Narcotrafics : le "rôle de vigies" des maires doit être mieux mis en valeur

Après six mois de travaux, la commission d'enquête sénatoriale sur l'impact du narcotrafic en France a rendu son rapport très attendu, mardi 14 mai. Les sénateurs alertent sur l'ampleur d'un phénomène qui n'épargne aucun territoire et appellent les pouvoirs publics à un "sursaut" alors que les réponses actuelles ne sont pas à la hauteur des enjeux.

C'est la situation à Marseille (avec près de 50 morts sur fond de narcobanditisme l'an dernier) qui avait conduit le Sénat à mettre sur pied une commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France. Mais au gré des nombreuses auditions et déplacements de cette commission présidée par le sénateur Jérôme Durain (Saône-et-Loire, PS), le constat s'est imposé avec fracas : la France est aujourd'hui "submergée par le narcotrafic". "Le phénomène est désormais national, il concerne tous les territoires, les grandes villes, les quartiers, la France des sous-préfectures", a souligné le sénateur, lors de la présentation du rapport à la presse, mardi 14 mai, avec une attention particulière pour l'outre-mer qui n'est "pas seulement une zone de rebond" et fait face à de graves difficultés alors que ces territoires se sentent "abandonnés par l'Etat" (voir notre article du 11 janvier 2024). 

Ubérisation

Le trafic "s'infiltre partout, avec pour corollaire une violence exacerbée ; dans le même temps, il mute sous l'effet d'une ubérisation qui témoigne de l'extrême rationalité économique des trafiquants", alerte le rapport intitulé "Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic". Il dépeint un système sophistiqué sur fond de "taylorisme" avec spécialisation des tâches - transporteurs internationaux, vendeurs et guetteurs (via les réseaux sociaux), embauche "d'équipes de tueurs, françaises (parfois très jeunes) ou étrangères" - recours à des pratiques cruelles telles que la "jambisation" (tir dans le genou de la victime). Le tout sur fond d'explosion du trafic de cocaïne depuis une dizaine d'années et d'essor des drogues de synthèse considérées comme un "nouvel eldorado" pour les trafiquants... Si l'héroïne, bien qu'en stagnation, continue à faire des ravages, les sénateurs alertent aussi sur les opioïdes de synthèse comme le Fentanyl, qui commencent à arriver par les ports du nord de l'Europe. 

"L'intensification du trafic dans les zones rurales et les villes moyennes s'accompagne d'une flambée de violence particulièrement spectaculaire et inquiétante faisant parfois vivre aux citoyens de véritables scènes de guerre", peut-on lire dans ce document rattrapé par un nouveau drame : au moment même où les sénateurs s'exprimaient, un fourgon pénitentiaire transportant un trafiquant de drogue était pris d'assaut au péage d'Incarville (Eure). Bilan : deux agents pénitentiaires tués à l'arme lourde. "Tout sera mis en oeuvre pour retrouver les auteurs de ce crime ignoble", a déclaré à cette occasion le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti. Mais pour les sénateurs, la prison ne fait plus peur. "Elle est considérée comme un accident du travail" et n'empêche pas les trafiquants de gérer leurs affaires depuis leur cellule, a tancé le rapporteur Etienne Blanc (Rhône, LR). Il faut selon lui "frapper à la racine".  "L'argent, c'est le nerf de la guerre." C'est d'ailleurs toute la logique de ce rapport qui entend rompre avec les politiques inefficaces menées depuis des décennies pour s'attaquer aux têtes de réseau (le "haut du spectre") et non seulement aux petites mains. 

"Communication XXL"

"On n'est pas un narco-Etat mais par un certain nombre de signes on s'approche d'un affaiblissement de la puissance publique et ça c'est le signe d'un narco-Etat", a mis en garde Etienne Blanc. Les sénateurs ne se sont pas privés de critiquer la politique gouvernementale et ses effets de manche. Les opérations "place nette XXL" qui font l'objet d'une "communication XXL" ne s'intéressent qu'au "bas du spectre", a ironisé Jérôme Durain. "C'est bon à prendre comme tout ce qui contribue à ramener l'ordre républicain (…) mais il ne faut pas surestimer leur efficacité." Plus sévères encore sont les critiques sur le nouveau plan "stup" en cours de finalisation et qui, dans la version provisoire qui leur a été envoyée, est jugé "famélique", "indigent"… "La question du narcotrafic n'a pas été jugée à sa juste mesure par l'exécutif", tranche Etienne Blanc, qui en veut pour preuve "un manque criant de moyens" à tous les niveaux. "Il n'est pas un seul service qui ne nous dise que les moyens à disposition sont insuffisants : des moyens humains, techniques et mêmes juridiques." "Compte tenu de ce qui se passe, la France attend un plan extrêmement puissant", a-t-il martelé.

Le rapport, qui justifie son parti pris de ne pas aborder le sujet sous l'angle sanitaire ou la consommation, formule 35 propositions. Les sénateurs préconisent la création d'un parquet national antistupéfiants (Pnast), formule qui a fait ses preuves avec le parquet financier ou dans la lutte antiterroriste et de conforter l'Ofast dans son rôle de "chef de file". Ce qui implique une véritable tutelle sur les Douanes, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Alors que les trafics génèrent entre 3 et 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires, la confiscation des avoirs devrait selon eux contribuer au financement de la politique anti-drogue. Le rapport préconise à cet égard de rendre "systématiques les enquêtes patrimoniales dans toutes les enquêtes" et de créer une "injonction pour richesse inexpliquée". Quand "un réseau tombe", il faut pouvoir demander "aux trafiquants comment ils ont constitué leurs avoirs" et s'ils n'y parviennent pas, "ils s'exposent à la saisie ou la confiscation", a expliqué Etienne Blanc.

"Les maires ont besoin d'être sécurisés"

Parallèlement, la lutte contre le narcotrafic restera aveugle sans une véritable association des acteurs locaux que sont les maires et les bailleurs sociaux, dont le rôle de vigies doit être mieux mis en valeur", souligne le rapport. Les maires ont "besoin d'être sécurisés dans ce rôle". Le Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) doit être un lieu d'échange de l'information. Le rapport propose que les maires ou les services de police puissent demander la fermeture administrative pour les "commerces de façades" qui servent à blanchir de l'argent.

Les sénateurs alertent aussi sur l'ampleur de la corruption. La France se situe selon eux à "un point de bascule". "Il faut agir maintenant pour circonscrire la contagion", notamment en lançant un plan anticorruption dans les administrations. "Il ne s'agit pas de décrire un pays gangréné à tous les étages mais le phénomène est extrêmement inquiétant", a estimé Jérôme Durain, citant un éventail d'actions allant de la consultation illégale de fichiers pouvant se monnayer 25 euros à l'achat de services auprès de dockers (100.000 euros). Mais il réfute la notion de "corruption de basse intensité". "Si la chaîne de réponse face au narcotrafic est corrodée, si certains maillons ne répondent plus, on voit bien le risque que cela fait peser." Concernant le risque corruptif des élus locaux, "il existe" mais ils ne constituent pas la première cible des trafiquants qui vont à "l'essentiel", considère-t-il.

Le rapport avance aussi une série de mesures pour sécuriser les procédures, notamment en protégeant mieux les informateurs et les repentis. Une promesse d'Eric Dupond-Moretti qui tarde à venir.