Agriculture : Bruxelles lâche – un peu – de lest
Face aux manifestations d’agriculteurs dans plusieurs États membres, la Commission européenne a lâché – un peu – de lest le 31 janvier, principalement sur les jachères. Le sujet a également animé les discussions du Conseil européen extraordinaire du 1er février, sans pouvoir se traduire pour l’heure par des mesures concrètes.
Face à la grogne généralisée des agriculteurs – d’abord en Allemagne (où les agriculteurs ne représentent plus qu’1% de l’emploi) ou aux Pays-Bas (2%), et depuis en Roumanie (où ils représentent encore plus de 20% de l’emploi), en Pologne (9%) ou en Belgique (1%), et naturellement en France (voir notre article du 22 janvier) –, Bruxelles n’a eu d’autre choix de que lâcher – un peu – de lest. Si la part de l’emploi agricole dans l’Union européenne est en chute libre (4,2%, en 2020, contre 6,4% en 2005), les agriculteurs représentent encore 8,7 millions de personnes, qui savent tout autant donner de la voix que boucher les voies.
L’Europe, l’Europe, l’Europe…
Plus encore, si l’étincelle diverge (réduction des subventions sur le fioul outre-Rhin, importations ukrainiennes en Pologne, réduction des cheptels aux Pays-Bas…), un même baril de poudre est partout dénoncé : "l’Europe". "Le fondement commun, c’est l’incompréhension de ce qu’est le cadre européen aujourd’hui", alors que "l’agriculture est intimement liée au cadre européen", expliquait ainsi sur France Inter le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, le 22 janvier dernier (la politique agricole commune constitue toujours le premier poste de dépenses de l’UE – un tiers du budget total). Dans son collimateur, le Green Deal (voir notre article du 11 décembre 2019) et sa "déclinaison agricole", la stratégie "De la ferme à la fourchette" (Farm to fork). Si cette dernière commence tout juste à prendre corps – et non sans mal –, ses multiples déclinaisons ne cessent d’alimenter inquiétudes et rancœurs (voir notre article du 15 mars 2023).
Jachère, volailles, œufs…
Après avoir lancé le 25 janvier "son dialogue sur l’avenir de l’agriculture" (voir notre article du 24 janvier), la Commission européenne s’est donc résignée à proposer le 31 janvier une dérogation aux règles de la politique agricole commune (PAC) pour 2024 : au lieu de devoir nécessairement mettre 4% de leurs terres arables en jachère, les agriculteurs pourront mettre en place, sans pouvoir recourir à des produits pharmaceutiques, des cultures fixant l’azote (lentilles, pois…) et/ou dérobées (inter-cultures), sur 7% de leurs terres arables.
Le même jour, la Commission a de même proposé d’ajouter un "mécanisme de sauvegarde renforcé" aux "mesures agricoles autonomes" arrêtées avec l’Ukraine en juin 2022, lequel permettra "l’adoption rapide de mesures correctives en cas de perturbation importante du marché" de l’UE ou de l’un de ses membres. La Commission prévoit singulièrement un "frein d’urgence" pour les volailles, les œufs et le sucre. Concrètement, si les importations de ces denrées en provenance d’Ukraine devaient dépasser le niveau moyen de celles constatées en 2022-2023 (soit après libéralisation des échanges avec cette dernière), des droits de douane seraient réinstitués. Car la Commission n’entend pas pour l’heure revenir sur la suspension des droits à l’importation et des contingents sur les importations ukrainiennes. Alors que ce dispositif devait s’éteindre le 5 juin prochain, la Commission propose en effet de le reconduire d’une année supplémentaire (elle propose de même la reconduction de cette suspension de tous les droits sur les importations moldaves, qui devait, elle, prendre fin le 24 juillet). Une étude du cabinet Asterès indique que les exportations agricoles de l’Ukraine en UE ont augmenté de 176% entre les onze premiers mois de 2021 et ceux de 2023, les volumes de sucre/sucrerie ayant été multiplié par 10 et les volumes de céréales ayant plus que triplé. Pour autant, il estime difficile de quantifier l’impact sur les agriculteurs européens
Autre concession, qui pour l’heure n’engage à rien, la présidente de la Commission a indiqué qu’elle travaillera "avec la présidence belge sur une proposition que nous présenterons ensuite en temps utile avant le prochain conseil Agriculture afin d’œuvrer à la réduction des charges administratives".
"Égalim" européen, force européenne de contrôle sanitaire et agricole, Mercosur…
Réuni en session extraordinaire le 1er février pour une séance initialement dédiée à la révision du cadre financier pluriannuel (voir notre article du 2 février), le Conseil européen n’a pu à son tour faire l’impasse sur le sujet. "Ce Conseil a été l’occasion d’un échange approfondi sur la situation agricole européenne", a confirmé le président français. Si rien de concret ne pouvait en ressortir, Emmanuel Macron ne manque pas de souligner qu’il a profité de l’occasion pour adresser plusieurs demandes à la présidente de la Commission européenne :
- la mise en en place d’un "Égalim européen", pour éviter les contournements des dispositifs français par des "grandes centrales d’achats européennes" ;
- plus généralement, la révision des "objectifs que nous nous étions donnés, en particulier dans Farm to fork, à l’aune d’un objectif de souveraineté" – non sans faire ainsi écho au Centre de recherche de la Commission européenne qui avait lancé l’alerte en la matière en 2021 (voir notre article du 15 octobre 2021). Emmanuel Macron évoque en particulier "des flexibilités sur les ratios prairies" ;
- l’instauration de contrôles homogènes au niveau européen, en plaidant pour une "force européenne de contrôle sanitaire et agricole" pour éviter la "concurrence déloyale" entre États membres, que pointait dans nos colonnes l’économiste Thierry Pouch (voir notre entretien du 25 janvier) ;
- des règles identiques "à l’intérieur et à l’extérieur" de l’UE – les fameuses "clauses miroirs". Un combat notamment conduit par la parlementaire européenne Anne Sander (voir notre entretien du 8 avril 2020), et dont l’ancien ministre de l’agriculture Julien Denormandie avait fait une priorité de la présidence française de l’UE (voir notre article du 4 janvier 2022). Pour le président de la République, c’est précisément l’absence de telles clauses qui explique que "la France s’oppose – et continuera de s’opposer – à l’accord de libre-échange avec la région Mercosur". En l’espèce, si le président "se félicite que le vice-président de la Commission, qui se rendait sur place pour signer l’accord, a levé le stylo" et que "les discussions sur la base du texte qui été soumis soient suspendues", rien n’est fait. Le porte-parole en chef de la Commission a ainsi indiqué le 30 janvier que "les discussions continuent et l’Union européenne continue à poursuivre son objectif d’atteindre un accord qui respecte les objectifs de l’UE en matière de durabilité et qui respecte nos sensibilités notamment dans le domaine agricole". Plusieurs États membres y sont favorables, dont l’Allemagne : à l’occasion des "deuxièmes consultations intergouvernementales germano-brésiliennes" tenues en décembre, le chancelier Scholz et le président brésilien Lula se sont ainsi engagés "expressément en faveur d’une finalisation rapide de l’accord" ;
- le contrôle effectif du respect de telles règles lorsqu’elles sont instaurées. "Il y a maintenant près de deux ans, on a fait prendre un texte européen, qui est une vraie clause miroir, disant que tout ce qu’on importe doit aussi interdire l’utilisation des antibiotiques de croissance. Simplement, aujourd’hui, on le ne contrôle pas", prend-il pour exemple.
Si aucune décision n’a été formellement arrêtée, le président français indique avoir obtenu que le mécanisme de sauvegarde renforcé s’applique aux importations de céréales ukrainiennes. Soulignant enfin qu’on est "à un moment historique : on bâtit un nouveau monde agricole", le président français l’assure : "Non, l’Europe n’est pas du tout sourde" à la colère agricole.