Développement des territoires - Agro-écologie : à quand la révolution verte ?
Quentin Delachapelle est céréalier en Champagne crayeuse. Il s'est installé en 2008 avec un objectif : utiliser le moins possible d'intrants chimiques (engrais, pesticides…). En un mot, faire de "l'agro-écologie". "J'avais une sensibilité assez forte dans ce domaine, du fait de mes études. Mais c'était assez rare dans cette région qui dépend fortement des intrants." La Champagne est en effet l'une des régions les plus productivistes de France, l'agro-écologie y est presque un gros mot. A la faveur de la Politique agricole commune (PAC), elle a subi de grandes transformations ces soixante dernières années. Il lui a fallu deux décennies à peine pour passer d'une agriculture d'élevage extensif à une terre céréalière. Les élevages ayant disparu, leurs apports ont été compensés par la chimie... Quentin Delachapelle s'y est refusé : "J'ai réintroduit des légumineuses, des pois pour diminuer la dépendance en azotes chimiques." Les légumineuses (on dit aujourd'hui fabacées) ont en effet la faculté de capter l'azote de l'air. Quand elles meurent, elles enrichissent ainsi le sol et en font profiter les plantes qui leur succèdent… "J'intègre aussi des couverts végétaux pour privilégier la diversification des espèces, avec des cultures pièges à nitrates par exemple", précise le céréalier qui peut s'enorgueillir de ses résultats : "J'ai réussi à diminuer de 40 à 50% l'utilisation des pesticides sur la ferme, et même de 70% pour les fongicides-insecticides. En gros, ce sont les herbicides où j'ai encore le plus de progrès à faire, je suis à -30%, -40%."
Certes ses rendements sont légèrement inférieurs à ceux de ses voisins. Mais ce qu'il gagne en autonomie, il le gagne aussi en coûts de production puisqu'il fait des économies sur les "phytos".
L'enjeu de l'agro-écologie n'est pas simplement alimentaire, il est sanitaire et environnemental. En 2011, le commissariat général au développement durable a chiffré le coût des dépollutions des cours d'eau liées aux activités agricoles à 1 milliard d'euros !
De son côté, le rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation, Olivier De Schutter, considère que, sur le long terme, l'agro-écologie permettra de préserver les sols et donc d'obtenir de meilleurs résultats. Même l'Inra, le temple de l'agriculture productiviste, s'est converti. Il en a fait l'un de ses sept axes de recherche prioritaires et vient de consacrer un colloque entier au sujet.
Feuille de route agro-écologique
L'alignement des planètes semble donc favorable à l'agro-écologie. D'autant qu'en France, le Grenelle de l'environnement a fixé un objectif très ambitieux : diminuer de moitié l'usage des pesticides d'ici 2018… "si possible". Chantre du "produisons autrement", le ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll prétend même vouloir faire de la France "le modèle mondial de l'agro-écologie". "La période est plutôt positive, c'est la première fois qu'on met sur le même plan la FNSEA et les instituts techniques avec des organisations 'alternatives' comme les Civam ou les agriculteurs bio", se réjouit Arnaud Gauffier, chargé de l'agriculture durable au WWF France.
Deux événements sont venus éclaircir les choix stratégiques de la France pour son agriculture. Tout d'abord le discours de François Hollande au salon de l'élevage de Cournon, le 2 octobre, dans lequel le président de la République a donné les grandes orientations pour la PAC 2014-2020. Les détails seront négociés d'ici au mois d'avril 2014. Deux semaines plus tard, Stéphane Le Foll a présenté sa feuille de route pour le développement de l'agro-écologie en clôture du colloque de l'Inra. Ce sera la trame de sa future loi d'avenir sur l'agriculture, l'alimentation et la forêt, dont la présentation en Conseil des ministres est annoncée pour le 13 novembre. Nouvelle PAC et loi d'avenir iront de pair. Ce sont les deux leviers que le gouvernement veut actionner pour enclencher un changement de pratiques.
Sur le papier, François Hollande a engagé un rééquilibrage des aides de la PAC vers l'élevage, alors que jusqu'ici, 80% des aides allaient entre les mains de 20% des agriculteurs, essentiellement les grandes fermes céréalières. Sur les neuf milliards d'aide distribués chaque année (7,7 milliards d'euros d'aides directes au titre du premier pilier et 1,2 milliard au titre du second pilier pour le développement rural), un milliard sera redistribué vers l'élevage et les zones défavorisées.
"Ce sont des pistes excellentes qui changent le modèle agricole et permettront de sortir du modèle hyper-productiviste", s'enthousiasme René Souchon, le président de la région Auvergne, terre d'élevage par excellence. Le rapporteur du Comité des régions sur la PAC plaide la patience : "On ne change pas de modèle du jour au lendemain, il ne peut y avoir de rupture, il faut s'inscrire dans la durée." Un message qui s'adresse aux organisations environnementales qui n'ont pas tout à fait la même lecture que lui. "Sur l'élevage et les zones défavorisées, certes, il y a eu des annonces fortes", estime Samuel Féret, le coordinateur du Groupe PAC 2013 qui réunit une dizaine d'associations pro-environnementales. "Mais les décisions sur les redistributions ne sont pas suffisamment ambitieuses par rapport à ce que le ministre de l'Agriculture voulait faire, ajoute-t-il aussitôt. Il est important de soutenir l'élevage mais pas n'importe lequel, on aurait pu avoir une réallocation des ressources en fonction d'objectifs agro-écologiques. La logique serait d'augmenter la part d'herbe dans l'alimentation du bétail, par exemple, et de baisser la part de maïs et de soja permettant ainsi aux éleveurs d'être plus résilients face aux prix des céréales."
Ecarts de revenus colossaux
Concrètement, l'accord européen sur la nouvelle PAC du 26 juin 2013 permettait, d'une part, d'aboutir à la convergence totale des aides directes en 2019 et, d'autre part, d'accorder une prime aux 52 premiers hectares afin de favoriser les petites exploitations qui sont aussi, proportionnellement, les plus pourvues en emplois. Seulement la France s'est montrée timide. L'idée de la convergence est de faire en sorte que tout agriculteur perçoive le même montant d'aide à l'hectare. Certains pays comme l'Allemagne ont déjà fait ce choix depuis dix ans. Ce qui passe par l'abandon des fameuses "références historiques" liées à la surface d'exploitation. Ces dernières datent d'une vingtaine d'années. Elles font qu'aujourd'hui le montant d'aides à l'hectare varie du simple au quadruple entre un éleveur de brebis en zone de montagne et un céréalier de la Beauce. Résultat : les écarts de revenus sont colossaux avec une moyenne de 76.500 euros annuels pour les grandes cultures, contre 16.500 euros chez les éleveurs ovins... Or la France a fait le choix d'une sortie lente des références historiques. Son objectif est de passer à 70% de la moyenne nationale par hectare d'ici à 2019. Chaque agriculteur touchera ainsi au moins 70% de la moyenne nationale par hectare. Pourquoi 70% alors que l'Europe permettait d'aller jusqu'à 100%, soit une convergence totale ? C'est ce que se demande le Groupe PAC 2013 qui rappelle que la FNSEA souhaitait, elle, une convergence de 60%. "L'arbitrage lui a donc été favorable", en conclut Samuel Féret.
Même déception pour la prime aux premiers hectares. L'idée avait été défendue par Stéphane Le Foll à Bruxelles. "Mais on reste à 20% (de l'enveloppe du premier pilier, ndlr) alors que l'accord européen permettait d'aller jusqu'à 30%", fait remarquer Samuel Féret.
Restent les mesures agro-environnementales et climatiques du deuxième pilier. Ces aides indirectes font l'objet de cofinancements entre l'Etat et les régions qui, pour la première fois, pourront en gérer directement une partie. François Hollande a annoncé un doublement de ces aides. Mais sur quelle base se fonde-t-il ? Car une modification de taille va intervenir : la principale aide du second pilier, l'indemnité de compensation pour handicap naturel, va sortir du dispositif. "Ce n'est pas anodin, car selon qu'on la prend en compte ou non, on passe d'un milliard d'euros à deux cents millions d'euros", relève Samuel Féret.
Conclusion des associations : la réforme reste au milieu du gué. "L'intérêt d'une vraie transition agro-écologique aurait été d'arriver au même niveau d'aide pour tous en 2020, de compenser les pertes des bénéficiaires actuels tout en orientant les aides vers les exploitations les plus fragiles et en les conditionnant aux changements de pratiques. Là, on reste sur les rentes", regrette Arnaud Gauffier.
Cependant le canevas présenté par François Hollande est incomplet sans la future loi d'avenir. Stéphane Le Foll a dit vouloir placer sa réforme sous le signe de la lutte contre le réchauffement climatique et engager au moins la moitié des exploitations françaises dans la voie de la "double performance" économique et environnementale. Les crédits du deuxième pilier seront mobilisés. Le ministre est un fervent défenseur de la méthanisation, "la grande oubliée des politiques énergétiques depuis quinze ans". L'objectif est de passer de 100 à 1.000 méthaniseurs à la ferme d'ici 2020 pour un investissement de deux milliards d'euros. Selon le ministre, la méthanisation permettra notamment de résoudre le problème des algues vertes en Bretagne tout en assurant un complément de revenus aux agriculteurs. Mais ce n'est pas l'avis du conseil scientifique de la préfecture de région qui considère qu'une unité de méthanisation sécrète autant d'azote qu'il n'en rentre.
"Stéphane Le Foll fait un gros paquet, il inclut par exemple la méthanisation dans l'agro-écologie. Il ne remet pas du tout en cause l'hyperspécialisation. Or c'est ce qui a été catastrophique en Bretagne. La région s'est spécialisée dans le porc et le poulet, dans une logique de compétitivité des années 1980. Mais si elle avait été beaucoup plus diversifiée, le choc aurait été atténué aujourd'hui. A l'opposé, dans la Beauce, il n'y a plus aucun élevage", observe avec dépit Arnaud Gauffier.
Groupements d'intérêt écologique et environnemental
En dehors du débat sur la méthanisation, la grande nouveauté de la loi d'avenir sera le groupement d'intérêt écologique et environnemental (GI2E) dont l'objectif sera précisément d'améliorer les pratiques des agriculteurs sur un même territoire, en diminuant le recours aux engrais et aux phytosanitaires. L'intérêt de ces GI2E serait de rompre l'isolement des agriculteurs et de casser la logique des filières dans lesquelles ils sont enferrés. "Nos agriculteurs sont souvent à la merci de l'aval de la grande distribution, des industries de transformation […] le GI2E sera une formidable école", estime René Souchon.
Déjà, des agriculteurs ont appris à travailler ensemble, à échanger sur leurs pratiques. C'est le cas de Quentin Delachapelle qui est également administrateur de la fédération nationale des Civam (Centres d'initiatives pour valoriser l'agriculture et le milieu rural). Ces groupes permettent justement ces échanges entre agriculteurs et ruraux. Le Civam auquel il appartient comprend une dizaine d'agriculteurs dans un rayon de 50 km. "Il est indispensable de se regrouper si on veut un vrai changement de fond. Individuellement, ce n'est pas possible. On est obligés de passer par des échecs et d'accepter une prise de risque, or le système actuel est conçu pour sécuriser au maximum, ce qui n'incite pas au changement", témoigne-t-il.
L'un des exemples de ces nouveaux modes d'organisation territoriale, ce sont les célèbres Fermiers de Loué qui, depuis 1994, se sont lancés dans l'élevage de volailles biologiques. Ils ont dans le même temps investi dans la culture céréalière afin de constituer une filière régionale et assurer une production locale pour les céréales et protéagineux en grains. Le GI2E pourrait faciliter ce type de pratiques et "servir d'élément déclenchant", assure Arnaud Gauffier.
Boeufs aux hormones et nourris aux OGM
La loi d'avenir abordera aussi la délicate question de la consommation des terres agricoles avec une réorganisation des Safer, ainsi que la formation des agriculteurs. La région Auvergne a déjà entrepris un audit de ses dix lycées agricoles pour adapter leurs formations. Mais le véritable enjeu se situe au-delà des frontières. Déjà échaudées par la signature de l'accord de libre échange entre l'Union européenne et le Canada, les organisations environnementales craignent plus encore la négociation en cours de l'accord de libre échange avec les Etats-Unis. Certes c'est une aubaine pour les producteurs de fromage (leurs homologues outre-atlantique en revanche font grise mine). Mais pas pour les éleveurs. "On va ouvrir notre marché à des boeufs bourrés d'hormones et nourris aux OGM et on va leur brandir notre feuille de route agro-écologique ?", ironise Arnaud Gauffier. Déjà en 1994, le prix Nobel d'économie Maurice Allais alertait : "Le libre-échangisme mondial n'est pour les Etats-Unis qu'un cheval de bataille hypocrite et commode pour défendre leurs propres intérêts." Il soulignait les risques pour l'agriculture. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui pensent de même. "J'ai toujours dit que l'agriculture n'était pas une production comme une autre et qu'elle ne pouvait pas être régie par les lois du marché, martèle René Souchon. Il faut faire de la régulation. Les Etats-Unis garantissent des revenus aux agriculteurs, nous on ne veut surtout pas le faire. L'Europe ne met en place que des filets de sécurité qui ont des effets à trois ou quatre mois : combien d'agriculteurs se seront suicidés ou auront mis la clé sous la porte dans l'intervalle ?"