'Europe Anvers et Rotterdam, et dans une moindre mesure Le Havre. En dix ans, les prises ont été multiplié par 5, a encore ajouté Stéphanie Cherbonnier, rappelant également que le marché de l'héroïne repart à la hausse, sans parler des drogues de synthèse. Selon la cheffe de l'Ofast, les ravages causés par le Fentanyl aux États-Unis "reste un sujet de réflexion très important en termes sanitaires".
La commission d'enquête présidée par le sénateur socialiste de la Saône-et-Loire Jérôme Durain s'est donné pour mission d'analyser l'ampleur du phénomène et d'émettre des propositions. Elle remettra ses conclusions le 8 mai, alors qu'un nouveau plan national de lutte est en cours d'élaboration. Au cours de ses auditions, elle a pu entendre de nombreux maires de Guyane, de Martinique et de Guadeloupe qui, tous, tirent le signal d'alarme. "Toutes les conditions sont réunies pour que nos territoires soient en difficulté", a déploré Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe), auditionné le 18 décembre. "On peut même s'interroger sur la volonté réelle qui pourrait exister pour nous sortir de ce mal", a-t-il ajouté, témoignant d'une montée de la violence et d'une multiplication des règlements de compte. Les élus s'inquiètent d'ailleurs de la circulation des armes. Selon Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin, président de l’Association des maires de Guadeloupe, un fusil s'achète 300 euros et un revolver 50 euros. "Quelque chose nous dépasse complètement." "Nous ne sommes pas suffisamment impliqués dans la lutte contre trois types de trafic : trafic de drogue, trafic d'armes et économie du sexe", a-t-il dit.
"Tous les maires de Martinique vivent cette situation de façon extrêmement stressante", a abondé Justin Pamphile, maire du Lorrain, président de l’Association des maires de la Martinique. "Le trafic d'armes vient inonder nos territoires, comme à Marseille."
Les Antilles sont une "passoire"
Pour ces élus, les Antilles sont devenues "une passoire". Selon Jean-Philippe Courtois, "une seule frégate" est chargé de contrôler le trafic maritime entre Marie-Galante (Guadeloupe) "qui a été identifiée comme la porte d'entrée de masse" et l'île de la Dominique. "À un moment, il va falloir une opération coup de poing pour sécuriser nos côtes et faire en sorte que la peur change de camp", a-t-il exhorté.
La Guyane avait déjà fait l'objet d'un rapport sénatorial édifiant en 2020, montrant qu'entre 15 et 20% de la cocaïne consommée en France provient de ce territoire. Et qu'une dizaine de "mules" (des passeurs ingérant de la cocaïne sous forme d'ovules) emprunteraient chaque vol entre Cayenne et Paris, les réseaux n'ayant pas de mal à recruter des candidats dans les couches les plus pauvres.
Le territoire a pâti du succès de la politique des "contrôles à 100%" menée par le Suriname avec des scanners dédiés, qui a créé un effet report sur la Guyane. "Nous avons hérité de tous ces trafiquants", a pesté Jean-Claude Labrador, maire de Roura. "Les narcotrafiquants font toute leur place en Guyane", a renchéri Michel-Ange Jérémie, maire de Sinnamary, président de l’Association des maires de Guyane. Preuve que la lutte doit se mener au niveau régional.
Une réponse pénale n'est "pas assez rapide et trop douce"
Mais la décision du gouvernement français, lors d'une visite ministérielle en octobre 2022, de mettre en place cette politique du "100% de contrôles" au départ et à l'arrivée de l'aéroport Félix-Éboué à Cayenne (comme le recommandait le Sénat dans son rapport), semble déjà porter ses fruits. Le nombre de "mules" interpellées et les saisies ont diminué. "Les jeunes sont beaucoup plus frileux à partir mais "il faut qu'on pense à leur réinsertion", plaide Michel-Ange Jérémie, maire de Sinnamary, qui indique que nombre d'entre eux sont passés à tabac par les réseaux. "Que fait-on des jeunes qui n'ont pas pu passer ?", a-t-il interrogé, préconisant des mesures de protection vis-à-vis de leur commanditaire. Pour ce qui est des trafiquants, Justin Pamphile juge que la réponse pénale n'est "pas assez rapide et trop douce", créant une "sorte d'impunité". Le lendemain d'une opération très médiatisée "tous ceux qui étaient en garde à vue, je les ai trouvés dans la rue. Il y en a même une qui est venu me demander du boulot", a-t-il témoigné.
En matière de prévention, les élus insistent sur la nécessité de mener des campagnes choc dans les établissements scolaires, à l'image de ce qui est fait pour la sécurité routière. Pour plus d'efficacité opérationnelle, Jocelyn Sapotille a proposé la création d'un poste de "super-préfet" ou de délégué interministériel, unique autorité compétente pour la Martinique et la Guadeloupe, "à la fois sur les services des douanes, les services de gendarmerie et de police, sur les narcotrafics, les entrées des armes et les personnes qui arrivent clandestinement".
La commission d'enquête poursuivra ses auditions ce lundi 15 janvier pour évaluer la situation en zone rurale (Bayonne, Bourg-en-Bresse, Alençon-Argentan, Saint-Quentin) et en zone urbaine (Lille, Dunkerque, Nîmes, Nantes…).