Impact des narcotrafics en France : "Rien n’est encore inéluctable"
Spécialiste des questions liées aux trafics de drogues, Michel Gandilhon, expert associé au Cnam, a publié l’an passé un ouvrage dévoilant la réalité du "grand drugstore français", dans lequel il souligne notamment l’importance que prend l’héroïne dans les territoires périurbains et ruraux. Alors que la commission d'enquête sénatoriale sur le narcotrafic doit présenter ses conclusions ce 14 mai, l’expert alerte sur la "grande désagrégation" que ces trafics entraînent et les menaces qu’ils font peser sur nos démocraties, notamment locales. Il appelle à une "action résolument déterminée des pouvoirs publics", avant qu’il ne soit trop tard.
Localtis - Dans votre ouvrage publié l’an passé, vous déploriez que "les pouvoirs politiques qui se sont succédé depuis trente ans, malgré les déclarations musclées, n’ont pas pris réellement conscience de la menace stratégique que fait peser le crime organisé et la prolifération des territoires hors de contrôle sur l’avenir de la société française". Avec les récentes auditions de magistrats par le Sénat, qui ont choqué, pourra-t-on encore dire qu’on "ne savait pas" ?
Michel Gandilhon - Le déni semble effectivement désormais impossible. Avant les travaux de la commission d’enquête actuellement à l’œuvre que vous avez évoquée, le rapport annuel 2021-2022 de la délégation parlementaire au renseignement préconisant diverses mesures "pour ne pas risquer d’atteindre la situation de 'narco-État' observée dans certains pays du nord de l’Europe" avait déjà beaucoup fait parler. Sans compter ce qui s’est passé à Marseille l’an dernier : une cinquantaine de morts, plus d’une centaine de blessés. Reste désormais à savoir si cette prise de conscience sera suivie d’actes. Depuis trente ans, les lanceurs d'alerte n’ont en effet pas manqué, mais ont malheureusement été ignorés jusqu’ici. Je pense notamment au travail remarquable conduit par la commissaire Lucienne Bui Trong à la tête des Renseignements généraux dans les années 1990 ou à celui du magistrat Didier Peyrat. En dépit de multiples avertissements, on a laissé proliférer ces trafics et on arrive aujourd'hui à une situation très compliquée où, dans certains endroits, le crime organisé dispose d’un tel pouvoir qu'il peut influencer les politiques locales.
Vous évoquez dans votre ouvrage le spectre de la corruption à la fois dans la "France d’en haut" et dans celle d’en bas, celle "des municipalités situées sur ligne de front des enclaves criminelles". Quelle est l’étendue du phénomène ?
Il est difficile de le quantifier, mais à mesure que le marché des drogues grossit et s’étend, les capacités de corruption deviennent logiquement plus importantes. Je constate ainsi que l'explosion du marché des drogues ces dernières années touche désormais des territoires encore relativement épargnés – je pense à de grandes villes comme Rennes ou Nantes, ou à des villes moyennes comme Besançon ou Valence.
Je distinguerais toutefois deux formes bien distinctes de corruption. L’une, que je qualifierais d’indirecte, dans laquelle des maires, qui veulent la paix sociale, composent avec les réseaux criminels. Sans vouloir préjuger du résultat de l’enquête, je pense ici à l’affaire de Canteleu (Seine-Maritime), emblématique de ce qui se passe actuellement dans un certain nombre de villes, petites ou moyennes, où l’ancienne maire est mise en examen pour complicité de trafics de stupéfiants. Je pense que l’édile a ici davantage capitulé devant les intimidations et les menaces que manifesté une complicité active.
L’autre est au contraire une démarche active, volontaire, où des élus vont s'appuyer consciemment sur des voyous pour se maintenir au pouvoir. Voyez l’ouvrage de Didier Daeninckx (Municipales. Banlieue naufragée, Gallimard, coll. Tracts). Des villes dans lesquelles on conduit ce que l’on appelle "la politique des grands frères", où l’on cible des figures charismatiques qui, en échange de subventions, sont chargés de rabattre des voix.
Dans tous les cas, c’est une problématique qui monte, comme en témoignent les deux rapports sur l’état de la menace qu’a publié l’Office anti-stupéfiants dans lesquels il s’inquiète de ces phénomènes pas seulement chez les élus locaux, mais aussi chez les fonctionnaires, chez le personnel pénitentiaire, la police, les dockers…
S’agissant de la hausse de la consommation et des trafics que vous évoquez, l’attention est souvent portée sur le cannabis et la cocaïne, drogues plutôt "urbaines". De votre côté, vous alertez sur l’importance de la consommation d’héroïne, qui affecterait singulièrement les milieux périurbain et rural.
Après avoir d’abord touché les milieux contre-culturels au début des années 1970, puis s’être étendue aux banlieues ouvrières des grandes métropoles, l’héroïne avait quelque peu disparu de la scène. Mais elle est réapparue au début des années 2000 et elle connaît depuis un fort regain, à tel point que les niveaux de saisie n'ont jamais été aussi élevés que ces dernières années – avec un record historique en 2022. Or, quand on étudie les lieux de saisie, on s’aperçoit que ce sont surtout les zones périurbanisées et rurales qui sont touchées, singulièrement dans le nord-est de la France. Des zones frappées par la crise économique et la désindustrialisation, comme Verdun dans la Meuse, de manière similaire à ce qui s’est passé, toutes proportions gardées, avec la crise des opioïdes dans la Rust Belt du nord-est des États-Unis.
À l’inverse de la cocaïne, qui est la drogue festive ou de la performance par excellence, l’héroïne est ce que j'appelle la drogue des perdants de la mondialisation, de la classe ouvrière précaire, des usagers dits "semi-insérés". C'est une réalité malheureusement ignorée, l’attention étant focalisée sur la cocaïne ou les drogues de synthèse. Pour entendre parler de l'héroïne aujourd'hui, il faut lire la presse régionale.
La proximité du Bénélux, particulièrement gangrené, n’est-elle pas un autre facteur d’explication ?
La proximité avec les Pays-Bas et la Belgique est évidemment centrale, puisque ces deux pays abritent le plus gros marché de gros de l'héroïne en Europe. Les Pays-Bas sont un hub de redistribution des drogues en Europe occidentale. De toutes sortes de drogues d’ailleurs, y compris les drogues de synthèse, puisqu’ils sont aussi un gros pays producteur d'ecstasy, de MDMA, voire de méthamphétamine et même de cocaïne.
Un pays désormais dépeint comme un quasi narco-État. Un chemin que la France est-elle en train d’emprunter ?
Je ne pense pas que l’on puisse encore définir les Pays-Bas ou la Belgique comme des narco-États. On s’en approche, mais ce n’est pas encore, loin de là, le Mexique. C’est encore moins vrai de la France, mais mon livre se veut précisément un avertissement : si les choses continuent au rythme actuel, alors dans 10, 15, 20 ans, oui, on y sera peut-être. Mais rien n’est encore inéluctable.
Que faut-il faire pour conjurer le spectre ?
Il faut une action résolument déterminée des pouvoirs publics. Il faut saluer le travail actuellement conduit à Marseille, et les résultats obtenus par la police judiciaire, malgré un manque de moyens évident. Sinon, sur le plan national, c’est toute la chaine pénale qu’il faut renforcer. En amont, il faut s’appuyer sur les douanes et cesser de leur adresser des injonctions contradictoires – d’un côté se féliciter des saisies opérées, de l’autre leur demander de réduire le temps d’immobilisation des marchandises pour favoriser les flux. L’illusion d’un monde régi par le doux commerce, dans lequel on devait tirer les dividendes de la paix et où l’on s’est donc désarmé – avec Schengen, mais c’est également le cas pour la Défense – s’est dissipée. Et le réveil est brutal, avec la guerre en Europe et l’augmentation des violences liées au crime organisé.
En aval, il faut continuer de renforcer les moyens de la justice. Il n’y a pas grand-chose à changer. Les dispositifs existent déjà, mais sont, faute de moyens, peu mobilisés. Ainsi, les ordonnances de renvoi ne recourent que très rarement aux cours d'assises spéciales prévues pour juger le trafic de drogue en bande organisée. Les magistrats eux-mêmes – ceux auditionnés par la commission sénatoriale que vous évoquiez en introduction – réclament leur création alors qu’elles existent théoriquement depuis les années 1990 ! Les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), compétentes pour le crime organisé et la délinquance financière, doivent assurer une couverture territoriale plus dense en abritant des antennes à Toulouse, Rouen, Dijon et Orléans. C’est un combat qui nécessite des moyens financiers et humains importants. Voyez les efforts qui ont dû être conduits par la France au tournant des années 1970 pour lutter contre les filières corso-marseillaises de l'héroïne. Mais il a fallu l'intervention de Nixon et des États-Unis pour qu’on s’y attèle.
Côté justice, vous déplorez toutefois un certain laxisme.
Je pense qu'il y a effectivement un problème de réponse pénale. Un certain nombre d’affaires qui relèvent des cours d’assises, et même des cours d’assises spéciales, sont correctionnalisées, avec pour conséquence des sanctions beaucoup moins sévères que ce qu’elles devraient être. Les trafiquants sont des êtres rationnels : ils raisonnent en termes de coûts/bénéfices. Il faut donc faire en sorte que le coût d’entrée dans la criminalité soit très élevé, rédhibitoire. Pour beaucoup, il est aujourd’hui acceptable de faire 5 ans de prison, surtout quand le trafic leur a permis de gagner des sommes énormes. Mais si on passe à 20 ou 30 ans comme le prévoit le code pénal, c’est une tout autre histoire.
J’ai ainsi été frappé en étudiant la situation en Haute-Savoie de la réponse pénale très faible apportée aux trafics de la mafia albanaise. Les magistrats ne voient que des individus là où il faudrait raisonner en termes de bandes organisées. Les revendeurs interpellés sont parties prenantes d’une machinerie criminelle sophistiquée et à ce titre devraient être beaucoup plus sévèrement sanctionnés. Même quand des réseaux sont démantelés, le plus souvent l’affaire débouche sur le tribunal correctionnel.
Vous y voyez le fruit d’un certain "angélisme pénal".
Pas que pénal. J’invoque plus généralement "la culture de l’excuse", qui a pris corps dans les années post-68 dans une partie de la gauche. Ce n’était pas le cas du Parti communiste, en première ligne face à la montée de ces problématiques au tournant des années 1970 et 1980, qui tenait un tout autre discours. Dans une vision un peu irénique des choses, on a cru que la politique de la ville, une politique sociale allaient suffire à régler le problème des trafics. Certains ont toujours du mal à parler de la criminalité des cités, et se focalisent sur la criminalité en col blanc, alors que les deux, soit dit en passant, sont intrinsèquement liées. Les milliards d’argent sale engendrés chaque année par les trafics requérant en matière de blanchiment des compétences très pointues.
Il faut par ailleurs dénoncer le discours misérabiliste en vogue selon lequel la pauvreté conduirait nécessairement au crime. Il faut au contraire dire et redire que ce sont les trafics et leurs nuisances qui sont un facteur d’appauvrissement de ces quartiers. Parce que les commerces et les entreprises désertent, parce que les gens les plus dynamiques qui peuvent partir s'en vont, contribuant à la ghettoïsation de ces quartiers, ce que recherchent précisément les trafiquants. Même s’il convient de relativiser cette notion de ghetto, la situation française n’ayant rien de comparable à la situation américaine. Le sociologue Loïc Wacquant, disciple de Pierre Bourdieu, a ainsi montré qu’il n’y avait pas de comparaison possible par exemple entre la Courneuve, avec ses médiathèques, ses écoles, ses services publics… et le ghetto du South Side de Chicago, déserté par les pouvoirs publics. Il y a une politique de la ville en France depuis 20 ou 30 ans proprement considérable. Marseille et ses quartiers nord bénéficient, par exemple, d’un tissu de travailleurs sociaux extrêmement important.
Des quartiers pas abandonnés, mais dont vous soulignez qu’on entend quand même les "reconquérir", alors qu’une nouvelle source d’autorité y prend corps.
C’est un paradoxe frappant. D’un côté, l’État tient des discours martiaux affirmant que "la République est partout chez elle", qu’il n’y a "pas de territoires perdus". De l’autre il parle de "quartiers de reconquête républicaine". Or on ne peut reconquérir que ce que l’on a perdu… Dans certains de ces quartiers, on constate bien une perte du monopole étatique de la violence légitime. L’ordre républicain y est sapé, et un autre ordre est en train de se mettre en place, avec un pôle relevant des organisations criminelles, et un autre que certains chercheurs qualifient de "fréro-salafiste". Loin d’être des "zones de non droit" dépourvues de toute autorité, ces enclaves sont au contraire sous influence. La liberté de circulation y devient problématique : les habitants doivent se soumettre à l’ordre criminel, et la police, les sapeurs-pompiers, les services municipaux peinent à y intervenir. On ne souligne pas suffisamment l’effet destructeur que cela exerce sur les sociabilités populaires.
L’Allemagne vient de légaliser le cannabis. Est-ce une piste que la France devrait explorer ?
Pourquoi pas ? Même si je ne suis pas convaincu par les vertus de la légalisation, qui est souvent vendue comme une solution miracle alors qu’elle pose autant de problèmes que la prohibition. Si l’on décidait toutefois de l’adopter, l’enjeu serait de bien déterminer le modèle de légalisation que l’on souhaiterait retenir. Le plus néfaste, le plus dangereux pour la santé publique, c'est, à mon sens, le modèle libéral américain, que je décris dans mon ouvrage en étudiant le cas du Colorado. L'Allemagne semble avoir mis en place un système bien plus encadré, plus rigoureux – peut-être trop pour parvenir à endiguer le trafic. Les questions sont multiples, et les dilemmes nombreux. Quel type de produit autorise-t-on ? L'herbe, la résine, des produits dérivés plus concentrés ? Fixe-t-on une limite en termes de taux de tétrahydrocannabinol (THC) ? Interdit-on la consommation aux mineurs ou pas ? Autorise-t-on les gens à cultiver chez eux ? Dans l’affirmative, ont-ils le droit de faire commerce ? Sachant que l'objectif devrait quand même être de ne pas multiplier les consommations, comme c’est le cas aux États-Unis où le cannabis sous toutes ses formes est devenu une véritable industrie. La France, c’est 11% d’usagers dans l’année, contre 20% aux USA et plus encore dans les États qui ont légalisé. Avec des produits avec des taux de THC atteignant les 60, 70% ! Est-ce vraiment la voie que l’on veut suivre ?
Pour aller plus loin : M. Gandilhon, Drugstore, Drogues illicites et trafics en France, Le Cerf, avr. 2023 M. Gandilhon, Marseille, capitale du futur ? M. Gandilhon, Les Pays-Bas, la Belgique, les drogues et la criminalité : un seuil critique ? M. Gandilhon, Légalisation du cannabis non médical au Colorado: dix ans après |