Développement des territoires - Des indicateurs contre la dictature du PIB
Créer et se servir d'indicateurs sociaux, sociétaux ou environnementaux, au-delà du PIB, pour mesurer la richesse d'un territoire. L'idée qui séduit de nombreuses régions découle d'un constat : le PIB ne semble plus être un indicateur pertinent pour rendre compte du bonheur et du progrès social des habitants d'un territoire. Il est pourtant l'indicateur clé dans les comparaisons entre les pays et les régions. Il est notamment utilisé pour déterminer l'attribution des aides européennes au titre des politiques de cohésion. D'où l'envie de trouver de nouveaux indicateurs. Créée en 2008, la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPEPS), dite "commission Stiglitz", a traité le sujet, à la demande de Nicolas Sarkozy. Son objectif : développer une réflexion sur les moyens d'échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives et élaborer de nouveaux indicateurs. Cette velléité de donner d'autres indicateurs pour mesurer la richesse et le développement d'un territoire était déjà présente dans les travaux du Programme des nations unies pour le développement (Pnud) dans les années 1990. Une démarche dans laquelle s'inscrit la commission Stiglitz qui a suggéré de créer des indicateurs susceptibles de prendre en compte les activités non marchandes (travaux domestiques, bénévolat), les conditions de vie matérielles (revenu par catégorie sociale), l'environnement, la santé ou l'insécurité, tout en reflétant davantage les inégalités sociales, générationnelles, sexuelles, et celles tenant à l'origine culturelle. Mais bien avant 2008, certaines régions, et notamment la région Nord-Pas-de-Calais, avaient posé des jalons. En 2003, le Nord-Pas-de-Calais a ainsi lancé le projet "Indicateurs 21" pour compléter la mesure du progrès économique par celle du progrès social et de la pression exercée par l'homme sur la nature. "Notre région a souffert d'un développement non durable avec une surexploitation de nos ressources, des défaillances en termes d'innovation industrielle… On cumulait énormément d'indicateurs négatifs, c'est ce qui nous a motivés : on ne veut plus d'un développement non durable ni répéter les erreurs du passé", explique Myriam Cau, vice-présidente au développement durable, à la démocratie participative et à l'évaluation au conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, qui pilote le groupe de réflexion de l'Association des régions de France (ARF) sur l'usage des indicateurs alternatifs au PIB dans les politiques publiques. Partant du principe que la croissance assise sur le PIB ne traduit pas du tout cette surexploitation des ressources et les effets négatifs des processus de production sur l'environnement, la région s'est mise à réfléchir à des indicateurs "traduisant le développement que l'on voulait, précise Myriam Cau, pour mesurer nos progrès par rapport à nos objectifs".
Un indicateur de situation sociale régionale pour l'Ile-de-France
A la clé : cinq indicateurs synthétiques de développement humain, dont l'indicateur de santé sociale (santé, lien social, accès à l'emploi), l'empreinte écologique et l'indicateur de développement humain (IDH), qui est composé du revenu des habitants, de leur niveau de formation et de santé. "Si on mesure notre territoire à partir du PIB, le retard n'est pas extraordinaire par rapport à la moyenne des régions. En revanche, si on remplace le PIB par le revenu des ménages, là l'écart est de dix ans pour le Nord-Pas-de-Calais par rapport à la France !", détaille Myriam Cau. L'idée est justement celle-là : trouver des indicateurs capables de refléter au mieux la réalité sur un territoire. Exemple avec l'indicateur de santé sociale. "La question du développement social nous paraît importante et on a essayé de chercher un indicateur plus précis, explique Pierre-Jean Lorens, directeur du développement durable, de la prospective et de l'évaluation au conseil régional Nord-Pas-de-Calais, le PIB n'est pas suffisant pour décrire ce qui fait la richesse sur un territoire, il est très bien fait pour l'économie marchande mais ne va pas au-delà." La région a même réussi à calculer ces nouveaux indicateurs, et particulièrement l'IDH à l'échelle des communes. "On est en train de discuter avec les grandes agglomérations pour qu'elles le reprennent pour leur schéma de cohérence territoriale (Scot)", détaille encore Pierre-Jean Lorens.
D'autres régions ont suivi le même chemin. Le conseil régional d'Ile-de-France s'est inscrit dans cette démarche en 2005 en initiant une réflexion sur la mise en œuvre d'indicateurs synthétiques en matière sociale. "Il y a sept ans, le conseil régional a ainsi souhaité avoir un indicateur synthétique pour avoir un regard global sur la région", explique Iuli Nascimento, de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme d'Ile-de-France (IAU-IdF). Le travail élaboré par la Mission d'information sur la pauvreté et l'exclusion sociale en Ile-de-France (Mipes), sous la co-animation de la Mipes et de l'IAU-IdF, donne naissance en 2009 à un indicateur de situation sociale régionale (ISSR) qui est ciblé sur les situations de pauvreté et d'exclusion : l'IDH2. Cet indice est un indicateur synthétique construit autour de neuf thématiques : la santé de la population, la capacité d'accéder à un logement, le surendettement, la scolarité, l'emploi, les revenus, les minima sociaux, l'urgence sociale et les problèmes de société. L'IAU-IdF travaille aussi sur un indicateur environnemental, et sur un indice plus global de qualité de vie et de bien-être, se basant sur les données de l'Insee. "C'est un indicateur assez intéressant car il correspond à un outil de simulation afin de voir comment l'ensemble de la qualité économique et sociale de la région évolue", détaille Iuli Nascimento. Et d'après les résultats de l'étude, la tendance globale reflète une faible amélioration entre 1995 et 2006, avec toutefois des retournements marqués sur la période. Trois phases différentes : une première période d'amélioration entre 1995 et 2001, grâce à l'emploi, au scolaire, et au recul de la mortalité prématurée, une période de dégradation (2001-2002) due à une forte augmentation du chômage, et, enfin, une période de stabilisation (2002-2006).
"Dire stop à la dictature du PIB"
Autre région, autre démarche. Le conseil régional de Bretagne s'est pour sa part lancé dans un programme "ISBET" (indicateurs sociétaux de bien-être territorialisés), mis en œuvre par le réseau de réflexion Pekea. Un programme destiné à calculer un indice de développement humain territorialisé sur l'espace breton à un niveau régional, départemental et cantonal pour appréhender les différences qui touchent les territoires dans le domaine de la santé, des inégalités de revenus, de l'éducation… L'objectif ? Reconsidérer le progrès sociétal, c'est-à-dire réfléchir aux mesures et dimensions du bien-être et du progrès sociétal, qui ne sont pas forcément corrélés à la croissance économique du territoire, pour aboutir à des indicateurs locaux. Mais dans sa démarche, Pekea a décidé de travailler à partir des réflexions et des opinions des habitants "pour essayer de prendre en considération ce qui compte vraiment pour eux", explique Michel Renault, maître de conférences à la Faculté des Sciences économiques de Rennes et responsable du projet ISBET. Après des réunions publiques, l'équipe de recherche a questionné des groupes homogènes (personnes âgées en maison de retraite, collégiens, personnes en situation d'exclusion…) sur leur façon de percevoir le bien-être (qu'est-ce que le bien-être pour vous ?), sur leur niveau de bien-être et sur ce qui pourrait l'améliorer. A partir de ces données et en qualifiant les situations, les chercheurs ont établi une série d'indicateurs qualitatifs. Mais une question demeure toutefois au bout de ce travail : comment se servir de ces nouveaux indicateurs ? Bien sûr, ils n'ont pas pour objectif de se substituer au PIB, mais, "au-delà d'indicateurs de contexte, qui permettent d'avoir une image d'une région, qu'est-ce qu'on peut en faire au niveau des politiques publiques ?", questionne ainsi Michel Renault. Dans certaines régions, comme dans le Nord-Pas-de-Calais, les nouveaux indicateurs devraient permettre d'orienter concrètement les politiques publiques. "A terme, on veut que ces indicateurs servent pour mettre en œuvre un pilotage différencié des moyens budgétaires de la région sur le territoire et c'est imaginable. Petit à petit on progresse dans ce sens", détaille Pierre-Jean Lorens. D'autres actions très concrètes, comme le covoiturage pour le canton de Pipriac en Ille-et-Vilaine, ont pu être mises en œuvre à la suite du calcul d'indicateurs de ce type (l'empreinte écologique en l'occurrence). Mais globalement, on ne sait pas encore de quelle manière ils pourront être exploités. Pourtant l'ARF a décidé de généraliser leur calcul. Un référentiel commun est en effet en cours de réalisation, avec trois indicateurs principaux : l'IDH, l'empreinte écologique, et l'indice de santé sociale. "Toutes les régions auront ces indicateurs en référence et pourront les décliner à l'échelle infrarégionale", explique Myriam Cau. Charge à elles de se les approprier et de s'en servir. "Ce qu'on veut aujourd'hui, c'est dire stop à la dictature du PIB", insiste Myriam Cau, qui estime que prendre en compte ces indicateurs changerait totalement la donne en matière d'affectation des fonds européens… Car pour l'heure, ce sont les statistiques Eurostat qui servent à catégoriser les régions en fonction de leur PIB. Si la bataille semble perdue pour la prochaine programmation européenne, l'utilisation au niveau des régions françaises de ces indicateurs d'un nouveau genre pourrait se généraliser.
Un outil interactif pour mesurer sa propre qualité de vie
Le 24 mai 2011, l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a lancé un outil interactif permettant de mesurer le bien-être, au-delà du PIB. L'outil, baptisé Votre indice "Vivre mieux" et disponible à l'adresse suivante www.oecd.org/betterlifeindex, va permettre aux citoyens de comparer leur bien-être au sein de 34 pays sur la base de onze dimensions : logement, revenu, travail, communauté, éducation, environnement, gouvernance, santé, bien-être subjectif, sécurité et conciliation travail et vie privée.