Gestion de l’eau : le temps long, atout des agences de l’eau pour répondre aux tensions
Pour inaugurer un cycle d’auditions sur le thème de la gestion durable de l’eau, la nouvelle mission d'information du Sénat a réuni lors d'une table ronde, ce 28 février, les six agences de l’eau. Gage d’une vision à long terme, ces outils de gouvernance ont fait de l’adaptation au changement climatique le fil conducteur de leur politique d'intervention. Garantir des ressources en eau de qualité et en quantité suffisante, dans une démarche de sobriété et en assurant une solidarité territoriale forte, nécessite toutefois de mettre fin à la baisse continue des moyens financiers et humains qui y sont consacrés.
Alors que les préfets coordonnateurs de bassin, mobilisés par le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Christophe Béchu, sont déjà en ordre de bataille pour anticiper les situations d’extrême tension sur la ressource l’été prochain (lire notre article du 27 février), la mission d’information sur la gestion durable de l’eau - dont le président est Rémy Pointereau (LR, Cher) et le rapporteur Hervé Gillé (SER, Gironde) - entendait les six agences de l’eau, lors d’une table ronde organisée au Sénat, ce 28 février, pour inaugurer son cycle d’auditions. L’occasion de rappeler une première évidence : "la réponse aux tensions hydriques et à la dégradation de la ressource ne peut se réduire à une gestion de crise à court terme" et "doit s’inscrire dans le long terme et mobiliser des moyens accrus".
Fortes de leur expertise pour la mise en œuvre des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) et l’atteinte du bon état des masses d’eau fixé par la directive-cadre sur l’eau (DCE), les agences de l’eau disposent d’un véritable atout dans "leur capacité à planifier sur le temps long", appuie le directeur général de l'agence de l'eau Adour-Garonne, Guillaume Choisy. C’est aussi ce mode de gouvernance qui leur permet "d’être des lanceurs d’alerte pour mettre en action les territoires", fait également valoir Marc Hoeltzel, directeur général de l’agence de l’eau Rhin-Meuse, tout en louant la faculté des agences de "jouer sur la fongibilité entre les lignes" et de "faire des coups d’accélération" sur la gestion quantitative, par exemple sur le sujet de la désimperméabilisation des villes. Cette "machine lourde", qui travaille selon un cycle de six ans, peut donc "s’adapter à des commandes politiques de manière rapide, comme elle l’a montré avec l’enveloppe du plan de relance", relève t-il.
Des agences prises dans un "effet ciseau"
Au vu des états des lieux des six agences, la marche vers le bon état des eaux en 2027 reste globalement haute. La réduction des pollutions par temps de pluie constitue une priorité avec, notamment, un enjeu de déconnexion des eaux pluviales des réseaux, tout comme celle des pollutions diffuses d’origine agricole, en particulier sur les aires d’alimentation de captages d’eau potable ou des substances chimiques de la vie quotidienne, notamment des perfluorées (PFAS) et résidus médicamenteux.
Des progrès significatifs ont néanmoins été réalisés dans tous les bassins, notamment en matière d’assainissement, sur la réduction des rejets des stations d’épuration à travers la mise en conformité des équipements. Et ces efforts sont bien visibles sur la pollution organique (divisée par 10 en 20 ans). Malgré son "mauvais score" de 22% des eaux en bon état écologique (alors que le niveau national est de 44%), le bassin Artois-Picardie se fixe l’objectif de passer à 50% en 2027. Un défi de taille, reconnaît Thierry Vatin, le directeur général de l’agence de l'eau : "Il nous faudra tripler le rythme d’amélioration de l’état de nos cours d’eau."
A cette dynamique de progression sont venues se greffer les prémices de l’impact du changement climatique, qui "s’invite à la table" y compris de bassins jusqu’ici encore peu concernés par l’enjeu quantitatif, relève-t-il. Les agences se voient donc contraintes d’accélérer sur les deux tableaux - qualitatif et quantitatif. "C’est un travail décisif car pendant que l’on met en oeuvre tous nos moyens, les pressions continuent voire augmentent : plus on avance plus la cible recule", explique Thierry Vatin. Un sentiment de "stagnation" partagé par Laurent Roy, directeur général de l’agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse, sous la contrainte de cet "effet ciseau" : il y a moins d’eau disponible, d'un côté, et de l'autre côté les besoins en eau augmentent. Qualité et quantité sont en outre corrélées, remarque Guillaume Choisy : "Plus les débits sont faibles, plus la qualité se dégrade sous l’effet de l’augmentation de la température et des micropolluants".
En finir avec la politique des "petits pas"
Un seul mot d’ordre : l’accélération tous azimuts sur la sobriété, et le changement des pratiques agricoles en particulier. Christophe Poupard, directeur de la connaissance et de la planification à l’agence Seine-Normandie, prend l’exemple de l’expérimentation des dispositifs de paiement pour services environnementaux (PSE) auprès des agriculteurs situés sur les aires d’alimentation de captages de l’agglomération de Chartres où les concentrations en nitrates sont particulièrement préoccupantes. Des propositions de hiérarchie des usages agricoles selon les productions qui polluent le moins (agriculture biologique, maraichage, arboriculture etc.) ont aussi été introduites dans le Sdage 2022-2027. Et bien d’autres voies d’accompagnement existent sur les techniques d’irrigation, la préservation des prairies ou l’implantation des haies sur le territoire pour faire tampon avec les cours d’eau et les nappes.
Mais face à des agences qui "tiennent un peu la boutique", il faut aussi que le "régalien" suive, insiste de son côté le directeur adjoint de l’agence de l'eau Loire-Bretagne, Valéry Morard, regrettant "un certain nombre de leviers réglementaires que l’on n’actionne pas". "Combien de zones de répartition des eaux ont été désignées durant la dernière décennie ? Combien de dérogations dans les arrêtés préfectoraux de restriction d’usage ?", interroge-t-il. Une nécessité de travailler en cohérence avec les préfets pour "avancer dans la même dynamique" également appuyée par Guillaume Choisy. "Si les Sages [schémas d’aménagement et de gestion de l’eau] ne sont pas opérationnels, c’est à l’Etat de reprendre la main", considère également sans ambages le président du comité de bassin Artois-Picardie, André Flajolet.
Un besoin de financement complémentaire
Sans surprise, la question des moyens humains et financiers des agences de l’eau, dont une partie se cristallise autour du fameux "plafond mordant", a largement alimenté les débats. Un besoin de financement complémentaire est exprimé par les directeurs généraux - évalué autour de 400 millions d’euros par an dans le rapport "Jerretie-Richard" - au vu de leur domaine d’intervention progressivement élargi à la biodiversité et aux milieux marins, et alors même que les investissements liés au petit cycle de l’eau demeurent importants. Longtemps qualifiées de bras armé financier de l’État en matière de politique de l’eau, les agences de l’eau pourraient en être dorénavant "le bras désarmé", selon la formule volontairement choc employée par André Flajolet.
La conséquence la plus prégnante est la baisse de la capacité d’action des agences de l’eau contraintes de "prioriser leurs interventions" malgré leur volonté affirmée d’assurer une solidarité territoriale. Cette démarche nécessite aussi un partenariat plus approfondi avec les collectivités, notamment avec les régions qui montent en puissance sur l’adaptation au changement climatique. Pour déployer son programme d’intervention, l’agence de l’eau Rhin-Meuse s’appuie ainsi, avec les collectivités et les EPCI, sur les contrats "Eau et Climat" qui impliquent de s’engager autour du changement climatique et de la gestion patrimoniale durable, explique Marc Hoeltzel. "La structuration des compétences des collectivités tarde à progresser donc l’idée c’est de jouer sur la conditionnalité des aides" pour accélérer des projets favorables à la résilience des territoires et sécuriser l’alimentation en eau potable, confirme Valéry Morard.