Dix ans après la loi, l’économie sociale et solidaire au milieu du gué dans les territoires

Organisé par le Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES) et trois sénateurs, un colloque a permis d’interroger la place de l’économie sociale et solidaire (ESS) dans le développement des territoires, dix ans après la loi-cadre de 2014. Côté verre à moitié plein, la contribution de l’ESS est désormais mieux reconnue et les expérimentations pour une coopération fructueuse entre collectivités et ESS sont nombreuses, en matière de petite enfance, soutien à l’autonomie, réemploi ou encore agriculture et alimentation. Le verre à la moitié vide, ce sont des moyens jugés insuffisants mais également des incertitudes juridiques qui peuvent freiner le soutien des collectivités aux entreprises de l’ESS. Pourtant, la ministre en charge, les parlementaires engagés sur ce sujet et les élus locaux présents lors de ce colloque en sont convaincus : l’ESS est indispensable pour répondre aux besoins des habitants et favoriser "une transition juste dans nos territoires".          

Pour les territoires, la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire (ESS) a-t-elle tenu ses promesses ? Organisé par le Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES) et trois sénateurs, Antoinette Guhl (Ecologiste, Paris), Hervé Gillé (Socialiste, Gironde) et Jean-Jacques Michau (Socialiste, Ariège), un colloque s’est tenu le 14 novembre au Sénat sur le thème "L’ESS, un cap pour une transition juste dans nos territoires ? Réalités et perspectives 10 ans après la loi sur l’ESS". 

Le principal motif de satisfaction a été résumé par François Dechy, maire de Romainville (Seine-Saint-Denis) : "Il n’y a jamais eu autant de décideurs politiques engagés sur l’ESS." Le soutien à l’ESS se manifeste de différentes manières, dans de nombreux territoires – ruraux, urbains, fragiles ou pas –, de la part de collectivités de toutes les strates et d’élus qui ne sont pas tous du même bord politique.   

"L’ESS est une force vive de notre économie", elle contribue à la "vitalité de nos territoires" et, en ruralité, elle "reste souvent le dernier rempart assurant la protection des plus vulnérables", affirme le sénateur de l’Ariège Jean-Jacques Michau. Cette économie représente par exemple 20% de l’emploi privé dans les Hautes-Alpes, témoigne Valérie Rossi, députée socialiste des Hautes-Alpes, qui représentera désormais l’Assemblée nationale au Conseil supérieur de l’ESS. 

Des moyens pas à la hauteur des ambitions de la loi 

Si plusieurs élus évoquent la nécessité de continuer à "faire de la pédagogie", au sein de leur collectivité et plus largement en France, sur ce qu’est l’ESS et ce qu’elle peut apporter, les participants au colloque considèrent que la reconnaissance de l’ESS et le cadre juridique dont elle dispose sont à mettre au crédit de la loi de 2014. En revanche, la loi "n’a pas eu les moyens à la hauteur des objectifs qu’elle s’est fixée", estime l’universitaire Timothée Duverger, pour qui ce "sous-financement chronique" se fait au détriment du développement de l’ESS sur les territoires. 

Le vote de la loi de 2014 a représenté "un moment symbolique extrêmement précieux" donnant "véritablement droit de cité" à cette économie, pour Jean-Louis Laville, professeur au Cnam et co-auteur de l’ouvrage “Les politiques locales de l’économie sociale et solidaire” paru en 2024. "La loi ESS avait parfaitement identifié un certain nombre d’enjeux, elle y a pour partie répondu mais seulement pour partie", juge Benoît Hamon, qui avait porté cette loi en tant que ministre et qui est désormais président d’ESS France. 

"On doit passer à une autre étape parce que, en termes notamment d’emplois, on reste sur notre chiffre de 14% de l’emploi privé", affirme Marie-Agnès Poussier-Winsback, ministre déléguée en charge de l’ESS, de l’intéressement et de la participation. La ministre devrait finalement obtenir – si l’amendement gouvernemental est adopté, ce qui ne devrait pas poser de problème - une augmentation de 30% (soit + 10 millions d’euros) des crédits de l’État dédiés spécifiquement à la structuration de l’ESS, alors que ces derniers devaient initialement baisser. Elle ajoute que l’ESS répond aux "aspirations des Français" qui demandent "un capitalisme plus responsable" et promet aux acteurs une feuille de route pour le premier trimestre 2025.  

"Comment est-ce que l’on va plus loin, comment est-ce qu’on dépasse ce plafond de verre ?", interroge Mahel Coppey, élue à Nantes et présidente du RTES. Les témoignages de nombreux élus auront permis, pendant ce colloque, de valoriser ce qui existe déjà, d’identifier des leviers de développement, mais aussi des points de blocage et des nécessités de clarification. 

ESS dans les territoires fragiles : les élus n’ont "pas le choix" 

"L’ESS me semble être le mode de développement des communes du type de Lodève", explique Gaëlle Lévêque, maire de cette petite ville de 7.500 habitants de l’Hérault au "riche passé industriel". L’élue cite plusieurs projets structurants pour sa commune : l’entreprise à but d’emploi (EBE) employant 160 personnes et créée dans le cadre de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), deux projets d’habitat coopératif, un tiers-lieu, une association œuvrant au réemploi des matériaux du bâtiment. 

Un témoignage qui illustre une réalité : les efforts pour développer l’activité et l’emploi dans l’ESS sont généralement plus importants dans les territoires dits fragiles – qu’ils soient ruraux ou urbains. Pour recréer des services, répondre aux besoins des habitants et générer de l’emploi, "les maires ruraux ont compris que l’ESS c’était le bon plan, parce qu’ils n’avaient pas le choix", analyse Mohamed Gnabaly, maire de L'Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et vice-président de l’Association des maires de France, également entrepreneur dans l’ESS. 

Au-delà de ces territoires fragiles, pour François Dechy, de plus en plus d’acteurs vont prendre conscience de la nécessité de s’appuyer sur l’ESS, à la fois pour favoriser "la transformation écologique et sociale" et pour réussir à "faire des miracles avec des bouts de ficelle". Le maire de Romainville invite aussi le monde de l’ESS – dont il est issu, ayant cofondé l’entreprise Baluchon – à se positionner davantage sur des segments plus rémunérateurs de filières, sur des "cœurs de marché" tels que celui de la collecte et du traitement des déchets… des segments nécessitant toutefois de lourds investissements et, de ce fait, portés aujourd’hui principalement par de grandes entreprises conventionnelles (voir notre article). 

Coopérations locales et structuration de filières 

D’autres élus plaident plutôt pour la collaboration entre les acteurs de l’ESS et les entreprises classiques, à l’instar de Jérôme Viaud, maire de Grasse et président de la communauté d’agglomération Pays de Grasse, qui s’appuie sur différents acteurs – agriculteurs, associations, grandes entreprises du luxe… - pour "réintroduire la plante à parfum" sur son territoire et structurer cette filière. 

Mobiliser les structures de l’ESS au service d’une filière, c’est également ce que cherche à réaliser le département de Haute-Garonne dans le secteur du réemploi. "Grâce au Spaser [schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables], on a pu faire une expérimentation : équiper tout un collège avec du mobilier issu du réemploi", raconte Isabelle Hardy, vice-présidente du département, qui espère que tous les collèges du département s’inscriront à terme dans cette démarche. 

Des associations refusant la logique de la commande publique 

Vis-à-vis de la commande publique, les acteurs de l’ESS sont mitigés. Des associations, en particulier, ne souhaitent pas répondre aux consultations de marchés publics, d’autres y répondent, mais contraintes et forcées. "En 2005, la part des subventions dans le budget des associations était de 40%, aujourd’hui on est à 25% et c’est la commande publique qui a pris le dessus : cela a des conséquences sur la capacité de l’association à agir, à innover", déplore Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif (voir notre article). "Nous ne sommes pas parvenus à enrayer ce phénomène", regrette également Benoît Hamon, aujourd’hui dirigeant de l’ONG de soutien aux réfugiés Singa Global. 

"A Bordeaux, des crèches associatives refusent de répondre à des marchés publics, alors qu’on leur ouvre les portes pour qu’elles se développent", témoigne Stéphane Pfeiffer, adjoint au maire de Bordeaux, qui appelle à inventer un modèle de coopération collectivités-ESS à la fois simple pour les élus et respectueux de la liberté des acteurs associatifs. Au-delà du positionnement de principe, les entreprises de l’ESS n’ont en effet pas toujours la possibilité de dégager du temps et de l’ingénierie pour répondre aux consultations. Des associations et coopératives se voient même parfois proposer de devenir "sous-traitants" de grands groupes de crèches privés qui ont remporté des marchés… une situation jugée ubuesque par Sabine Lavoipierre, gérante de la Coopérative Petite Enfance, qui met l’accent sur le fait que la collectivité paye alors un "intermédiaire", en plus de la prestation. 

"Clause de bénéfice raisonnable", service d’intérêt économique général, Scic : un cadre réglementaire de la coopération ESS-collectivités à clarifier ? 

En matière de petite enfance comme de grand âge, les élus présents ce 14 novembre affichent leur volonté de privilégier les entreprises de l’ESS, non-lucratives et ancrées dans leur territoire, pour assurer un service de qualité et éviter le type de dérives qui ont été dénoncées dans les ouvrages "Les Fossoyeurs" et "Les Ogres" de Victor Castanet (voir notre article). Mais ces élus ne procèdent pas tous de la même façon. A Bordeaux, la mise en place d’une "clause de bénéfice raisonnable" dans la délégation de service public - permettant à la collectivité de récupérer le bénéfice excédant une limite fixée lors du marché – a permis à la ville de n’avoir des réponses que de la part d’acteurs de l’ESS, détaille Stéphane Pfeiffer. Le département d’Ille-et-Vilaine a, de son côté, créé un service d’intérêt économique général (Sieg) dédié à la petite enfance, afin de "sécuriser le financement [sous forme de subventions] aux associations qui participent à rendre ce service public, selon les critères qu’on a pris le temps de définir ensemble", explique Emmanuelle Rousset, vice-présidente du département. 

La ville de Lille a construit, avec Sabine Lavoipierre, la crèche coopérative Mêli-Mêlo et elle est sociétaire de la société coopérative d’intérêt collectif (scic) qui porte désormais deux crèches. La vocation de ce modèle est de permettre une mixité sociale, en étant "à la fois crèche de quartier, crèche d’entreprise, avec des places réservées à un public dit fragile", explique la fondatrice. "Le modèle coopératif peut émerger dans le champ des Ehpad, à nous de l’accompagner", prolonge Romain Dostes, vice-président du département de Gironde, un département qui a "délibéré sur des solutions pour renforcer les Ehpad associatifs". 

Mais la participation de la collectivité à la scic n’est pas sans poser des difficultés, dont le risque de conflit d’intérêt pour ces élus qui peuvent se voir reprocher de financer – via la subvention ou la commande publique - des instances dans lesquelles ils siègent. Plusieurs élus évoquent également la frilosité des services juridiques des collectivités à se lancer dans des montages peu habituels – par exemple le sieg, qui a dû être "imposé" aux services juridiques à Strasbourg. 

Le maire de l’Ile-Saint-Denis appelle à travailler sur "un cadre réglementaire sécurisé et sécurisant" pour faciliter la coopération entre collectivités et entreprises de l’ESS. Le maire de Romainville, de son côté, "milite pour l’ouverture du capital de la SPL [société publique locale] aux acteurs de l’ESS", pour que des acteurs tels que la scic Nourrir l’avenir soit réellement intégrés à la gouvernance de politiques publiques locales – en l’occurrence, celle de l’alimentation – auxquelles ils contribuent fortement aux côtés de la collectivité. 

Une stratégie nationale de l’ESS à construire d’ici fin 2025, sur demande de l’UE 

Lors de ce colloque, il a également été beaucoup question du besoin d’ingénierie et de financements, tant des entreprises que des collectivités. La Banque des Territoires y contribue, soit directement auprès de structures et de collectivités, soit en finançant des acteurs tels que France active, relève Christophe Genter, directeur du département Cohésion sociale et territoriale à la Banque des Territoires. Député socialiste de Seine-Maritime, Gérard Leseul juge nécessaire de mobiliser davantage l’épargne pour soutenir l’ESS et plus généralement "l’économie patiente". Un représentant d’un réseau de l’insertion par l’activité économique (IAE) alerte sur le manque de trésorerie qui place nombre de structures "au bord du gouffre", alors même qu’elles sont financées par l’État et des fonds européens. 

Le développement territorial de l’ESS semble au milieu du gué. Prochaine étape, pour ces acteurs, a priori dans le cadre du Conseil supérieur de l’ESS : la rédaction d’ici fin 2025 d’une "stratégie nationale de l’ESS", pour répondre à la demande qui a été faite par l’Union européenne aux États membres. "Coconstruisons cette stratégie nationale, avec une forte présence des territoires", invite Hugues Sibille, président du Labo de l’ESS. Il importe de "continuer à nous projeter", rebondit la présidente du RTES Mahel Coppey, qui appelle notamment à définir une stratégie nationale en matière de foncières solidaires pour davantage d’efficacité et de "cohérence".