Interview - Mal-logement : "Il faut dépasser les égoïsmes locaux"
Localtis : Dans le 21e rapport sur l'état du mal-logement en France, la fondation Abbé-Pierre formule une série de propositions "pour une nouvelle politique du logement" (1). La plupart de ces propositions sont à l'échelle nationale. Le salut ne pourrait-il donc venir que de l'Etat et du législateur ?
Non, pas du tout ! La lutte contre les inégalités territoriales est une ambition nationale et il faut que l'Etat conserve une capacité d'intervention pour limiter ces inégalités. Mais notre vision de l'intervention publique repose sur le prolongement de la délégation de responsabilités aux territoires, aux agglomérations et aux métropoles. Car la réalité des marchés locaux, les équilibres entre agglomérations... se situent à cette échelle.
On peut réfléchir à des délégations de compétences - par exemple la délégation du Dalo -, mais il faut que l'Etat garde un œil sur les inégalités territoriales, pour les corriger, et parfois pour décider de reprendre une délégation, par exemple en reprenant la maîtrise du contingent préfectoral dans le cadre des attributions de logements sociaux.
Et avant de tout décentraliser, il faut aussi s'assurer que la péréquation financière joue son rôle.
Sur la question du mal-logement, vous sentez les maires plutôt démunis ou plutôt égoïstes ?
Il y a une grande diversité. Sur plusieurs décennies, l'évolution est positive, concernant la construction de logements sociaux par exemple. Car la société a pris la mesure des difficultés et reconnaît la nécessité d'apporter des réponses. Mais on rencontre aussi des maires qui disent "oui" pour développer des réponses au mal-logement… "mais uniquement pour les pauvres de ma commune" !
Mon propos n'est pas accusatoire. Cette logique de préférence communale est la conséquence de notre configuration administrative des 36.000 communes. Dès lors, il est difficile de faire partager les efforts de solidarité.
En effet, comment faire quand on a des villes très fragmentées du fait de l'histoire urbaine - dont les maires en place ont hérité - avec d'un côté beaucoup de logements sociaux dans des quartiers qui décrochent et d'un autre côté des quartiers qui se protègent ? Et pourtant, il en va de la cohésion sociale et urbaine…
Que répondez-vous aux maires qui revendiquent cette "préférence communale" ?
Nous avons conscience que les maires sont en première ligne et nous avons conscience qu'il est difficile pour eux de répondre aux difficultés sociales qu'ils rencontrent. Mais il faut dépasser les égoïsmes locaux. Les "fermetures aux frontières" communales ne sont pas une solution. Il est illusoire de penser que les frontières des communes résisteront longtemps à la fragilité des ménages. Tout comme il est illusoire de penser que l'on peut conserver dans une ville un quartier avec 50% de chômage en espérant que ses habitants en sortiront tout seuls malgré les barrières territoriales.
Nos concitoyens sont en doute sur une partie de la responsabilité politique. Les gens ont besoin de voir changer les choses sur leurs territoires. Lutter contre l'exclusion en matière de logement - et d'emploi, bien sûr - c'est aussi pour qu'ils puissent se dire "on nous ouvre des perspectives, même si on fait partie d'un quartier populaire".
Quelle serait la voie à emprunter, à l'échelle territoriale, pour une meilleure cohésion sociale et urbaine ?
Nous pensons qu'il faut d'abord bien connaître les inégalités territoriales pour essayer de les atténuer au maximum en associant tous les acteurs. L'intercommunalité, qui s'organise lentement, est la bonne échelle pour faire le diagnostic des inégalités, puis pour adopter et enclencher des mécanismes de rééquilibre, comme le fait le Grand Lyon. Car c'est là, qu'à un moment, on va échanger, par exemple sur la difficulté de construire du logement social toujours au même endroit.
Si on reste maire contre maire, commune contre commune, la discussion est difficile sur les questions de solidarité territoriale, d'égalité territoriale, de partage, de mixité… A la fondation Abbé-Pierre, nous avons toujours plaidé pour le renforcement de l'intercommunalité. Et nous estimons que cette montée en puissance doit être corroborée par l'élection du président de l'intercommunalité au suffrage universel direct.
Quels seraient, dans l'idéal, les contours d'une véritable politique locale de traitement du mal-logement ? Nous avons compris qu'elle serait d'abord intercommunale, mais encore ?
Je vais répondre indirectement à votre question. Est-ce qu'on donne aux intercommunalités toutes les compétences, tous les leviers, du logement jusqu'à l'hébergement, la politique foncière, la rénovation urbaine, l'emploi - bien sûr - le transport… ? La logique d'une politique intégrée dans toutes ces dimensions est évidemment souhaitable. C'est le mouvement vers lequel il faut tendre ; mais toutes les intercommunalités ne sont pas au même niveau de maturité.
Et puis, il faut toujours se poser la question de l'Etat dans ses fonctions régaliennes, par exemple de son intervention dans les cas où les maires de communes riches ferment la porte aux populations pauvres.
Il faut travailler ensemble : élus locaux et représentant intercommunaux, avec les conseils départementaux (pour les compétences en hébergement et action sociale, notamment), l'Etat, les associations... pour essayer de trouver des portes de sortie à ces souffrances actuelles du mal-logement et de la pauvreté.
Le 21e rapport alerte sur la relation entre les difficultés de logement et les problèmes de santé. Comment une collectivité peut-elle appréhender cet enjeu et lutter contre le "cercle vicieux" que vous décrivez (2) ?
L'absence de logement conduit à des problèmes de santé majeurs et des problèmes de santé sont liés à une situation de mal-logement. Les collectivités ont des responsabilités, par exemple dans la lutte contre habitat indigne, elles peuvent exercer leur pouvoir de police à l'encontre les marchands de sommeil, comme l'ont fait les villes de Saint-Denis, Aubervilliers, Paris…
En milieu rural, nous voyons bien, via notre dispositif "SOS Taudis" notamment, les difficultés de nombreux propriétaires occupants. Souvent, les maires ont le même diagnostic que nous. Ils connaissent bien le mal-logement de leur commune. Il n'y a pas de décrochage par rapport à ce que vivent les gens. Ils ont un rôle très important, de proximité, pour identifier les difficultés des ménages mal-logés et pour les orienter vers des dispositifs locaux portés par les intercommunalités, les départements ou l'Etat… : les CCAS [NDLR : centres communaux d'action sociale], les dispositifs de droit commun, les associations…
Propos recueillis par Valérie Liquet
(1) Les grands chiffres du mal-logement avaient été présentés à la presse en décembre dernier. Voir notre article Le mal-logement en France : plus qu'hier et certainement moins que demain. Pour les propositions de la Fondation, voir notre encadré ci-dessous).
(2) Voir aussi notre article ci-contre, "Rapport de la fondation Abbé-Pierre : le logement peut nuire gravement à la santé", dans notre édition de ce jour.
La fondation Abbé-Pierre invite à "construire une ville équitable et durable"
Les propositions de la fondation Abbé-Pierre "pour une ville plus solidaire et plus durable" sont organisées en quatre piliers : produire davantage de logements accessibles ; réguler les marchés et modérer les coûts du logement ; prévenir et combattre les facteurs d'exclusion par le logement ; construire une ville équitable et durable.
Sept propositions composent ce quatrième pilier qui s'appuie sur le constat que "la hausse des prix de l'immobilier et les dynamiques spontanées du marché du logement ont tendance à évincer les classes populaires des quartiers les plus recherchés". Dès lors, dans son esprit, "le rôle de la puissance publique n'est pas seulement de produire des logements mais aussi de combattre la spécialisation sociale et fonctionnelle des villes, pour éviter la relégation des plus modestes dans les quartiers les plus reculés et dans les formes d'habitat les plus vétustes". Elle liste les outils de l'Etat et des collectivités pour "faire face à ces processus de long terme" :
1/ Faire appliquer l'article 55 de la loi SRU, en limitant la part des PLS dans les logements construits. Et si besoin, "les préfets doivent se substituer aux maires qui refusent de respecter leurs objectifs".
2/ Compléter l'article 55 de la loi SRU, relatif à un quota de logements sociaux par commune, par des objectifs chiffrés de mobilisation du parc locatif privé, commune par commune, conformément à une répartition qui serait réalisée par les intercommunalité. "Les objectifs seraient contraignants mais les moyens d'y parvenir laissés à l'appréciation des collectivités en fonction de leur situation locale (réquisition de logements vides, préemption, expropriation, baux emphytéotiques, conventionnements Anah, gestion locative adaptée, sous-location…)"
3/ Généraliser les secteurs de mixité sociale (SMS) dans les PLU pour permettre la construction systématique d'un pourcentage de logements sociaux dans chaque programme immobilier.
4/ Cesser, dans le cadre du nouveau programme national de rénovation urbaine, de privilégier les démolitions quand une réhabilitation est possible et associer "réellement" les habitants. Prévoir le respect strict du "1 pour 1" et le remplacement des logements démolis par des PLAI à hauteur de 75% à l'échelle de l'agglomération.
5/ Poursuivre le renforcement des mécanismes de péréquation, horizontale entre collectivités et verticale de la part de l'Etat, dans la modulation de ses dotations financières.
6/ Fiscaliser davantage la transmission du patrimoine immobilier, notamment lors des successions et donations, considérés comme "moments-clés de la reproduction des inégalités". Et appliquer une "contribution de solidarité urbaine" en surtaxant les transactions des biens immobiliers les plus chers pour financer la rénovation des logements et la production de logements abordables dans les quartiers qui en manquent.
7/ Unifier la gouvernance locale du logement, de l'urbanisme (PLU, permis de construire, droit de préemption…) et de l'hébergement au niveau des EPCI.
V.L.