Ouverture à la concurrence du ferroviaire : de la friture sur la ligne

Auditionnés par le Sénat pour dresser un premier bilan de l’ouverture à la concurrence du ferroviaire, les représentants de SNCF Voyageurs d’un côté, de Transdev, Trenitalia et Renfe de l’autre, ne sont guère en ligne. Si le premier trouve que "les choses ont plutôt bien fonctionné", les seconds dénoncent un véritable parcours du combattant les empêchant de livrer bataille à armes égales. Paperasserie, manque de transparence, connivences au sein du groupe historique, voire au-delà, sont autant de freins dénoncés.

"Les choses ont plutôt bien fonctionné". Auditionné par la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, ce 29 janvier, Christophe Fanichet, PDG de SNCF Voyageurs, a tiré un premier bilan globalement positif de l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire conventionné, avec "plus de qualité pour les voyageurs et moins de coûts pour les autorités organisatrices". Le fait que "sur les 8 premiers appels d’offres, 5 ont été remportés par SNCF Voyageurs" n’y est sans doute pas étranger, même si le dirigeant insiste a contrario sur le fait qu’ "autrement dit, 3 ont été attribués à d’autres opérateurs", y voyant "la preuve que ces premiers appels d’offres ont permis une véritable compétition". Et de conclure : "Il n’y a, selon moi, pas de barrière à l’entrée".

Barrière administrative

Pour ses concurrents, le sentiment est toutefois bien différent. Non pas sur les vertus de la concurrence, laquelle fait l’unanimité chez les personnes auditées : "L’ouverture à la concurrence avait trois objectifs qui sont aujourd’hui atteints : une maîtrise des coûts par la collectivité publique – quel que soit l’opérateur qui remporte l’appel d’offres, les coûts pour la collectivité publique diminuent ; une augmentation du service ; enfin, mieux de service", récapitule ainsi Alix Lecadre, directrice ferroviaire de Transdev ; mais sur le parcours du combattant imposé aux nouveaux entrants pour espérer pouvoir contester l’opérateur historique. "En Allemagne, un appel d’offres c’est environ 60 pages. [En France], on vient de remettre une réponse, il y a 1.000 documents – je n’ai pas dit pages – dans la réponse. Cela demande des moyens techniques, humains, d’analyse juridique et financière, en termes d’exploitation, etc. qui sont considérables et bien évidemment peu atteignables par une start-up. Ce n’est pas un hasard si, autour de la table, il n’y a que des grands groupes", pointe la dirigeante. Un défi d’autant plus grand alors que "nous aurons cette année environ 8 appels d’offres à mener quasi concomitamment", souligne-t-elle.

À armes inégales

Un combat d’autant plus difficile que les concurrents de l’opérateur historique ne bénéficient semble-t-il toujours pas des mêmes armes. "Quand j’ai ouvert à la concurrence, le combat entre Transdev et la SNCF n’était pas très équitable. D’ailleurs, on a dû saisir l’ART", rappelle le sénateur Franck Dhersin (l’Arafer à l’époque – voir notre article du 23 avril 2019). "Les différents recours qui ont pu être effectués auprès de l’Autorité de régulation des transports par les régions Sud et Hauts-de-France ont permis des avancées significatives sur le contenu des données qui nous sont mises à disposition", salue Alix Lecadre, pour qui on n’est toutefois pas encore "arrivé au bout du chemin". "Les data rooms qui accompagnent les appels d’offres sont extrêmement lacunaires", déplore-t-elle. Dans le détail, elle juge que "les données sur le matériel roulant restent de qualité plus ou moins exploitable". Et que les données sociales restent trop lacunaires : "Le cadre législatif donne une maille d’informations qui reste trop générale […]. Selon les régions, on dispose, ou pas, des données sur le lieu de prise de service des personnels, une donnée essentielle pour avoir un dialogue de qualité […]. Le cadre de branche est encore incomplet et ne permet pas à un nouvel entrant de chiffrer l’intégralité des coûts […]. Lorsqu’on a remporté Marseille-Nice en décembre 2021 (voir notre article du 8 septembre 2021), nous n’avions aucune idée des cotisations sociales des personnels cheminots qui seraient appliquées. La façon de les calculer ne nous a été communiquée qu’il y a quelques mois", prend-elle exemple pour souligner "le risque économique que nous prenons sur ces appels d’offres".

Des lots trop gros pour être honnêtes ?

De manière générale, Alix Lecadre plaide pour que "les périodes de pré-exploitation soient redimensionnées et dépassent les 16 mois légaux de la procédure" afin, notamment, de "faciliter le dialogue social". Un allongement d’autant plus indispensable que certains lots sont, selon elle, surdimensionnés. "Si on veut de la concurrence, il faut des lots qui aient une taille accessible pour une majorité d’entreprises et [qui soient] socialement gérables. Vous ne retrouverez pas Transdev sur des lots à 12 millions de trains-kilomètres. Il faut être sérieux. Cela fait plus d’un millier d’agents à transférer […]. Pour Marseille-Nice, nous avons reçu un par un, et certains plusieurs fois, les 167 personnes qui devaient être transférées. Comment fait-on pour recevoir 1.000 agents en 16 mois ?", interroge-t-elle. Et la dirigeante de se demander si le fait que "certains lots actuellement composés par les régions, qui sont absolument inabordables pour les concurrents", ne seraient pas ainsi élaborés "en connaissance de cause".

L’intégration verticale du groupe SNCF mise en cause

Côté service librement organisé – "où l’opérateur historique exerce encore un quasi-monopole de fait", note le sénateur Longeot –, c’est le même air du harcèlement administratif, du manque de transparence et des connivences qui est sifflé. Au cœur des critiques, un processus d’homologation et de certification jugé anormalement long et sourcilleux. "Quatre ans ont été nécessaires pour que l’on puisse utiliser une rame déjà homologuée en Italie et construite en accord avec les toutes les [normes] techniques européennes", enseigne Marco Caposciutti, président de Trenitalia France. Il remarque qu’il lui a fallu moitié de temps en Espagne. Paloma Baena, directrice générale de la stratégie globale de Renfe, confirme. Cela fait trois ans que sa société a entamé le processus d’homologation d’un train "qui roule déjà en Europe" et les dernières prévisions font état d’une homologation à fin… 2028, indique-t-elle. L’Espagnole plaide en conséquence pour "un processus d’homologation dirigé par l’Agence de l’État, sans intervention aucune de l’opérateur historique, avec plus de transparence et de prévisibilité". Elle préconise plus largement une "séparation de SNCF Réseau et de SNCF Voyageurs", considérant que l’actuelle intégration verticale du groupe SNCF "pose des questions d’indépendance dans plusieurs affaires".

Péages trop élevés, retards du déploiement de l’ERTMS…

Parmi les "quelques éléments qui, à [s]on avis, aideraient l’ouverture à la concurrence", pas de scoop. Paloma Baena évoque le déploiement, "crucial", de l’ERTMS (le système européen de gestion du trafic ferroviaire), la publication complète des spécifications techniques du système de sécurité, un certificat de sécurité unique pour tous les réseaux, et non par trajet, un accès amélioré aux tests techniques et à des créneaux de maintenance pour les concurrents de SNCF Voyageurs ou encore la simplification "autant que possible, des critères supplémentaires ajoutés à ceux qui sont déjà prévus par les certificats européens". Marco Caposciutti y ajoute "la nécessité d’une plus grande coordination sur la question des travaux sur les infrastructures", celle de la vente des billets, en faisant en sorte que les opérateurs de la grande vitesse puissent assurer la vente intégrée de billets sur le réseau LGV et sur le réseau régional, comme en Italie. Autre frein mis en avant par l’Italien, "les coûts très élevés des péages – les plus élevés d’Europe".  

Faire contribuer les nouveaux entrants ?

Un coût qui pourrait être encore augmenté si les nouveaux entrants devaient également contribuer, comme le souhaite le sénateur Olivier Jacquin, au fonds de concours mis en place pour financer la régénération des voies. Un fonds qu’alimentent aujourd’hui les bénéfices du groupe SNCF, raison pour laquelle "il est essentiel que l’activité TGV de [SNCF Voyageurs] puisse se battre à armes égales avec ses concurrents", plaide cette fois Christophe Fanichet. Ce dernier observe que "le modèle économique de TGV repose sur la péréquation entre les dessertes fragiles économiquement et les dessertes les plus rentables", et que "cette péréquation est réinterrogée par l’essor de la concurrence, car nos concurrents se positionnent sur les seules dessertes profitables. C’est compréhensible, mais cela pose le débat de la soutenabilité du modèle tel qu’il existe", note le dirigeant. Lequel s’est par ailleurs employé à éteindre l’incendie récemment allumé par les déclarations de Jean-Pierre Farandou, PDG du groupe SNCF, au journal Le Progrès le 24 janvier dernier, indiquant que l’activité TGV, "ce n’est pas un service public". "Notre volonté est que le ferroviaire à grande vitesse puisse contribuer durablement à l’aménagement du territoire", a-t-il assuré.

Le "modèle" français contesté

"En Espagne, on a aussi des services commerciaux qui sont profitables et d’autres qui, historiquement, ne le sont pas du tout", grince Paloma Baena, en indiquant que "cela n’a jamais conditionné la qualité de service ou les droits à la mobilité". Guère disposée à mettre au pot, elle observe que "le fonds de concours que vous avez choisi ici comme modèle, c’est vraiment très particulier". On ne le retrouve dans "aucun des pays qui font d’importants investissements sur l’infrastructure", précise-t-elle, en relevant au passage que ces derniers "utilisent bien sûr les fonds européens". Et d’avertir : "En Espagne, on ne répercute pas les coûts de l’infrastructure que l’on a déjà [engagés] ou que l’on va [engager] sur les nouveaux concurrents […]. Les concurrents comme Ouigo ou Trenitalia paient des péages pour l’utilisation [des voies], mais pas pour l’investissement".

Aménagement du territoire : hors la SNCF, point de salut ?

Les concurrents de l’opérateur historique français n’entendent pas non plus se voir administrer des leçons d’aménagement du territoire. Marco Caposciutti souligne que "depuis l’ouverture à la concurrence du marché italien, en 2012", le nombre de gares desservies par les services grande vitesse de Trenitalia a plus que doublé, "passant de 52 à 113". Et de faire observer que sa stratégie est la même en France, visant "un équilibre entre les grandes villes et la desserte des territoires". Il rappelle ainsi que sa ligne Lyon-Milan dessert notamment "Chambéry, Saint-Jean-de-Maurienne et Modane côté français". Et de conclure "qu’il est possible [d’assurer] le service grande vitesse et de desservir les territoires sans la nécessité de l’imposer par la loi – Trenitalia France est la démonstration que nous pouvons desservir les territoires avec un régime de libre marché". "On dessert surtout les petites et moyennes gares", met également en avant Paloma Baena, citant "Aix-en-Provence, Avignon, Nîmes, etc.". 

Et d’avancer encore pour preuve que l’opérateur espagnol vient de remporter un appel d’offres pour rouvrir, dans le Piémont, une ligne d’équilibre du territoire fermée depuis 13 ans. En France, c’est Transdev qui a récemment été choisi par la région Grand Est pour rouvrir la ligne Nancy-Contrexéville (voir notre article du 24 mai). "Un allotissement assez particulier et expérimental dont j’espère qu’on démontrera la pertinence […] sur certaines petites lignes", indique Alix Lecadre, tout en prévenant qu’"on ne peut pas le décalquer partout de façon systématique et indifférenciée". Dans le même temps, et après avoir mis en évidence "l’envie de train" exprimée par les Français et "une dynamique de croissance de tous les trafics", Christophe Fanichet confirmait au sénateur Guillaume Chevrollier une réduction de 5% de l’offre de TGV sur la gare de Laval, ou son incapacité à répondre à la saturation de la ligne Paris-Bordeaux. Et d’avouer : "Je n’ai pas de train."