Trajectoire de réduction de l’artificialisation : le Sénat imprime sa marque dans un nouveau texte d’assouplissement

Le Sénat a achevé, ce 13 mars, l’examen, en première lecture, de la proposition de loi "visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux" dite Trace, avant un vote solennel prévu mardi 18 mars. La Chambre haute a confirmé la suppression de l'objectif intermédiaire uniforme de moins 50% de consommation foncière d’ici 2031 actuellement en vigueur, en octroyant la possibilité aux collectivités de se fixer elles-mêmes une trajectoire "crédible" pour la période 2024-2034, compte tenu de leurs contraintes, de leurs projets et de leurs besoins.

Quatre ans après la loi Climat et Résilience, et à l’approche de la date butoir de modification des documents d’urbanisme, le Parlement s’apprête à nouveau à légiférer sur la mise en oeuvre de l'objectif de "zéro artificialisation nette" (ZAN) en 2050, malgré de premiers assouplissements apportés par la loi "ZAN 2" du 20 juillet 2023. Directement inspirée de leur rapport d’étape dans le cadre du groupe de suivi du ZAN, la proposition de loi (PPL) des sénateurs Guislain Cambier (Union centriste-Nord) et Jean-Baptiste Blanc (LR-Vaucluse) a été examinée au Sénat, ces 12 et 13 mars, avant le vote solennel fixé à mardi prochain. Une trentaine d’amendements ont été adoptés en séance sur les 154 examinés. Six articles additionnels ont été ajoutés à la PPL qui en compte désormais le double. 

Relayant des difficultés et blocages persistants dans de nombreux territoires, notamment ruraux, ce nouveau texte entend rayer d’un trait l’acronyme ZAN "devenu un repoussoir", au profit d’une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux, dite Trace, et ainsi inverser la logique "descendante" de territorialisation des objectifs, en partant des besoins et projets des collectivités, sans toutefois revenir sur la ligne de mire de neutralité foncière en 2050. "Il faut assouplir, donner de la respiration et surtout donner la main aux territoires pour qu'ils décident eux-mêmes de leur propre trajectoire", a appuyé la rapporteure Amel Gacquerre (UC-Pas-de-Calais). 

La mesure phare du texte propose ainsi de faire sauter le verrou du moins 50% d’artificialisation d’ici à 2031 en permettant aux collectivités de fixer leurs propres objectifs intermédiaires. Un retour en arrière qui fait bondir une partie de la gauche, et au premier chef le groupe écologiste, pour qui ce texte de "détricotage" porté par la droite sénatoriale équivaut à "signer un blanc-seing et un permis de bétonner". 

Le gouvernement a engagé la procédure accélérée, ce qui laisse entendre que le texte sera examiné à l'Assemblée nationale avant l’été, comme le ministre de l’Aménagement du territoire et de la Décentralisation, François Rebsamen, s’y est d’ailleurs engagé. Et ce malgré des points de divergences importants. Ce texte "ne doit pas interrompre une dynamique de sobriété foncière déjà engagée par les acteurs locaux, qui est la seule à même de réduire une consommation foncière qui pourrait mettre en péril notre agriculture, notre environnement et accroître notre vulnérabilité aux risques climatiques", a relevé le ministre en ouverture de la discussion générale. Les associations d'élus locaux accueillent aussi diversement cette initiative. "Changer toutes les règles alors que tout le monde s'est mis au travail, recréer de l'incertitude chez les élus, je ne sais pas si c'est la meilleure des choses", s’est notamment interrogé Sébastien Martin, président d'Intercommunalités de France. D’autant que plusieurs travaux sont en cours. Une mission d’information menée par la députée Ensemble pour la République Sandrine Le Feur devrait rendre ses conclusions à la fin du mois et s’opposer à la proposition de loi Trace. Une autre doit s’atteler à proposer le modèle financier nécessaire à la mise en œuvre du ZAN. 

Pérenniser le décompte de la consommation "Enaf"

C’est bien l’un des rares points du texte faisant consensus. L’article 1er prévoit de pérenniser la mesure de l'artificialisation par le décompte de la consommation d'espaces agricoles, naturels et forestiers (Enaf), au delà de 2031. "Ce mode de comptabilisation, connu et compris des élus locaux, permet aux collectivités de mieux piloter leur artificialisation à travers leurs documents d'urbanisme et de faciliter le suivi des consommations foncières", a relevé la commission des affaires économiques, dont les travaux ont contribué à clarifier cette notion, notamment via l’inscription dans la loi de critères de définition des "secteurs urbanisés". Un amendement du gouvernement proposant de s’appuyer pour ce faire sur "un faisceau d’indices" a cependant été repoussé en séance. Les sénateurs en ont en revanche adopté deux autres. L’un (défendu par Laurent Duplomb-LR contre l’avis du gouvernement) pour mieux encadrer le sursis à statuer "ZAN" et en prévoir la mention dans les certificats d’urbanisme. L’autre (porté par Sébastien Fagnen-SER) pour améliorer le partage de données relatives aux outils d’ingénierie existants en matière de sobriété foncière et de préservation des sols. 

Expérimenter des diagnostics sur la qualité des sols

Un article 1 bis nouveau a été introduit (contre l’avis du gouvernement) pour encourager des projets de construction ou d’aménagement qui répondent aux enjeux de transition écologique dans le cadre de la territorialisation des enveloppes foncières au sein des Scot. Un article 1er ter nouveau ouvre quant à lui la possibilité au bloc communal d’expérimenter en amont de l’élaboration ou de la révision de leurs documents d’urbanisme la réalisation d’un diagnostic relatif à la qualité et à la santé des sols. Si elle représente "un métrique commode", la notion de consommation d’Enaf se caractérise "par l’inconvénient de son avantage, à savoir son indifférence aux sols comme milieux", s’est expliqué la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable à l’origine de cet ajout en séance. 

Un jalon intermédiaire en 2034

C’est sans surprise le volet le plus âprement discuté du texte. Hostile à la remise en cause de l'objectif de réduction de moitié du rythme d'artificialisation d'ici à 2031 (par rapport au volume observé sur la décennie 2011-2021), le gouvernement préconisait, dans "un amendement de compromis", de conserver à l’article 2 cet objectif intermédiaire "indispensable" pour garantir le maintien d'une trajectoire de sobriété foncière ambitieuse, tout en décalant ce jalon de mi-parcours à 2034. Une proposition rejetée par le Sénat, au profit du dispositif moins contraignant souhaité par la commission, imposant aux collectivités de se fixer un objectif intermédiaire pour 2034, mais dont le chiffrage sera à la main des territoires de manière "différenciée", par concertation entre les régions et les représentants des élus locaux, dans le cadre de la conférence régionale de sobriété foncière, et pourra donc, selon les cas de figure, être inférieur aux moins 50% actuellement en vigueur. "On fait un pas énorme" en réintroduisant ce point d’étape sur la période 2024-2034, a estimé la rapporteure, faisant valoir qu’un objectif chiffré uniforme serait en revanche "trop rigide". "Ce chiffre [de 50 % d’ici 2031], sorti du chapeau, dont j'ai vainement cherché l'origine, appliqué indistinctement, est le péché originel du ZAN", a t-elle argué. Comme cela figurait déjà dans la PPL, les collectivités devront fixer un second jalon d’ici 2050 pour atteindre la neutralité foncière. Il faudra donc au moins deux objectifs intermédiaires d'ici à 2050 : "c'est suffisant pour rendre la trajectoire crédible", selon la sénatrice. 

Un article 2 bis nouveau -sur proposition de la Fédération des Scot- ajoute un critère de prise en compte des Scot interrégionaux dans la déclinaison des objectifs fonciers des documents régionaux.

Report de calendrier de modification des documents d’urbanisme

Le gouvernement a défendu en vain -tout comme les écologistes - un amendement de suppression de l’article 3 qui reporte une nouvelle fois les dates butoirs avant lesquelles doit intervenir la modification des documents régionaux de planification et des documents d'urbanisme pour y inclure les objectifs de réduction de l’artificialisation. Pour rappel, en commission, les sénateurs ont encore repoussé d'un an supplémentaire (soit à août 2027) le calendrier de modification des documents régionaux de planification. Les dates butoirs de modification des documents d’urbanisme ont en revanche été resserrées, respectivement à août 2028 (pour les Scot) et 2029 (pour les plans locaux d’urbanisme et les cartes communales). En séance, les dates butoirs de modification des documents en Corse - plan d’aménagement et de développement durable de la Corse (Padduc) - et outre-mer - schémas d’aménagement régional (SAR) - ont également été repoussées à août 2028. À l’initiative de Jean-Marc Boyer (LR-Puy-de-Dôme), l’autre rapporteur de la PPL, - et contre l’avis du gouvernement -, le texte sécurise au passage une souplesse permise par la "circulaire Béchu" du 31 janvier 2024, en autorisant les collectivités à ouvrir à l'urbanisation des surfaces dépassant de 20% leur enveloppe foncière théorique. Le dépassement pourra être plus important moyennant l’accord du préfet, ajoute le texte. 

Exclusion des Pene…

À l’article 4, le Sénat a confirmé la sortie des décomptes locaux et régionaux de consommation d’Enaf des projets d'envergure nationale et européenne (Pene), et non plus sa mutualisation, auxquels les travaux en commission ont ajouté l'industrie, le logement social et les infrastructures de production d'énergie renouvelable jusqu’en 2036. "Trois priorités ciblées et temporaires", a insisté la rapporteure, pour "ne pas ouvrir la boîte de Pandore" et tenir le cap de 2050. Peine perdue. La liste des exemptions discutées en séance a rapidement pris des allures d’inventaire à la Prévert. 

De son côté, le gouvernement proposait un dispositif dédié à l’industrie : créer pour cinq ans une réserve de 10.000 hectares, en sus des Pene. Cette réserve devait être décomptée nationalement mais "mutualisée" entre les régions via leur schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet). C’est là où le bât blesse pour la commission. "Au même titre que les Pene, c’est une enveloppe, dont le poids serait porté par toutes les régions", a remarqué la rapporteure. "Aujourd’hui les Pene ont demandé un taux d’effort pour les régions - non de 50% - mais de 54,5 %, si demain on accepte cette enveloppe de 10.000 ha (…) c’est un effort de 59% que nous allons demander aux régions, c’est d’autant plus injuste pour celles qui profiteront moins de ces projets industriels", a-t-elle expliqué. 

… et la liste s’allonge

On notera entre autres l’ajout d’une bonification de l'enveloppe foncière pour les requalifications de friches à hauteur de 0,5 ha pour chaque hectare requalifié (amendement de Cécile Cukierman-CRCE sous-amendé par Yves Bleunven-UC). Le texte permet aussi d’inclure dans la comptabilisation au niveau national les surfaces nécessaires aux aménagements, équipements et logements connexes aux Pene, et portés par des collectivités (amendement de Franck Menonville-UC sous-amendé par la commission). C’est le cas, par exemple, du chantier de construction d’une paire d’EPR2 à Penly (Seine-Maritime), qui implique des logements temporaires pour les travailleurs, des parkings, etc. 

Et d’autres exemptions pendant 15 ans du décompte de la consommation d'Enaf s’y additionnent suite à une série d’amendements également adoptés en séance : des raccordements électriques des implantations industrielles ; pour la production d'hydrogène vert ; pour les postes électriques (> 63 kV) ; pour les services publics d'eau et d’assainissement. Le texte prévoit aussi d’inclure les bâtiments scolaires du second degré et de l’enseignement technique dans la liste des projets d’envergure régionale. S’agissant des "coups partis", c’est-à-dire des projets déjà lancés, un nouvel article 4 bis (adopté contre l’avis du gouvernement sur proposition de France Urbaine, et partagé par Intercommunalités de France) prévoit que l’artificialisation résultant des projets réalisés au sein de ZAC décidées avant le 22 août 2021 soit imputée à la période 2011-2021, durant laquelle ils ont été décidés. Un article 4 ter nouveau permet d’imputer les aires d'accueil de gens du voyage sur un compte foncier national. Un article 4 quater nouveau permet quant à lui aux plateformes de recyclage et de valorisation des déchets inertes d’être considérées comme des projets d'envergure régionale ou projets d'intérêt intercommunal, et donc leur mutualisation au niveau de la région ou du Scot. 

Mutualisation de la garantie de développement communal

L’article 5, qui modifie les modalités de détermination des enveloppes régionales de consommation d'Enaf, en prévoyant une intervention renforcée de l’instance de gouvernance rebaptisée "conférence régionale de gouvernance de la politique de sobriété foncière", a été peu retouché en séance. Un amendement de coordination de la commission repousse de trois ans (soit à 2030) la date du bilan régional effectué par la conférence de sobriété foncière, afin de tenir compte du report de trois ans de la période de référence 2021-2031 à 2024-2034. 

Enfin, deux amendements ont été adoptés à l’article 6, introduit en commission pour faciliter la mutualisation de la garantie de développement communal de 1 hectare créée par la loi "ZAN 2". L’un, de clarification, du gouvernement. L’autre supprimant la mutualisation de la garantie de développement communal à l'échelle du Scot et de la région (contre l’avis de la commission). "Dans l'approche ascendante de l'objectif ZAN, le législateur a voulu préserver un droit à bâtir dans toutes les communes. Cette mutualisation respecte les bassins de vie. En revanche, une mutualisation régionale modifierait l'esprit d'origine du texte. Cela éloignerait des décisions de terrain. Il s'agit d'empêcher ce glissement et de maintenir l'échelle intercommunale", a expliqué le sénateur LR Jean-Claude Anglars pour soutenir son amendement.

 

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