Attractivité - Relocalisations : un phénomène encore marginal
Après avoir sous-traité une partie de sa production en Asie à partir des années 1980, le spécialiste des arts de la table Geneviève Lethu décide de plier bagages en 2002, sous l'impulsion de son nouveau patron Edmond Kassapian. Un pari audacieux et vraiment à contre-courant : aujourd'hui ses couteaux sont fabriqués à Thiers, la capitale de la coutellerie, et son linge de maison dans les Vosges. Une façon de faire valoir les atours du Made in France. A l'instar de Geneviève Lethu, de nombreuses entreprises ont fait le choix d'un retour au bercail, au moins pour une partie de leur production. C'est le cas des jouets Smoby, du sous-traitant automobile Gantois, de l'opticien Atol… Leurs motivations se rejoignent : augmentation des coûts de transports, problèmes de qualité, de contrefaçon, délais de paiements trop longs, retard de livraisons, manque de personnels qualifiés, etc. Alors, pour accompagner ce phénomène abordé lors des derniers Etats généraux de l'industrie, le président de la République devrait annoncer de nouvelles mesures, jeudi 4 mars, lors d'un déplacement consacré à la politique industrielle de la France. Christian Estrosi avait déjà évoqué l'idée d'une "prime à la relocalisation" en octobre dernier. Le gouvernement a décidé d'y consacrer 185 millions d'euros au titre du grand emprunt, sous forme d'avances remboursables (le projet de loi de finances rectificative pour 2010 qui contient les 35 milliards du grand emprunt a en effet prévu une ligne d'un milliard pour financer les mesures des Etats généraux de l'industrie à travers prêts, avances remboursables ou prises de participation). Cet argent, géré par Oséo, sera distribué aux entreprises de moins de 5.000 salariés qui relocalisent leurs activités installées hors de l'Union européenne. L'avance calculée selon le montant des investissements pourrait atteindre entre 5 et 10 millions d'euros par dossier. Le dispositif s'appuiera sur la prime d'aménagement du territoire (PAT) et sera donc conditionné à des créations d'emplois dans des territoires affectés par les restructurations.
Mesures de rétorsion
Pourtant, l'idée de cette prime n'est pas du goût de tout le monde. Dans son rapport final du 29 janvier 2010, le comité des Etats généraux se montrait plus prudent et envisageait un système visant "à aider les entreprises concernées à étudier leur projet de relocalisation (benchmark, mise en évidence des couts complets et cachés, analyse des marchés cibles), à valider sa faisabilité et à réaliser les investissements productifs et les créations d'emplois". Surtout, il mettait en garde contre tout effet d'aubaine.
Créer une nouvelle "prime Estrosi" comporte quelques risques. Que dira la Commission européenne, très regardante sur les aides d'Etat ? Il y a un an, elle avait obligé la France à retoquer son pacte automobile pour qu'il ne contienne pas de conditionnalité de localisation (même si, en l'occurrence, le dispositif visait les délocalisations intracommunautaires). De plus, cette prime risque de susciter, au mieux, un attrait chez les autres pays européens, au pire, des mesures de rétorsion de l'étranger. "La Chine par exemple a des moyens illimités pour contrer les offres d'aide à la relocalisation de ses concurrents et prospecter les entreprises étrangères en guise de mesure de rétorsion", met en garde l'association Cèdre, qui regroupe plusieurs entreprises relocalisées, dans sa contribution aux Etats généraux. Au lieu de créer une nouvelle prime, l'association proposait d'élargir simplement le décret PAT aux projets de relocalisations. "Il aurait mieux valu un système plus discret et plus efficace, estime François Gagnaire, du cabinet Aides d'Etat Conseil. On aurait aussi pu envisager de donner un statut de nouvelle entreprise à celles qui relocalisent en tirant un trait sur leur passé fiscal, social."
A moins d'une hausse soudaine du prix du baril de pétrole, on peut se demander si le dispositif sera assez incitatif pour inverser la tendance. D'autant qu'un dispositif semblable avait déjà été créé en 2005, un "crédit d'impôt relocalisation" ; il n'a jamais été utilisé par les entreprises.
Une relocalisation sur dix délocalisations
Selon l'économiste Olivier Bouba-Olga, auteur d'un livre intitulé "Les nouvelles géographies du capitalisme" (Seuil), il ne faut pas surestimer le nombre de relocalisations : il y en aurait une sur dix délocalisations ! Selon lui, il ne faut pas non plus surestimer le nombre de destructions d'emplois liés aux délocalisations. Pourtant, une étude de Bercy vient de montrer le poids de la désindustrialisation en France (voir ci-contre) : depuis le début des années 1980, deux millions d'emplois ont été supprimés, soit 36% de ses effectifs. Alors la prime à la relocalisation semble un peu limitée pour enrayer ce qui s'apparente à une véritable hémorragie. Les collectivités auraient sans doute un rôle complémentaire à jouer. Toutes les études le montrent : les coûts de main-d'œuvre et les charges ne sont pas les seuls critères qui intéressent les investisseurs. Et malgré ses difficultés, la France se classe toujours parmi les pays les plus attractifs. Infrastructures, environnement, qualité de la main-d'œuvre et de la formation : autant de leviers sur lesquels les collectivités peuvent intervenir. Seulement, toutes ne sont pas au même niveau. "Les entreprises prennent de face les problèmes de bon voisinage entre les collectivités, les doublons. On trouve les pires aberrations, un turnover phénoménal : les aides et les subventions sont une merveille de l'administration française et de la décentralisation", constate un fin connaisseur des "guichets" des collectivités, qui évoque le cas d'un patron "dégoûté du système". En pleine affaire Total, on peut s'interroger sur les aides qu'a touchées le groupe pétrolier pour la construction d'une nouvelle unité pour sa raffinerie de Gonfreville-l'Orcher (Normandie) : 45 millions d'euros sur cinq ans (4 millions d'euros de la région, 11 millions du département et 30 de la communauté d'agglomération). Cet argent n'aurait-il pas pu profiter à des PME innovantes ?
Empêcher les délocalisations
"Si on veut influer et avoir un impact sur le développement économique local, il faut agir en amont, intégrer l'entreprise dans une autre logique industrielle et ne pas attendre qu'elle décide de partir", souligne Hervé Fradet, directeur de l'Agence d'étude et de promotion de l'Isère (AEPI), souvent citée en exemple pour son dynamisme. Le cas vient de se produire avec SAS, un équipementier de salles de bain, qui avait choisi de se délocaliser dans un pays de l'Est. Il a fallu se mobiliser, trouver un terrain qui réponde aux exigences de la société. Résultat : 200 emplois sauvés. Mais l'économie iséroise est un peu particulière, avec de grands groupes informatiques et électroniques, comme HP ou Microsystem, qui à tout moment doivent répondre aux exigences de leur maison mère. "Notre travail, c'est d'essayer de les ancrer localement, les intégrer au maximum dans les pôles de compétitivité, les associer à des projets collaboratifs. Plus ils s'ancrent localement, plus ils ont de chances de peser sur les choix du groupe", insiste Hervé Fradet.
Alors en jouant sur les deux leviers - aider les relocalisations et empêcher les délocalisations -, le déséquilibre pourra s'atténuer. Mais le véritable enjeu se situe plus haut. L'absence de politique industrielle européenne est un vrai handicap dans les négociations internationales. "L'Europe est l'ensemble le moins intégré au monde et ne parle pas d'une seule voix, contrairement aux Etats-Unis, à la Chine, la Russie ou l'Inde, rappelle François Gagnaire. Mais on n'a jamais construit un ensemble aussi vaste et qui dispose d'autant de pouvoirs en si peu de temps. Il faudra qu'on prenne encore beaucoup de coups avant de réagir."
Michel Tendil