Interview - Thierry Carcenac : "Non à un objectif de dépense pour les collectivités"
Localtis : En tant que président du conseil général du Tarn, vous avez menacé l'Etat de déposer un recours devant le tribunal administratif pour exiger le versement de 86 millions d'euros au titre des dépenses sociales mal compensées au cours des six dernières années. Etes-vous passé à l'acte ?
Thierry Carcenac : Le conseil général m'a autorisé à déposer ce recours, ce que je n'ai pas fait pour l'instant. La solidarité, aujourd'hui, n'est plus nationale mais départementale, à la charge des contribuables locaux. Or, les charges sociales progressent rapidement. Nos ressources, elles, ne suivent malheureusement pas. Les dotations qui devaient nous permettre de couvrir les dépenses sociales restent stables, tandis que le produit des droits de mutation a, lui, carrément chuté, passant pour mon département, de 28,6 millions d'euros à 18 millions. En plus, la suppression de la taxe professionnelle a affaibli considérablement le levier fiscal des départements. Avant la réforme, un point de pression fiscale représentait, pour le Tarn, 1,3 million d'euros. L'an prochain, le même point de fiscalité ne générera plus que 720.000 euros.
Ces difficultés financières vous laissent-elles quand même des marges de manœuvre pour agir dans le champ des compétences facultatives ou celui de l'aménagement du territoire notamment ?
Même en freinant des quatre fers comme actuellement, il nous reste, heureusement, des possibilités pour orienter les politiques. Sinon le conseil général n'aurait plus de raison d'être et on pourrait le remplacer par une agence départementale. Mais nous sommes plus sélectifs. En matière d'aménagement du territoire par exemple, j'ai refusé de participer à un financement de LGV entre Tours et Bordeaux. On n'en est même plus à demander du financement dans la région Midi Pyrénées, mais à demander à certains départements - sous prétexte que Toulouse veut être désenclavé - d'intervenir dans d'autres régions, la région Aquitaine. Et donc là-dessus j'ai dit non, stop. En revanche, nous continuons à financer les routes nationales qui traversent notre département, même si elles ne relèvent pas de notre compétence.
Le président de l'ADF souhaite qu'une loi permette d'ici l'automne de trouver une solution aux difficultés des départements. Des propositions de lois doivent être déposées à cette fin. Vous-même, vous êtes député, travaillez-vous à un texte ?
Le député Arnaud Montebourg [qui préside par ailleurs le conseil général de Saône-et-Loire] y travaille avec son équipe. Nous nous associons, donc, les uns et les autres à ce qui est fait dans le cadre de cette action.
Pierre Jamet doit remettre au Premier ministre son rapport sur "la consolidation des finances des départements fragilisés". Sa lettre de mission l'invitait à se pencher bien davantage sur l'optimisation de la dépense que sur sa compensation… Pensez-vous que le DGS du Rhône fera l'impasse sur cet aspect-là ?
Lorsqu'avec d'autres présidents de conseils généraux, j'ai rencontré Pierre Jamet, j'ai cru comprendre qu'il était capable d'aller plus loin que sa lettre de mission. Mais si jamais il n'évoque pas ce point dans son rapport, nous serons, au sein de la commission du Comité des finances locales qui travaille sur les départements en difficulté, prêts à l'auditionner.
Comment, justement, cette commission, créée peu après la mission Jamet, considère-t-elle le sujet ?
Gilles Carrez, qui préside la commission, est prêt à aborder le thème des départements en difficulté pas seulement sous l'angle de la maîtrise des dépenses. Il est aussi favorable à ce que l'on fasse l'analyse des ressources qui sont nécessaires aux départements pour assumer leurs compétences. Il faut aller dans ce sens là : on ne peut pas se contenter de dire que les départements et, de manière générale, les collectivités, doivent participer à la résorption du déficit de l'Etat. Il faut aussi une répartition équitable des ressources, ce qui nécessite de revoir complètement le système de péréquation pour, notamment, intégrer de nouveaux critères, comme par exemple le revenu par habitant ou la moyenne d'âge de la population. La réforme de la DGF conduite en 2005 par la majorité au pouvoir n'a rien réglé. Sur les quelque 13 milliards de DGF des départements, 12 milliards correspondent à des dotations de garantie et seulement un milliard est destiné à la péréquation. De plus, jusqu'à cette année, quasiment tous les départements, y compris les Hauts-de-Seine ou Paris, ont bénéficié de la péréquation…
Existe-t-il au sein du groupe de travail de la conférence des déficits publics qui planche sur la dépense locale (lui aussi présidé par Gilles Carrez) le même état d'esprit qu'au CFL ?
Nous sommes très nombreux parmi les élus locaux présents au sein de ce groupe de travail à être d'accord : il est impossible d'instaurer pour les dépenses locales un "Ondam", c'est-à-dire un taux directeur de dépense, comme on l'a fait pour les dépenses de santé. On ne peut pas claquer des doigts et affirmer que d'un coup, les dépenses des collectivités doivent augmenter de seulement un ou deux pour cent. La réalité est plus compliquée que cela. Les gens de terrain que sont les élus, députés et sénateurs, le sentent bien. On attend de voir, en tout cas, comment le ministre François Baroin apprécie la situation des collectivités locales. Son prédécesseur, Eric Woerth, lorsque nous l'avions rencontré, était, lui, quasiment convaincu qu'il faut un Ondam.
Le gouvernement continue en effet à considérer que la dépense locale a augmenté de manière excessive.
Les élus savent gérer les politiques en faisant attention à l'évolution des dépenses. Dans les départements en particulier, nous avons des contrôleurs de gestion. Avec eux, on a fixé des niveaux de dépense moyenne et lorsqu'on est au-dessus de ces niveaux, on cherche des explications et on essaie de revenir dans la norme. En même temps, c'est vrai, il existe des secteurs où la dépense locale a augmenté de manière importante. C'est lié notamment aux modes de vie de la société, à des demandes de plus en plus fortes des usagers. On le voit en matière de petite enfance, par exemple. Aujourd'hui, un couple ne peut plus vivre avec un seul salaire au Smic. C'est pourquoi l'un des conjoints recherche du travail et quand il en obtient un, il faut qu'il trouve un mode de garde pour ses enfants. Autre chose : quand l'Etat décide que les enfants ne seront plus inscrits à l'école avant trois ans, il faut bien que les collectivités créent des dispositifs supplémentaires d'accueil des jeunes enfants, qui sont coûteux.
Propos recueillis par Thomas Beurey
Même Standard & Poor's ne dit guère autre chose...
Une étude de l'agence de notation Standard & Poor's vient donner largement raison aux affirmations et demandes actuelles des départements. Oui, la situation financière des départements est plus que critique. Non, la crise n'explique pas tout, pas plus que les politiques d'initiative départementales. La cause de cette situation est bien à chercher du côté des transferts de compétences opérés depuis dix ans et de leur compensation incomplète. Non, ce n'est pas en grappillant çà et là des économies que l'on résoudra le problème. C'est tout le système de financement des compétences obligatoires qu'il faut revoir. Tel est, en substance, de qu'affirme Standard & Poor's.
Les termes utilisés par cette étude sont limpides : "Face à une détérioration avant tout d'ordre structurel, les quelques leviers dont disposaient les départements ont été mobilisés et sont aujourd'hui en voie d'épuisement. Ils auront cependant réussi à masquer l'enjeu réel du débat actuel : l'absence persistante de solutions pérennes apportées au financement des compétences obligatoires des départements." Plus précisément, l'agence constate que l'endettement des quinze départements les plus en difficulté ne résulte "ni d'une sous-utilisation de leur levier fiscal", "ni d'un sur-investissement", ni de la croissance des dépenses facultatives, celles-ci portant finalement sur "un volume budgétaire relativement réduit". S'agissant des dépenses obligatoires en revanche, qu'il s'agisse des allocations individuelles de solidarité (APA, RSA et prestations handicap) ou des personnels non-enseignant des collèges, "depuis leur transfert, l'écart entre ces dépenses et le montant de leur compensation n'a cessé de se creuser". Et en matière de recettes, "à partir de 2008, les éléments qui avaient jusqu'alors permis aux départements de bénéficier d'un sursis budgétaire ont progressivement disparu". En cause, rappelle Standard & Poor's, la réforme de la taxe professionnelle, l'indexation de l'enveloppe normée sur la seule inflation et l'effondrement des droits de mutations.
Autre conclusion frappante : "Si l'exercice de rationalisation des interventions départementales, qui va de la non-reconduction de certaines subventions au recentrage sur les compétences strictement obligatoires en passant par une plus forte sélectivité des projets d'investissement, s'avère souvent nécessaire, il ne peut dégager que des ressources limitées eu égard au poids des dépenses obligatoires dans les budgets départementaux." Qui plus est, s'interrogent les auteurs de l'étude, n'est-il pas contre-nature d'être "obligés de renoncer à ce qui fait la singularité de collectivités locales opérant dans un cadre décentralisé, censées agir en acteurs responsables et autonomes de la dépense publique, et non en simples guichets de la solidarité nationale" ?
L'Assemblée des départements de France, forcément, se félicite de voir son propre diagnostic être ainsi confirmé par Standard & Poor's... et espère que le rapport Jamet sera du même acabit.
C.M.