Dépendance : le cinquième risque fait son grand retour
Le gouvernement a annoncé ce 20 mai son intention de créer une "nouvelle branche de la sécurité sociale relative à l'autonomie". Ceci dans le cadre de deux textes de loi essentiellement consacrés au "sauvetage" du régime de protection sociale face à un gouffre financier jamais vu depuis 1945. La concertation, y compris avec les collectivités, doit démarrer "dans les prochaines semaines". La mise en place du cinquième risque n'interviendrait qu'en 2024. D'ici là toutefois, certaines mesures pourraient se concrétiser dès le prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale. A condition que le projet ne connaisse pas le même sort que les ébauches qui se sont succédé depuis le début des années 2000.
Alors que le dossier de la réforme des retraites semble définitivement clos jusqu'à la fin du quinquennat – un décret au Journal officiel du 20 mai laisse à Laurent Pietraszewski le titre de secrétaire d'Etat en charge des retraites auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, mais le nomme aussi secrétaire d'Etat auprès de la ministre du Travail, chargé de la protection de la santé des salariés contre l'épidémie de covid-19 – le chef de l'Etat et le Premier ministre entendent lancer très rapidement un grand chantier social pour marquer l'entrée dans l'acte III du quinquennat. C'est chose faite avec l'annonce, ce 20 mai, de "l'ouverture des travaux de création d'une nouvelle branche de la sécurité sociale relative à l'autonomie".
Un trou de 41 milliards d'euros pour le régime général en 2020
Le projet avait été dévoilé le matin même par le quotidien Les Échos, après l'envoi aux partenaires sociaux d'un projet de loi organique et d'un projet de loi ordinaire traitant de la question. Ces deux textes ne portent pas spécifiquement sur la création d'un cinquième risque, mais entendent d'abord parer au plus pressé face à la crise financière qui menace les régimes sociaux. Le déficit du régime général de la sécurité sociale pourrait en effet atteindre 41 milliards d'euros en 2020. C'est en tout cas le chiffre indiqué – pour le régime général et le fonds de solidarité vieillesse – par Gérald Darmanin, lors de son audition par la commission des affaires sociales du Sénat, le 22 avril. Un chiffre à rapporter à la prévision initiale, dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, d'un déficit de 5,4 milliards d'euros (après -1,9 milliard en 2019). Et encore le ministre de l'Action et des Comptes publics qualifie-t-il lui-même cette prévision d'"optimiste". Dans le même temps, la dette de l'Unedic devrait atteindre cette année 50 milliards d'euros.
Un transfert à la Cades de 136 milliards de dette et un report à 2033
Face à ce gouffre financier jamais vu depuis la création de la sécurité sociale en 1945, les textes soumis à concertation prévoient de mettre en œuvre une reprise de la dette de la sécurité sociale par la Cades (Caisse d'amortissement de la dette sociale) – pourtant supposée entrer en extinction en 2024 – à hauteur de 136 milliards d'euros. Dans leur communiqué commun, Olivier Véran, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin expliquent que cette mesure "est indispensable à la préservation de l'autonomie financière de la sécurité sociale et constitue un gage pour la pérennité de notre système social, qui a permis d'assurer la protection des Français depuis le début de la crise du covid-19".
Cette somme de 136 milliards d'euros recouvre plusieurs éléments : près de 30 milliards d'euros de couverture des déficits passés, un versement de 13 milliards d'euros "en appui de l'assurance maladie pour la couverture du service de la dette des hôpitaux" (la reprise de dette annoncée en novembre dernier dans le plan en faveur des hôpitaux), le solde de 93 milliards d'euros correspondant à "une provision au titre des déficits prévisionnels de la sécurité sociale pour les exercices 2020 à 2023, qui apparaissent inéluctables au regard de la situation économique et qui incluront également des dépenses d'investissement dans les secteurs hospitalier et médicosocial".
Malgré son montant considérable, ce solde d'amortissement de 93 milliards d'euros interroge d'emblée sur la probabilité d'une nouvelle rallonge. En effet, 40 à 50 milliards sont d'ores et déjà "préemptés" pour le déficit 2020 du régime général et le résultat pourrait être pire en 2021 compte tenu, d'une part, de l'impact de la crise économique et des licenciements à venir sur le montant des cotisations collectées et, d'autre part, de la probable augmentation du volume des prestations de la branche famille soumises à condition de ressources. En attendant, pour absorber ce transfert, la date d'amortissement de la dette portée par la Cades sera repoussée de 2024 à 2033.
Cinquième risque : un coup d'envoi – très partiel – dans le PLFSS 2021
Le projet de loi organique et le projet de loi sont donc ainsi consacrés essentiellement au "sauvetage" du régime de protection sociale. Mais deux articles au moins devraient concerner la création d'un cinquième risque de la sécurité sociale (le choix du gouvernement étant plutôt de parler de cinquième branche, ce qui revient au même).
Un premier article prévoit ainsi la remise au Parlement, dans la perspective du PLFSS 2021, "d'un rapport sur la création d'une nouvelle branche de la sécurité sociale couvrant le risque de perte d'autonomie". Ce rapport devrait donc être déposé avant le 30 septembre 2020. Un second article marquera le coup d'envoi de la réforme, en prévoyant "à titre de première mesure, la réaffectation d'une fraction de CSG vers le financement de l'accompagnement du grand âge. Un montant de 2 milliards d'euros, aujourd'hui consacré à l'amortissement de la dette, sera ainsi réorienté, après la date d'apurement prévue des dettes actuelles portées par la Cades". Une formulation ambiguë, mais qui laisse entendre que le transfert de cette fraction de la CSG n'interviendrait pas avant 2024.
Une concertation avec les collectivités "dans les prochaines semaines"
Ce décalage ne serait pas illogique si on en croit le calendrier tracé à grands traits par les trois ministres : "Une concertation sera menée dans les prochaines semaines avec les partenaires sociaux, les collectivités territoriales et les acteurs impliqués dans la prise en charge de la perte d'autonomie pour que puissent être définies, d'une part les contours des mesures en faveur du grand âge dont la traduction législative interviendra dans le PLFSS pour 2021 et d'autre part les solutions de financement à mettre en place pour la prise en charge de ce nouveau risque, notamment d'ici à 2024".
Reste maintenant à connaître les mesures qui pourraient se concrétiser dès le PLFSS 2021 et celles qui prendront effet avec la possible mise en place du cinquième risque en 2024. Il est vraisemblable que celles concernant la revalorisation des métiers de l'aide à domicile – dont le rôle a été mis en évidence par le covid-19 et qui peinent de plus en plus à recruter – feront partie des premières.
Une si longue histoire…
Ce retour du cinquième risque sur le devant de la scène n'est pas totalement une surprise. D'abord parce que le projet est revenu de façon récurrente – et jusqu'à présent sans lendemain – dans l'actualité, depuis le début des années 2000, et plus précisément depuis la canicule de 2003 et ses 20.000 victimes parmi les personnes âgées. Mais le débat de l'époque a finalement débouché sur la création de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie), structure hybride qui, malgré son budget conséquent (27,8 milliards d'euros en 2020... en attendant l'impact du covid-19) ne peut être assimilée à une branche de la sécurité sociale, notamment parce qu'elle est financée principalement par un versement de l'assurance maladie.
Dès son premier rapport d'activité, en novembre 2006, la CNSA à peine installée entendait néanmoins construire "un nouveau champ" de la protection sociale et, dès l'année suivante, plaidait ouvertement pour la création d'un cinquième risque.
Une mise en place du cinquième risque en 2009, 2010, 2011...
Une idée reprise au bond par Nicolas Sarkozy, tout juste élu président de la République. Reprenant un engagement de sa campagne, il annonçait, le 9 juin 2007, avoir "demandé à Xavier Bertrand [alors ministre du Travail, des Relations sociales, de la Solidarité et de la Famille, ndlr] de mettre en place une cinquième branche de la protection sociale pour prendre en charge la dépendance". Après un lancement officiel de la procédure de création en mars 2008 et l'annonce de sa mise en place pour 2009, puis 2010, puis 2011, le chantier a connu de nombreux débats et déboires – place des assurances privées, question de la récupération sur succession, mode de financement, association des départements à la gouvernance... – et a fini par se perdre dans les sables.
Dans son rapport d'activité 2014, présenté dix ans après sa création, la CNSA se réjouissait néanmoins de constater qu'à défaut de devenir la cinquième branche, "la solidarité pour l'autonomie est devenue un champ de protection sociale à part entière". La Caisse se félicitait également de la mise en place progressive, depuis 2006, d'une véritable "gouvernance des politiques de l'autonomie".
Élu en 2012, François Hollande n'a pas rouvert le dossier du cinquième risque, sans pour autant se désintéresser de la question de la dépendance, comme en témoigne la loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement. Mais, malgré ses avancées, celle-ci souffre du défaut originel de n'avoir traité que de la prise en charge au domicile, renvoyant à une seconde loi – qui n'est jamais venue – le volet des établissements.
Depuis 2017, des hauts et des bas
Le programme d'Emmanuel Macron et d'En Marche! pour l'élection présidentielle de 2017 comprenait, dans son chapitre sur la dépendance, cinq objectifs et une quinzaine d'engagements, dont bon nombre effectivement mis en œuvre à ce jour. Mais il n'était fait aucune allusion à la création d'un cinquième risque ou d'une cinquième branche.
Dans son discours du 13 juin 2018 devant le congrès de la Mutualité Française, le chef de l'Etat a pourtant relancé la perspective de création d'un cinquième risque, sans toutefois en esquisser les possibles contours, se contentant d'indiquer qu'"il nous faut construire un nouveau risque". Il renvoyait à la concertation et à l'élaboration de la feuille de route confiée à Agnès Buzyn, alors ministre des Solidarités et de la Santé.
En mars 2019, le très attendu rapport de Dominique Libault, synthétisant plusieurs mois d'une intense concertation, a fait le choix de ne pas relancer le débat, sans doute instruit par les précédents enlisements. Les 228 pages du rapport formulaient de nombreuses propositions très fouillées, mais le cinquième risque n'apparaît qu'une seule fois. Et encore, juste pour constater qu'"il n'existe pas de vote annuel fixant un objectif de dépenses sur l'ensemble du périmètre du grand âge, ce qui constituerait la consécration démocratique de l'existence d'un cinquième risque". A sa décharge, la lettre de mission adressée à Dominique Libault par Édouard Philippe ne faisait elle-même aucune allusion à un cinquième risque ou une cinquième branche.
Sont venus ensuite les gilets jaunes, la loi d'urgence économique et sociale et ses dix milliards d'euros, la réforme des retraites, la crise de l'hôpital public... Autant d'événements qui ont relégué au second plan la question de la prise en charge de la perte d'autonomie, même si le sujet n'a jamais été officiellement abandonné. Il aura donc fallu l'irruption inattendue du covid-19 – et à nouveau les nombreux décès de personnes âgées – pour que la donne change et que le Phénix du cinquième risque renaisse – durablement ? – de ses cendres.