Les maires ruraux face à l'augmentation "préoccupante" des narcotrafics
Depuis quelques mois, les travaux de la commission d'enquête sénatoriale sur le narcotrafic ont montré que le phénomène, qui connaît une augmentation préoccupante, n'est plus réservé aux grandes villes. Auditionnés le 29 février, les maires ruraux ont exposé la situation chez eux.
Il y a tout juste un an, près d'une tonne de cocaïne échouait sur une plage de Réville, petite commune d'un millier d'habitants, dans le Cotentin. Son maire Yves Asseline est revenu sur cet épisode jeudi 29 février, devant la commission d'enquête sénatoriale sur l'impact du narcotrafic en France, qui entendait des représentants d'associations d'élus pour mesurer l'importance du phénomène dans les zones rurales. Evoquant sa jeunesse et les casques des soldats du débarquement qui des années après la guerre continuaient de refluer sur la plage, l'édile a affiché un "grand sentiment de tristesse" : "La mer, si elle nous a apporté des casques symboles de la délivrance, nous apporte aujourd'hui des ballots symboles de dépendance."
Depuis des mois, au rythme des auditions, les travaux de cette commission d'enquête montrent l'ampleur du narcotrafic en France, qui ne touche plus seulement les zones urbaines. "Longtemps, le narcotrafic a été localisé sur les métropoles, aujourd'hui c'est un trafic qui irrigue l'ensemble du territoire national", a appuyé le rapporteur de la commission, Etienne Blanc, dépeignant une situation "extrêmement préoccupante". Et d'alerter sur l'évolution dramatique en Hollande et en Belgique qui, selon lui, "s'acheminent vers un narco-Etat".
"Il n'y a plus de territoire qui soit exclu"
L'intérêt de cette audition était de montrer des visages très différents de la ruralité. Pour Michel Fournier, maire des Voivres, 300 habitants, dans les Vosges, et président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), "il n'y a plus de territoire qui soit exclu du potentiel de trafic, quel qu'il soit". Mais "dans l'Est, les circuits semblent venir exclusivement de la Hollande" et empruntent "l'itinéraire Hollande-Belgique pour descendre ensuite dans la vallée du Rhône".
Hervé Chérubini, maire de Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône) représentant l'Association des petites villes de France (APVF), a observé une "montée exponentielle" de la consommation de cocaïne dans les villes touristiques telles que la sienne. Une clientèle aisée qui se fait livrer par "Uber" et n'hésite pas à s'afficher, lors de soirées festives, "avec de la farine sur la table". Un phénomène "très difficile à appréhender car il n'y a pas de points de deal". "49 gamins ont été tués à Marseille, quelque part, les consommateurs sont complices. C'est un message à marteler et à faire passer", a-t-il insisté.
Ce profil de touristes "mondains" est bien différent de celui que rencontre Michel Fournier dans son village : des personnes à faibles revenus qui donnent "la priorité à la consommation" de drogue sur le paiement des loyers et l'alimentation... Et se retrouvent "clientes des Restos du coeur".
Autre public sur lequel le lieutenant-colonel de gendarmerie Denis Mottier, chargé de mission sécurité et prévention de la délinquance à l’AMF (Association des maires de France) a attiré l'attention : celui des saisonniers et des "teuffers" lors des "rave party"… L'élu de bord de mer Yves Asseline a enfin évoqué le développement de l'usage de stupéfiants chez les marins-pêcheurs...
"Zones de repli" et "zones de consommation"
Pour le maire de Réville représentant lui aussi l'AMF l'une des raisons de cette démocratisation de la cocaïne tient au "dumping" pratiqué par les pays producteurs, le gramme étant passé de 60 à 45 euros. L'audition d'experts et acteurs de la gendarmerie et de la justice auditionnés devant cette même commission au cours des derniers mois avait aussi permis de mieux comprendre cette recrudescence. "Nous constatons deux types de trafiquants : l’usager revendeur, (…) et l’intervention de réseaux très structurés de trafiquants, venus de grandes agglomérations", avait exposé Frédéric Sanchez, chef d’escadron commandant la compagnie de gendarmerie départementale de Saint-Quentin (Aisne), lors de son audition le 15 janvier 2024. "Ce second phénomène prend une ampleur inquiétante", avait-il alerté
Pour le procureur de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) Jérôme Bourrier, la ruralité offre des "facteurs propices" au développement des trafics locaux. Ce sont "des zones de repli intéressantes pour les trafiquants". Le monde rural apporte "une tranquillité, et en même temps une facilité de circulation", explique Karine Malara, procureure de la République de Bourg-en-Bresse (Ain). Mais ce sont aussi, de plus en plus, des zones de consommation. "Dès les années 1960, il existe un trafic en zone rurale. Qu’est-ce qui a changé ? À l’époque, la zone rurale est utilisée comme lieu de production : on y trouve des laboratoires clandestins et des cultures clandestines. Aujourd’hui, elle est devenue un marché. La distribution au détail s’est développée dans les campagnes, où l’on trouve 800.000 ou 900.000 consommateurs quotidiens de cannabis, un nombre suffisant pour intéresser les trafiquants", avait avancé Yann Bisiou, docteur en droit privé et sciences criminelles et maître de conférences à l’université Paul-Valéry Montpellier, le 12 décembre 2023.
Alors que la ruralité concentre un tiers de la population nationale, les communes rurales ne représentaient en 2022 que "11% des mis en cause pour trafic et 14% des mis en cause pour usage enregistrés par la police et la gendarmerie nationales", selon une note du SSMSI publiée en juillet 2023 (voir notre article du 19 juillet 2023). Et pour Yves Asseline, le sujet est de plus en plus inquiétant mais ne constitue pas la "priorité numéro 1" de son action, qui est l'éducation, devant le logement, la simplification des normes, le retour de l'autorité et la formation des maires et ensuite les narcotrafics.
Des maires exposés
Les élus n'aspirent pas à plus de prérogatives. "La lutte contre les trafics est le job de l'Etat", a martelé Denis Mottier. Mais les maires ruraux, compétents sur la prévention, sont plus dépourvus que leurs homologues des zones urbaines. Souvent sans les moyens de se doter d'une police municipale, ils se retrouvent en première ligne. Pour Michel Fournier, la question s'inscrit dans un contexte plus large d'évolution de la fonction de maire au fil des ans. "On est confrontés à une obligation de présence", à devoir traiter les "urgences du quotidien". "On est limité (…) Mais on essaie de faire en sorte de régler ce qu'on peut régler à notre niveau", a-t-il développé parlant de "signe d'impuissance", même s'il témoigne de "très bons rapports avec la gendarmerie".
Selon Denis Mottier, "la communication montante [des élus vers la gendarmerie] se passe très bien". Mais la "communication descendante" est plus compliquée car "vous entrez dans le judiciaire". "Le cadre d'échange d'information à portée confidentielle n'est pas suffisamment protecteur", a-t-il reconnu.
"Souvent, on s'aperçoit que quand on donne une information [à la gendarmerie] elle est déjà connue, on se retrouve Gros-Jean comme devant", a déploré Michel Fournier. "Il faudrait encore améliorer cet aspect-là, ça renforce un mal être de l'élu local." Sentiment partagé par Yves Asseline même s'il atteste de très bonnes relations avec la gendarmerie. Seulement les gendarmes laissent parfois opérer certains dealers pour viser plus haut. "Ils préfèrent couper l'artère plutôt que les petites veines, mais cela crée de l'incompréhension" dans la population, souligne-t-il. Parfois les élus, sont amenés à prendre les devants et s'exposent dangereusement. C'est arrivé au maire de Sénas (Bouches-du-Rhône) qui, comme l'a rappelé Hervé Chérubini, avait retrouvé sa voiture incendiée en 2021 pour s'être intéressé d'un peu trop près aux activités de narcotrafiquants…
Les élus ont par ailleurs déploré les manques de moyens dévolus à la médecine scolaire, en première ligne dans la prévention au collège, "l'âge de la bascule", selon Hervé Chérubini. Indiquant que son association n'avait pas de groupe dédié au narcotrafic, Michel Fournier a reconnu un manque. Mais il a souligné le besoin de mieux évaluer le problème. "Malgré le travail régulier avec la gendarmerie, on a l'impression que cela reste diffus (...) Si on y réfléchissait chacun à l'échelle de son village, on serait surpris de constater que tout village est concerné."