Sobriété foncière : garder le cap mais changer totalement de méthode, préconise le groupe de suivi du Sénat
Le groupe de suivi sur la stratégie de réduction de l'artificialisation des sols du Sénat fixée par la loi Climat et Résilience à travers l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) en 2050 a présenté son rapport d'étape ce 9 octobre. Tout en relayant l'attachement des élus au principe de sobriété foncière, y compris sur leur propre territoire, il fustige une méthode fortement décriée, avec des objectifs "déterminés de façon arithmétique sans aucune prise en compte des réalités et dynamiques locales" et l'accompagnement "défaillant" des collectivités par l'Etat. Les sénateurs proposent plusieurs leviers d'action à décliner en deux temps pour faciliter la tâche des acteurs "qui font le ZAN".
Après l'Association des maires de France en juillet (lire notre article), c'est au tour du Sénat de se faire une nouvelle fois le porte-voix des difficultés rencontrées par les acteurs locaux dans la mise en œuvre de l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) en 2050. Pour alimenter son rapport d'étape présenté ce 9 octobre, son groupe de suivi transpartisan des politiques de réduction de l'artificialisation des sols, qui réunit 18 sénateurs de trois commissions (Affaires économiques, Aménagement du territoire et développement durable et Finances), mis en place en mars dernier, a entendu plus de 70 acteurs qui "font le ZAN" (élus locaux, représentants de l'Etat et de ses opérateurs, acteurs économiques et associatifs, urbanistes, universitaires…) au cours d'une dizaine d'auditions et tables rondes. S'y est ajoutée une consultation en ligne des élus locaux, lancée en mai dernier, qui a recueilli plus de 1.400 réponses.
Une stratégie jugée trop "centralisatrice"
Fort de cette "matière conséquente, inédite", selon les termes de son président, Guislain Cambier (UC-Nord), le groupe de suivi a pu constater "un large consensus autour de la nécessité de sobriété foncière" que les acteurs locaux ont déjà intégrée dans leurs pratiques, voire dans leurs documents de planification et d’urbanisme. Le sénateur l’affirme : ce n’est pas l’objectif fixé en 2050 à travers la loi Climat et résilience de 2021 qui est remis en question, mais bien la méthode appliquée par l’État pour l’atteindre. "La stratégie qui a été posée (...) est centralisatrice, arithmétique, et de ce fait elle est injuste pour les territoires qui sont déjà engagés en faveur de la sobriété foncière", a-t-il déclaré lors d'un point presse avec le rapporteur du groupe de suivi, Jean-Baptiste Blanc (LR-Vaucluse), lui-même co-auteur de la loi du 20 juillet 2023 qui avait notamment introduit une garantie de développement communal de 1 hectare. L’élu du Nord craint que cela contribue à "dévaloriser un peu plus la parole politique dans la France périphérique" et/ou pavillonnaire qui se sent ainsi limitée dans son développement. Les sénateurs reprochent aux modalités de fixation des objectifs de réduction de l'artificialisation de ne pas prendre en compte les "réalités et dynamiques locales", avec une trajectoire calculée selon eux "au doigt mouillé, sans étude d'impact".
Des problématiques locales insuffisamment prises en compte
"Le raisonnement selon lequel l’artificialisation constatée pendant la décennie 2011-2021 permettrait de refléter les dynamiques à l’œuvre dans les territoires et pourrait sur ce fondement être arbitrairement réduite de moitié, est doublement fautif, estiment-ils. Au niveau local d’abord, il ne permet pas de prendre en compte les problématiques et contraintes locales. Les spécificités des territoires ruraux, des communes littorales ou de montagne ont ainsi été ignorées, et les communes vertueuses, qui avaient déjà volontairement réduit leur consommation d’espace avant 2021, ont été lourdement pénalisées", détaillent-ils.
D’autre part, "déterminer une enveloppe globale d’artificialisation pour l’avenir, uniquement par référence aux dynamiques passées, ne permet pas de répondre aux besoins objectifs de foncier induits par le volontarisme d’élus dont les efforts ont permis par exemple, d’implanter sur leur territoire une usine ou d’attirer de nouveaux habitants, soulignent-ils. Ce constat vaut aussi bien au niveau local qu’au niveau national, les politiques publiques en faveur de la réindustrialisation et du développement des énergies renouvelables accroissant par définition le besoin de foncier dans des proportions difficiles à anticiper avant 2021." Résultat : "60% des élus estiment qu’en raison du 'ZAN', ils ne disposeront pas de suffisamment de foncier pour répondre aux besoins de leur territoire, en particulier (plus de la moitié) pour la réalisation des projets économiques".
La loi du 20 juillet 2023 et ses décrets d'application ont complété les critères de territorialisation des enveloppes d’artificialisation devant être obligatoirement pris en compte à l’échelle régionale. Mais ces critères sont jugés "peu coercitifs" et 75% des élus ayant participé à la consultation en ligne organisée par le groupe de suivi estiment qu’ils ne sont pas correctement pris en compte dans les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet) en cours d’élaboration.
Des élus en manque d'accompagnement
Le groupe de suivi pointe aussi une "incohérence dommageable à l’atteinte de l’objectif de préservation de la qualité des sols". En cause : l’approche jugée "binaire et donc sans nuance" retenue par la loi Climat-résilience, et à sa suite le décret "Nomenclature" du 27 novembre 2023, entre surfaces artificialisées et surfaces non artificialisées. "Cette approche réductrice ne permet pas de prendre en compte la diversité des qualités et des propriétés des sols et, partant, leur capacité à rendre des services écosystémiques et leurs potentiels agronomiques", estiment les sénateurs.
Ces derniers pointent aussi l'absence d'accompagnement des élus locaux par l'Etat, "moins aménageur que boutiquier". Malgré les efforts de pédagogie déployés par la direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP) - circulaire du 31 janvier 2024, guide et fascicules explicatifs détaillés à destination des élus et techniciens, offre de formation en ligne… -, "l'application de la réforme et la compréhension de ses concepts-clefs par les services déconcentrés de l'Etat demeure très hétérogène, nourrissant chez les élus défiance et inquiétude quant à leur capacité à atteindre les objectifs fixés par la loi", relève le groupe de suivi.
Des modifications ciblées pour la première période, jusqu'en 2031
Pour remédier aux difficultés rencontrées par les collectivités, tout en satisfaisant le besoin de stabilité normative qu'elles leur ont exprimé, les sénateurs proposent donc une action en deux temps. Pour la première période d'application de la loi, jusqu'en 2031, ils appellent à renforcer leur accompagnement en financement et en ingénierie et à "opérer des modifications ciblées pour répondre aux grandes priorités nationales". Puis pour la période 2031-2050, le groupe de suivi appelle à "dessiner une trajectoire de réduction de l’artificialisation et des modalités de mise en œuvre soutenables, élaborées depuis les territoires", selon une "approche 'bottom-up'", autrement dit "venue des territoires".
Au cours de la première période, les sénateurs "invitent les services de l’État à mettre en accord leurs actes avec les paroles", en "garantissant une véritable souplesse" dans la mise en œuvre du ZAN à travers, notamment, "une application systématique de la tolérance de 20% de dépassement de l’enveloppe d’artificialisation" lors du contrôle de légalité des documents d’urbanisme. Cette mesure était d'ailleurs mentionnée dans la circulaire du 31 janvier 2024 signée par Christophe Béchu, rappellent-ils.
Les sénateurs souhaitent aussi que les services déconcentrés en charge de l’urbanisme et de l’aménagement complètent leurs actions de formation à destination des élus "par un accompagnement sur mesure sur le terrain, qui prenne en compte les difficultés concrètes auxquelles sont confrontés les élus et aménageurs". "Cela pourrait par exemple prendre la forme d’un guichet unique auquel pourraient s’adresser les élus pour obtenir, dans un délai raisonnable, des informations précises et circonstanciées permettant d’éclairer les problèmes touchant à l’artificialisation des sols auxquels ils sont confrontés à l’occasion de la modification de leur document d’urbanisme, mais aussi de toute opération d’aménagement", suggèrent-ils.
Pour éviter que la lutte contre l’artificialisation des sols "n’entre en contradiction avec d’autres politiques publiques stratégiques, telles que celles relatives à la transition écologique, à la réindustrialisation ou à l’accès au logement", le groupe de suivi propose, par ailleurs, d’exempter du décompte de l’artificialisation, jusqu’en 2031, l’emprise foncière de l’ensemble des implantations industrielles mais aussi, "sous certaines conditions", les constructions nouvelles de logements sociaux dans "les communes faisant face à la rareté du foncier" ou carencées en logement social. Ces mesures avaient déjà introduites, à la demande du groupe de suivi, dans les projets de loi relatifs au développement de l’offre de logements abordables et à la simplification de la vie économique. "Sans certitude, à ce stade quant à la reprise de ces textes par le nouveau gouvernement", elles pourraient être injectées "dans le prochain véhicule législatif pertinent", indiquent les sénateurs.
Un souhait de contractualisation locale de l'artificialisation
Pour l’après-2031, "sans toucher à l'objectif final, il faut faciliter l'application de la stratégie de réduction de l'artificialisation", affirme Jean-Baptiste Blanc. Le rapport propose ainsi de revenir sur le changement de mode de calcul prévu par la loi, selon lequel à partir de 2031, la mesure de l'artificialisation ne reposera plus sur un indicateur bien connu des collectivités, à savoir la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf) mais de la nomenclature établie par le nouvel outil OCS GE développé par le ministère de la Transition écologique avec l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) pour déterminer la caractère artificialisé ou non d'un sol. Or ce choix soulève pour les sénateurs "plusieurs difficultés majeures" : "le changement de mode de comptabilisation de l’artificialisation génère de graves incertitudes parmi les élus, en particulier pour l’élaboration des nouveaux documents d’urbanisme" et "ne permet pas aux collectivités de piloter l’artificialisation et de suivre en temps réel son avancée sur leur territoire". Les sénateurs plaident donc pour le maintien de l'indicateur Enaf qui offre aussi l'avantage d’"exclure le bâti agricole de ce décompte" et de "permet[tre] le maintien effectif d’activités agricoles sur les terrains préservés".
Pour mieux prendre en compte les spécificités de chaque territoire, le groupe de travail souhaite désormais réfléchir à l’introduction dans la loi de "mécanismes de surcote de droit, sur le modèle de la garantie de développement communal" ou à l’introduction de "nouveaux critères de territorialisation ou des modalités d’application différenciée des objectifs de réduction de l’artificialisation". Ceux-ci pourraient, par exemple, "tenir compte des différentiels de densité ou des dynamiques de peuplement et d’activité sur la période très récente, ainsi que de besoins dûment justifiés par les territoires, notamment en termes de logement".
Plus largement, les sénateurs veulent centrer leur réflexion sur une contractualisation locale de l’artificialisation pour "substituer à la logique de mise en œuvre centralisatrice et surplombante actuellement à l’œuvre une démarche ascendante, en invitant chaque collectivité à planifier son développement territorial 'sous contrainte ZAN' en justifiant les besoins en foncier nécessaires" et "sans enveloppe limitative préétablie". Comme le propose l’AMF, il s'agirait de "procéder par évaluation préalable des capacités des communes et intercommunalités de contribuer à l’atteinte d’un objectif national, compte tenu de leurs contraintes propres". "Afin d’éviter une dévastatrice 'guerre du ZAN' préjudiciable à la cohérence territoriale, une condition importante serait qu’une consommation significative d’espace, si elle est dûment justifiée, ne pénalise pas la collectivité voisine en grevant sa propre enveloppe d’artificialisation, comme c’est pourtant le cas actuellement", alertent les sénateurs.
Ils comptent aussi aborder la question du développement et du renforcement des outils d’aménagement et de l’ingénierie en faveur de la sobriété foncière.
D’autres pistes "plus structurantes" restent encore à trancher pour les sénateurs, comme la révision du calendrier de modification des documents d’urbanisme (déjà modifié par la loi ZAN de 2023) ou de la période de référence pour l’atteinte des objectifs de réduction de l’artificialisation (pour l’heure basée sur la période 2021-2030). Ou encore la méthode de prise en compte des projets d’envergure nationale et européenne (PENE) dans le décompte de l’artificialisation et l’absence de trajectoire dessinée pour la période 2031-2050, seul l’objectif final étant précisé par la loi.
Une proposition de loi à venir
Lors de sa déclaration de politique générale, le Premier ministre Michel Barnier s'était dit favorable à une nouvelle évolution de la réglementation. "Nous devons faire évoluer de manière pragmatique et différenciée la réglementation 'zéro artificialisation nette' pour répondre aux besoins essentiels de l'industrie et du logement", avait-il déclaré devant les députés. Les sénateurs, eux, poursuivent leurs travaux. Un rapport doit être remis prochainement par un autre groupe de travail sur le financement du ZAN, à la suite de quoi ils envisagent de déposer une proposition de loi.
Mais pour le groupe écologiste au Sénat, qui a voté contre le rapport du groupe de suivi, "revenir au simple volontarisme des élus locaux pour s'auto-réguler ne marche pas, les chiffres de la consommation nationale actuelle des sols le montrent". Ils rappellent ainsi que le grignotage des terres naturelles, agricoles et forestières continue à consommer "environ 20.000 hectares par an". Pour Ronan Dantec (Loire-Atlantique), membre du groupe de suivi, les propositions qui ont été faites vont à l’encontre de la défense du monde agricole par "la poursuite de la réduction rapide de la surface agricole utile, au mépris des enjeux de souveraineté alimentaire" et vont surtout bénéficier "au développement des métropoles, qui seront les grandes bénéficiaires de la suppression du plafond national d’artificialisation des terres".