Rapport de la Fondation Abbé-Pierre : le confinement a mis en lumière les inégalités de logement
Le 26e rapport de la Fondation Abbé-Pierre sur "L'état du mal-logement en France", officiellement présenté ce 2 février, est évidemment particulier, marqué par l'impact de la crise, que ce soit à court ou à moyen terme. Hébergement d'urgence, fermeture de nombreux services publics lors du premier confinement, contamination accrue des personnes vivant dans un logement surpeuplé... Certes, des dispositifs bienvenus ont été mis en place. Mais n'ont pas été suffisants. Aujourd'hui, la Fondation craint notamment une hausse des impayés de loyers, un allongement des délais dans l'accès aux droits et une chute du nombre d'attributions de HLM. Selon elle, le plan de relance ne mise pas assez sur la production de logements. Laquelle, localement, serait en outre victime du "procès fait à la densité".
La Fondation Abbé-Pierre publie son rapport 2021 sur "L'état du mal-logement en France". Il s'agit de la 26e édition de ce document, toujours très attendu, et sa lecture donne le sentiment renouvelé d'une incapacité à faire disparaître les situations de mal-logement malgré les efforts – bien réels –, des politiques et les dispositifs déployés depuis trente ans. Le rapport 2021 revêt toutefois un aspect spécifique, lié au contexte sanitaire. Comme l'explique Laurent Desmard, le président de la Fondation, "ne pensons pas simplement que cette crise 'finira bien par passer', car ses séquelles risquent d'apparaître encore pendant longtemps. Regardons plutôt ce qu'elle révèle de nos fragilités, de nos insuffisances collectives, comme de nos forces politiques, associatives, citoyennes et nos capacités à 'venir en aide aux plus souffrants', comme nous l'invitait à le faire sans relâche notre fondateur".
Mise à l'abri : des efforts importants, mais qui n'ont pas suffi
La première partie du document se consacre donc à l'impact immédiat de la crise sanitaire sur la situation des personnes mal logées, ce que le rapport appelle "Double peine et bombe à retardement : les mal-logés face au choc du Covid". Sur la gestion immédiate de la crise, le bilan est partagé pour ce qui concerne les personnes sans domicile. D'un côté, la mobilisation des pouvoirs publics a permis de prolonger les 14.000 places supplémentaires du dispositif hivernal et d'ouvrir plus de 20.000 places d'hébergement supplémentaires, dont 11.000 en hôtel. La prolongation de la trêve hivernale jusqu'en juillet – et les consignes données au-delà – ont également fait chuter le nombre des expulsions, qui a atteint un plus bas niveau historique.
Mais ces efforts se sont révélés insuffisants : selon une enquête du Collectif des associations unies, 53% des demandes formulées, le 9 avril dernier, auprès du 115 n'ont pu être satisfaites. Ainsi, Parmi les 3.418 personnes (hors Paris) ayant sollicité le 115 ce jour-là, 1.794 n'ont pas bénéficié d'un hébergement, un chiffre au demeurant sous-évalué car il n'inclut pas les personnes ayant renoncé à appeler la plateforme. Par ailleurs, pour celles qui ont pu être hébergées au cours du confinement et au-delà, les conditions de logement sont loin d'avoir toujours été en phase avec les règles édictées en termes de distanciation sociale et de gestes barrières, ce qui a pu exposer les intéressés à un risque accru de contamination.
"Le sentiment de vivre enfermé a été le plus durement vécu"
Pour leur part, les personnes qui vivaient déjà dans des structures d'hébergement (résidences sociales, foyers ou centres d'hébergement) et celles qui "ont été confinées dans leur habitat indigne, vétuste et dangereux, parfois surpeuplé", ont vu leurs conditions de vie "se dégrader fortement", sous l'effet de l'afflux de nouveaux arrivants. Le risque de contamination s'est aussi accru pour les personnes vivant en situation de surpeuplement. Selon les données de l'enquête EpiCov pilotée par l'Inserm, 9,2% des personnes vivant dans un logement surpeuplé avaient été touchées par le virus en mai, contre 4,5% de la population générale.
De façon plus large, le confinement a mis en lumière les inégalités de logement. L'impact dépasse d'ailleurs le seul cadre du logement. Selon la Fondation, "ce sont des quartiers entiers, parmi les plus dépréciés, qui ont vécu le plus douloureusement l'épreuve du confinement. Le sentiment de vivre enfermé a été le plus durement vécu", notamment du fait de la fermeture des parcs, des squares et des équipements publics. Le rapport estime ainsi que "de façon générale, au plan sanitaire, les quartiers politique de la ville (QPV) ont payé un lourd tribut au Covid, que cela soit du fait de l'infection ou des effets induits du confinement" (8,2% des habitants touchés par le Covid-19 en mai).
Quelques initiatives bienvenues
La fermeture de nombreux lieux d'accueil et services publics, lors du premier confinement, a aggravé la situation des plus précaires, notamment pour les personnes en situation administrative complexe. Néanmoins – et comme l'Odas et Assemblée nationale l'ont déjà relevé dans le cas de l'aide sociale à l'enfance –, la crise sanitaire a vu aussi éclore des pratiques nouvelles, même si celles-ci restent minoritaires.
La remarque vise notamment la décision de l'État de distribuer des aides d'urgence sous la forme de chèques services – initiative "très appréciée par les ménages comme par les professionnels" –, les actions de plusieurs bailleurs sociaux pour aider les locataires en difficulté et prévenir les impayés de loyers, ou encore la mobilisation des associations ou collectifs d'habitants pour pallier la réactivité insuffisante des pouvoirs publics ou compléter leur intervention.
L'après confinement, "bombe à retardement de la crise sociale"
Malgré des insuffisances notables et un manque de moyens, les différents acteurs ont ainsi globalement fait face à l'urgence immédiate de la crise sanitaire. Le rapport exprime en revanche une très forte inquiétude vis-à-vis de la période de l'après confinement, qualifiée de "bombe à retardement de la crise sociale".
La reprise de la pandémie et le second confinement ont en effet conduit à une saturation du dispositif d'urgence. Le rapport relève que "fin octobre, on notait à nouveau un niveau élevé de demandes d'hébergement non satisfaites (jusqu'à 83% dans le Rhône et 95% environ en Gironde et dans le Nord). La Fondation s'inquiète également d'éventuelles remises à la rue, malgré les engagements du gouvernement.
Mais le rapport estime aussi que "la question de l'accès direct au logement est passée au second plan pendant cette période de crise sanitaire, éclipsée une fois de plus par l'urgence de la mise à l'abri". Une perception toutefois pour partie contredite par le lancement d'un second appel à manifestation d'intérêt en septembre dernier, dont les résultats viennent d'être annoncés (voir notre article dans l'édition de ce jour).
Par ailleurs, de nombreux ménages ont été durablement fragilisés par la crise, qui est loin d'être terminée. Le rapport estime que "l'explosion de la demande d'aide alimentaire et la montée des impayés locatifs sont les premiers effets de la crise sociale mais, malgré ces alertes, les aides sociales sont restées jusqu'ici ponctuelles et limitées, tandis que les dispositifs d'aide au logement fonctionnent au ralenti".
Inquiétudes pour les étudiants et les salariés informels
La Fondation s'inquiète tout particulièrement pour les étudiants, sachant que, durant le confinement, 58% de ceux qui exerçaient une activité ont arrêté et que 36% ont réduit ou changé leur activité rémunérée. En outre, parmi ceux qui s'étaient arrêtés de travailler, 37% n'ont pas repris d'activité rémunérée après le déconfinement et 13% ont repris la même activité mais avec des horaires de travail réduits.
Les difficultés concernent également les 12 millions de salariés en chômage partiel, qui ont certes perçu 84% de leur salaire durant le confinement, mais ont pu perdre des heures supplémentaires, des primes ou des pourboires. Sans compter les 2,5 millions de personnes (estimation du Conseil d'orientation pour l'emploi) qui vivent de revenus informels. Signes de ces fragilités : un taux de chômage de 10% en 2020 et attendu à 11% dès le premier semestre 2021, ainsi qu'un nombre de ménages bénéficiaires du RSA en hausse de 10%.
L'impact à venir du retard pris dans la construction de logements
Autres sujets d'inquiétude : le risque d'une augmentation des impayés de loyers (même si celui-ci ne s'est pas encore matérialisé), l'allongement des délais dans l'accès aux droits du fait des retards accumulés ou encore le risque d'engorgement ces Ccapex (commission de coordination des actions de prévention des expulsions locatives), des commissions de surendettement et des commissions de médiation du Dalo (droit au logement opposable), après le fort ralentissement de leur activité durant les confinements.
Mais, en s'en tenant au seul cas du logement, le plus inquiétant réside toutefois dans le retard pris dans la construction de logements du fait de la crise sanitaire. Ce retard vient d'être confirmé par la publication des chiffres du ministère au 31 décembre 2020, avec une chute des permis de construire délivrés de 15% et un recul des mises en chantier de 7% (voir notre article du 28 janvier 2021). Selon le rapport, le nombre d'attributions HLM en 2020 devrait par ailleurs chuter de 20%, soit près de 100.000 attributions en moins. Conclusion de la Fondation sur cet aspect du rapport : "Si l'année 2020 a été une année terrible pour les mal-logés, on peut craindre que 2021 ne soit pas meilleure, si rien n'est fait."
Quelle place pour les mal-logés dans "le monde d'après" ?
Cette situation conduit la seconde partie du rapport à s'interroger, selon une formule désormais consacrée, sur la "place des mal-logés dans le 'monde d'après'". Cette seconde partie est nettement plus critique que la précédente. La Fondation pointe en effet un "plan de relance de l'activité économique [qui] ne concentre pas assez d'efforts sur le logement, décent et abordable financièrement".
Il déplore aussi une "lutte contre la pauvreté peu ambitieuse" et une "action gouvernementale [qui] reste lente et timorée pour venir en aide aux plus précaires, qui sont pourtant les premiers touchés par la récession". Le rapport en veut pour preuve les huit millions de personnes qui font désormais appel à l'aide alimentaire. Face à cela, seuls 0,8% des 100 milliards d'euros du plan de relance sont consacrés aux personnes vulnérables (même si d'autres mesures devraient avoir un impact positif sur leur situation).
La Fondation critique également "une politique fiscale et budgétaire toujours aussi peu redistributive", [...] "malgré certaines inflexions comme la hausse de la prime d'activité". Le rapport estime plutôt que c'est "toute la politique budgétaire et fiscale du gouvernement qui devrait être réorientée, en revenant sur les cadeaux aux plus riches et sur les coupes dans les aides sociales versées aux plus pauvres". Il plaide en particulier pour une augmentation immédiate des minima sociaux.
Un plan de relance du logement trop centré sur la rénovation énergétique
Sur le logement proprement dit, la Fondation juge que le plan de relance ne mise pas assez sur la production de logements ou, plus précisément, que ce plan est trop centré sur la rénovation énergétique. Elle s'indigne également du choix de maintenir le prélèvement de la RLS (réduction de loyer de solidarité) à hauteur de 1,3 milliard d'euros par an et s'étonne de l'absence de revalorisation des moyens du NPNRU (Nouveau Programme national de renouvellement urbain). C'était toutefois avant l'annonce par le Premier ministre, devant le comité interministériel des villes, d'une rallonge de 2 milliards d'euros pour le NPNRU, qui passe ainsi de 10 à 12 milliards d'euros (voir notre article du 29 janvier 2021).
Sans surprise, le rapport revient aussi sur les "attaques incessantes depuis 2017 contre les APL" (aides personnelles au logement) et sur les ponctions répétées sur les réserves d'Action logement. Il chiffre à 4 milliards d'euros les économies réalisées sur les APL depuis 2017, mais en y intégrant la contemporanéisation des APL, qui n'est pas une économie budgétaire mais pourrait avoir un impact "one shot" en termes de trésorerie (impact qui n'est même plus certain en raison, précisément, de la crise économique et des baisses de revenus de nombreux ménages).
Enfin, le rapport voit dans la crise sanitaire "une occasion manquée de relancer le plan Logement d'abord", qui "poursuit son déploiement, mais [...] témoigne d'une ambition bien trop limitée et ses objectifs sont rarement atteints".
Des signaux encourageants sur les territoires et quelques inquiétudes
A défaut d'espérer un changement de ligne de la part de l'État, la Fondation voit néanmoins "des signaux encourageants sur les territoires", mais aussi "quelques inquiétudes". Le rapport se félicite notamment de "la revanche de l'encadrement des loyers", de l'encadrement des activités des plateformes de location touristique, ou encore de l'élargissement des territoires du Logement d'abord. Il s'inquiète en revanche du "procès fait à la densité", visant en l'occurrence "certaines tensions récurrentes", notamment au cours de la campagne des municipales, "entre l'impératif de préserver l'environnement et celui de produire les logements qui manquent dans les zones tendues".
Enfin, dans le prolongement de son récent rapport à l'occasion du 20e anniversaire de la loi SRU (voir notre article du 8 décembre 2020), la Fondation appelle le gouvernement à renforcer et prolonger l'application de l'article 55 de la loi SRU, qui impose 20 ou 25% de logements sociaux dans les communes urbaines en 2025. Pour la Fondation, "il est désormais temps d'envisager la prolongation de la loi SRU".
Au final, la Fondation Abbé-Pierre estime que "le bilan de l'action publique face au mal-logement, en cette année si particulière, est très insuffisant". Elle voit notamment dans l'abandon de fait du projet de revenu universel d'activité (RUA), "promis et élaboré depuis deux ans", un aveu d'échec selon elle pour le gouvernement et la preuve de son manque de volonté d'améliorer structurellement un système largement perfectible".
La campagne électorale de 2022 en ligne de mire
Avec déjà la campagne électorale de 2022 en ligne de mire, la Fondation réitère donc un certain nombre de revendications : renforcement de la politique du Logement d'abord, mise en œuvre d'une garantie universelle des loyers, création d'un fonds national d'aide aux impayés de loyers et interdiction effective des expulsions sans relogement, augmentation "de façon significative" de la production de logements sociaux et très sociaux, remplacement des incitations à rénover par une obligation de rénover, plan de soutien au secteur HLM, ou encore création d'un "fonds spécial pour baisser temporairement les loyers des ménages entrant dans le parc avec de très faibles ressources".
A noter : le rapport 2021 comporte également un troisième cahier consacré à la rénovation énergétique, pourtant critiquée par ailleurs comme absorbant une trop grande part des ressources du plan de relance consacré au logement. Cette partie, moins convaincante que les précédentes, pointe "des objectifs de rénovation ambitieux", mais "des résultats et des investissements décevants". Très rétrospective – même si elle évoque le dispositif MaPrimeRénov', autrement dit la prime de transition énergétique (PTE) rénovée – elle semble ignorer la hausse de 95% du budget de l'Anah pour 2021 et un nombre de logements rénovés qui devrait passer de 94.000 en 2018 à 600.000 cette année (voir notre article dans l'édition de ce jour).