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Petite enfance - Port du voile dans les crèches privées : pas si simple

"Une mise en cause de la laïcité" : ainsi Manuel Valls a-t-il qualifié, lors de la séance de questions au gouvernement du 19 mars à l'Assemblée nationale, l'arrêt de la Cour de cassation rendu le même jour. Celui-ci donne raison à la salariée voilée de la crèche associative Baby Loup, qui contestait son licenciement pour avoir refusé de retirer son voile dans l'exercice de ses fonctions. Le ministre de l'Intérieur - qui est aussi celui des cultes - a dit "regretter" cette décision de la Cour de cassation. Eric Ciotti, député (UMP) des Alpes-Maritimes, a aussitôt annoncé son intention de déposer "dans les prochains jours, une proposition de loi afin de permettre le nécessaire respect de la neutralité et de la laïcité au sein des entreprises privées".

La Cour de cassation confirme la neutralité du service public

Au-delà des réactions très tranchées et même si l'arrêt constitue une surprise - l'avocat général était favorable à un rejet du pourvoi -, l'affaire n'est pas aussi simple que le laissent entendre les contestations du jugement. En premier lieu, nombre de réactions semblent ignorer que la Cour de cassation a rendu deux arrêts le même jour, dans un rapprochement qui ne doit évidemment rien au hasard. Le premier concerne une "technicienne de prestations maladie" - elle aussi voilée - de la caisse primaire d'assurance maladie (Cpam) de Seine-Saint-Denis. Dans cette première affaire, la Cour a confirmé le licenciement pour cause réelle et sérieuse de l'intéressée, alors que les Cpam sont des organismes de droit privé avec des salariés relevant du Code du travail et d'une convention collective (sauf le directeur et l'agent comptable, qui sont agents de droit public) et qu'en outre, la salariée en question ne travaillait pas au contact du public. Mais la Cour a jugé que "les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l'ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé et que, si les dispositions du Code du travail ont vocation à s'appliquer aux agents des caisses primaires d'assurance maladie, ces derniers sont toutefois soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu'ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires" et cela "peu importe que la salariée soit ou non directement en contact avec le public".
C'est la première fois que la Cour de cassation affirme ainsi que les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l'ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé.

Une crèche associative ne gère pas un service public

Dans le second arrêt du même jour, le raisonnement est différent. La crèche associative Baby Loup est bien - comme la Cpam de Seine-Saint-Denis - un organisme de droit privé avec des salariés relevant du Code du travail. Mais, en dépit de sa mission d'intérêt général, elle n'est pas considérée comme une personne privée gérant un service public. Dès lors, elle entre dans le droit commun des entreprises, qui ne peuvent licencier une salariée en invoquant le principe de laïcité et au seul motif qu'elle porte le voile (articles L.1121-1, L.1132-1, L.1133-1 et L.1321-3 du Code du travail, intégrant les dispositions de la directive de l'Union européenne du 27 novembre 2000). Dès lors, les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et être proportionnées au but recherché. Le licenciement reste ainsi possible, par exemple, si le refus de retirer le voile met en danger l'intéressée, les autres salariés ou des tiers. Mais cette hypothèse peut difficilement s'appliquer au cas d'une crèche. Or le règlement intérieur de l'association Baby Loup prévoyait une clause générale de laïcité et de neutralité, applicable à tous les emplois de l'entreprise. Dans ces conditions, la Cour de cassation a jugé que "la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l'article L.1321-3 du Code du travail et que le licenciement, prononcé pour un motif discriminatoire, était nul [...]". La Cour a donc cassé l'arrêt de la cour d'appel de Versailles qui avait déclaré fondé le licenciement de la salariée voilée (voir nos articles ci-contre du 13 septembre et du 28 octobre 2011).

Proposition de loi : du neuf avec du vieux ?

En l'occurrence, la Cour de cassation ne fait que dire le droit. Il reste que l'on peut estimer que de tout jeunes enfants - et leurs parents - n'ont pas à être exposés au prosélytisme vestimentaire d'une salariée d'une structure privée d'accueil de la petite enfance. Mais il faudrait pour cela une base légale - et conforme à la Constitution -, dont la Cour de cassation a jugé qu'elle n'existe pas en l'état actuel du droit.
Sur ce point, l'annonce, par Eric Ciotti, du prochain dépôt d'une proposition de loi - d'autres pourraient suivre rapidement - peut sembler un peu prématuré. Une proposition de loi - inspirée déjà par l'affaire Baby Loup, comme l'indique son exposé des motifs - est en effet en cours d'examen au Parlement, même si elle semblait jusqu'alors quelque peu enlisée. Cette proposition de loi "visant à étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité" a été déposée par Françoise Laborde, sénatrice (RDSE, radicale) de Haute-Garonne, en octobre 2011. Après des débats animés, elle a été adoptée en première lecture par le Sénat, le 17 janvier 2012 (voir nos articles ci-contre du 30 novembre 2011 et du 18 janvier 2012). Depuis lors, elle attend d'être examinée par l'Assemblée nationale, qui n'a toujours pas désigné de rapporteur. Mais l'arrêt de la Cour de cassation pourrait bien lui valoir un soudain regain d'intérêt...

Référence : Cour de cassation, chambre sociale, arrêt n°536 du 19 mars 2013, Mme Fatima X... c/ association Baby Loup ; arrêt n°537 du 19 mars 2013, Mme X... c/ caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis, et autres.  

 

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