Gestion de l’eau : le Sénat clôt son cycle d’auditions sous le prisme de la raréfaction de la ressource
Très prolifique sur les problématiques liées à l’eau, le Sénat a tenu ce 15 février, au sein de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, une nouvelle table ronde consacrée à la gestion de l’eau à l’aune de la raréfaction de la ressource. Après les Assises de l'eau, le Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique et la séquence de planification écologique dédiée à l'eau, les constats sont clairs et la vision partagée doit désormais faire place à l’action. La sobriété devient indispensable et la réutilisation des eaux usées traitées doit également être encouragée.
"Raréfaction de la ressource en eau : défis et enjeux", tel était l’intitulé d’une table ronde organisée, ce 15 février, au sein de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, pour clôturer un cycle d’auditions consacré à la gestion de l’eau dans un contexte de changement climatique. Le Sénat est désormais familier des problématiques liées à l’eau. Sa délégation à la prospective a notamment contribué à éclairer le débat en remettant, en décembre dernier, un rapport, qui s’attache autour de huit questions sur l’avenir de l’eau à imaginer ce que pourrait être une gestion à long terme pertinente de la ressource en France. C’est à présent la mission d’information sur la gestion durable de l’eau, lancée il y a quelques jours à la demande du groupe socialiste, sous la présidence de Rémy Pointereau (LR), "pour apporter des réponses aux territoires", qui devrait prendre le relai.
Varenne de l’eau : où en est-on ?
Huit mois après sa nomination, le préfet Frédéric Veau, délégué interministériel en charge du suivi des conclusions du Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique, a ouvert les échanges par un premier point sur la mise œuvre de sa feuille de route. Son principal objectif est de garder "un équilibre d’ensemble" entre "l’adaptation de l’agriculture au changement climatique" (recherche variétale, évolution des modes et des systèmes de culture, capacité des sols à stocker de l’eau et performance de l’irrigation) et "l’accès à la ressource en eau" (remise en service d’ouvrages hydrauliques, stockages, réutilisation des eaux usées traitées). Les chambres d’agriculture sont en train de finaliser le plan d’accompagnement des exploitations au changement climatique pour une première série de 1.500 exploitations en 2023, avant de passer à un rythme de 10.000 exploitations par an. Les textes juridiques ont par ailleurs été rédigés et certains sont déjà parus tandis que d’autres devraient être prochainement finalisés. Le décret sur les volumes prélevables en période de hautes eaux (c’est-à-dire hors étiage) a ainsi été signé en juillet 2022 et l’étude de référencement pilotée par l'INRAE et l’OFB est "attendue rapidement". Une instruction complémentaire sur les projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE), diffusée fin janvier, permet également l’arbitrage du préfet référent pour sortir des blocages persistants. Les professions industrielles sont de leur côté très attentives à la parution du décret sur la réutilisation des eaux usées - "pas encore stabilisé" à ce stade - qui sera complété par la mise en place d’un observatoire du recyclage des eaux usées en agroalimentaire. Au niveau territorial, ce sont surtout les résultats des appels à projets et appels à manifestation d’intérêt (AMI) qui sont scrutés. La réutilisation des eaux usées figure d’ailleurs parmi les thèmes des sept premiers projets lauréats de l’AMI "Démonstrateurs territoriaux des transitions agricoles et alimentaires" de France 2030. En parallèle, la rénovation et la modernisation des réseaux d’ouvrages hydrauliques est "à poursuivre". Ce sont en 2022 plus de 40 projets d’hydraulique agricole qui ont ainsi pu être financés via la mobilisation de fonds de France Relance.
Augmenter le rendement des réseaux d’eau potable
Car les questions de rendement et de renouvellement sont bien aussi le nœud du problème, comme le soulève Maximilien Pellegrini, président de la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E), qui pointe un retard d’investissement autour de 15 milliards sur les cinq prochaines années pour sécuriser les réseaux d’eau potable (renouvellement des canalisations, interconnexion des systèmes, mise aux normes des usines de traitement existantes) et garantir la qualité "santé-environnement" (eaux rejetées dans les milieux, traitement de l’eau potable, rejet des eaux pluviales etc.). Augmenter l’investissement de 1 milliard par an permettrait selon lui de relever le défi du chantier du renouvellement, en passant à un taux de renouvellement des réseaux de 1,5% (qui correspond à un âge moyen de 75 ans) contre 0,7 actuellement (soit 150 ans). Difficile toutefois de nier la problématique de la "fracture territoriale" face à des réseaux d’âge variable et de fortes disparités selon la zone concernée, souligne-t-il. La connaissance du patrimoine est donc cruciale pour "savoir où investir, quand et comment et assurer l’efficacité des investissements". D’autant qu’entretenir les canalisations contribue également à limiter les fuites. Or, le rendement est actuellement seulement de 80% en France, autrement dit on perd 1 litre sur 5 dans les réseaux. Et pourtant "les solutions existent", martèle-t-il, grâce à la digitalisation des services et aux compteurs d’eau intelligents (40% des usagers en sont équipés), pour franchir une nouvelle étape dans la sobriété des prélèvements d’eau (détection des fuites avant et après compteurs, maîtrise des consommations, structures tarifaires saisonnières). Toute une "palette de contractualisations" entre les collectivités et les entreprises de l’eau est également possible pour inciter à la performance. Ainsi, explique-t-il, il y a des modèles intéressants dans lesquels si l’entreprise atteint ses objectifs en termes d’économies d’eau qu’elle pourrait générer à la fois dans la distribution et aussi vis-à-vis des usagers, elle est récompensée par une juste rémunération.
Lever les freins à la réutilisation des eaux usées traitées
Différentes solutions sont envisageables localement pour limiter les prélèvements, comme par exemple la recharge artificielle de nappes ou l’accélération de la mise en œuvre des Solutions fondées sur la Nature (désimperméabiliser). C’est toutefois une autre solution incontournable pour répondre aux tensions sur la ressource en eau qui vont s’accroître, qui a concentré les échanges, à savoir la réutilisation des eaux usées traitées. Son taux est inférieur à 1% en France (vers l’arrosage des espaces verts essentiellement) contre 2,4% en moyenne en Europe, 8% en Italie et 14% en Espagne. Un pas a été franchi avec la publication du décret du 10 mars 2022, dont le champ d’application resserré et les lourdeurs procédurales pourraient néanmoins décourager les porteurs de projets. "Les technologies existent, elles sont maîtrisées et nous pouvons les déployer", fait valoir Maximilien Pellegrini, rappelant quelques propositions de la FP2E en la matière, notamment celle de systématiser dans les PTGE l’analyse de tous les projets de réutilisation. Des barrières administratives doivent également être levées. "Aujourd’hui, il faut dix ans pour mener à bien un projet de réutilisation (..), on pourrait faire les choses de manière un peu plus souple, rapide et flexible", relève-t-il. La FP2E plaide en particulier pour un guichet unique au niveau du département pour faciliter les démarches administratives, des périodes d’expérimentation qui soient plus longues et la création d’un observatoire, "qui pourrait s’exprimer sur la qualité des eaux réutilisées de façon à afficher une transparente complète sur tous les usages". Il faut aussi prendre en compte le coût de production du m3 d’eau réutilisée : "plus on augmente les exigences plus il grimpe", remarque Frédéric Veau. A une autre échelle, "le recyclage des eaux usées se fait depuis longtemps", souligne Vazken Andréassian, directeur d’une des unité de l’INRAE, qui rappelle que "les eaux rejetées dans les cours d’eau par les stations d'épuration rejoignent le cycle naturel". Réduire la contamination des milieux aquatiques par les perturbateurs endocriniens constitue donc l’un des enjeux prioritaires en matière de gestion de l’eau. La question des micropolluants, tels que les résidus provenant de produits pharmaceutiques, figure parmi les thèmes retenus dans le cadre de la révision de la directive des eaux urbaines résiduelles (DERU). La Commission européenne y propose aussi des avancées sur l'élargissement du principe de pollueur-payeur jugées intéressantes par le président de la FP2E.
Des concessions hydroélectriques prises en étau entre l'énergie et l'eau
L'eau retenue par les barrages ne sert pas qu'à la production d’hydroélectricité. Environ les deux tiers des grandes retenues sont multi-usages et servent d’autres besoins, relève Bruno de Chergé, directeur Relations institutionnelles, régulations et coordination de l'eau (EDF Hydro). Elles facilitent l'alimentation en eau potable, la continuité des activités économiques (irrigation, industrie, tourisme, loisirs, navigation), la préservation de la biodiversité et contribuent également au refroidissement des centrales nucléaires. Revers de la médaille : "dans beaucoup d’endroits, le fait que les barrages hydroélectriques servent d’autres usages a ainsi masqué le besoin d’adaptation au changement climatique des bénéficiaires", remarque-t-il. La sècheresse exceptionnelle de l’été 2022 à conduit "à déstocker bien plus que la normale" (800 millions de m3 soit 60% de plus que la moyenne 2015-2021) et "plusieurs retenues ont été totalement vidées à la limite de la vidange", explique Bruno de Chergé. Un contexte doublement inédit conduisant dans le même temps à constituer des réserves d’eau suffisantes pour gérer un risque sur l’approvisionnement en énergie pour l’hiver. "Il nous faut intégrer les différents temporalités de la gestion de l’eau et les différents niveaux de décision entre les enjeux (…), c’est-à-dire répondre à des enjeux de sécurité du système électrique à la maille nationale voire régionale et à des enjeux multi-usages de l’eau au niveau local". "Concilier ces deux dimensions 'eau' et 'énergie' dans des contextes temporels et spatiaux aussi différents n’est pas chose aisée", résume-t-il. Il y a des "limites purement physiques" et l’éventuelle mobilisation supplémentaire des retenues "ne sera pas une mobilisation miracle", prévient-il, sachant d’une part, que les installations ne sont géographiquement pas toujours localisées là où se trouvent les besoins en eau et, d’autre part, "que les volumes seraient insuffisants pour couvrir l’ensemble des besoins, ceux-ci étant rendus croissants par le changement climatique". Pas question cependant de sacrifier l'une des deux dimensions "eau" ou "énergie" au bénéfice de l’autre : "notre défi collectif est bien de réussir sur ces deux fronts de la transition énergétique et de la gestion durable de la ressource", assume Bruno de Chergé, qui appelle à pousser le sujet de l’hydroélectricité dans les différents véhicules législatifs et se félicite que le projet de loi d’accélération de la production d’énergies renouvelables s’en soit emparé. Cela suppose également de "sortir du statu quo", notamment sur le renouvellement des concessions échues, afin d’éviter que la gestion d’ensemble du parc hydroélectrique ne se dégrade et qu’il ne puisse jouer pleinement son rôle dans la transition énergétique, comme vient de le pointer la Cour des comptes dans un référé ce 6 février.