Commande publique - Modifications unilatérales du contrat : le juge peut-il s'immiscer dans les relations contractuelles ?

Au cours de la 162e session d'études organisée par l'Apasp les 25 et 26 novembre dernier sur "Le contentieux de l'exécution des marchés publics de travaux", Daniel Guilmain, avocat au barreau de Lille, est revenu sur l'actualité jurisprudentielle et plus particulièrement sur l'étendue des pouvoirs du juge en matière de modifications unilatérales du contrat par l'acheteur public. La question de l'extension de la jurisprudence dite "Béziers II" (Conseil d'Etat, 21 mars 2011, n°304806) était d'actualité : le juge peut-il annuler une mesure d'exécution d'un contrat, autre que la décision de résiliation, et ordonner sa remise en état initiale ? Un arrêt récent du 25 octobre 2013 du Conseil d'Etat met fin à l'incertitude, jugeant qu'une mesure d'exécution, n'ayant ni pour objet, ni pour effet de mettre fin aux relations contractuelles, ne peut faire l'objet d'une demande d'annulation ou de suspension par le cocontractant de l'administration.

Le recours institué par la décision du Conseil d'Etat "Béziers II" donne la possibilité pour le cocontractant de l'administration de demander l'annulation d'une mesure de résiliation qu'il estime illégale, en vue de la reprise des relations contractuelles.
Un jugement du tribunal administratif (TA) de Lille du 20 février 2013, Lyonnaise des eaux France et Eaux Nord, a semblé étendre cette jurisprudence aux autres mesures prises par la personne publique, telles que les modifications unilatérales du contrat. Dans cette affaire, une convention de délégation de service public (DSP) en matière d'eau potable et d'assainissement avait été conclue entre la communauté urbaine de Lille et la Lyonnaise des Eaux et sa filiale locale, la société des Eaux du Nord. Pendant l'exécution de la convention, la communauté urbaine a pris de façon unilatérale deux décisions (révision du prix de l'eau, reversement de provisions). Saisi du litige, le TA de Lille a annulé les deux décisions et a ordonné la remise en état initiale du contrat. Les parties ayant conclu une transaction, l'affaire n'a pas été portée devant les juridictions supérieures.
Selon Daniel Guilmain, ce jugement peut être rapproché de l'arrêt du 21 mars 2011 (Béziers II) , dans la mesure où le juge adopte un raisonnement similaire : "Au nom de l'intérêt du cocontractant, le juge du contrat est fondé à rétablir une situation antérieure." Pour l'intervenant, il s'agirait d'un recours en restitution d'un contrat dans son état initial, le contrat n'ayant pas été résilié, et non d'un recours en reprise des relations contractuelles. Toutefois, comme dans Béziers II, le juge du TA annule les modifications prises par la personne publique et ordonne la remise du contrat en l'état où il se trouvait avant les modifications, précise Daniel Guilmain. Le juge semble ainsi contourner l'impossibilité de principe pour le cocontractant de l'administration de contester devant lui une décision d'exécution du contrat.

L'impossibilité pour le juge d'annuler une mesure d'exécution d'un contrat public

Le juge peut-il annuler d'autres mesures d'exécution du contrat, autre que la décision de le résilier ? L'arrêt du 21 mars 2011 ne le précise pas. Le rapporteur public avait alors laissé la porte ouverte à une évolution future de la jurisprudence en matière de modifications unilatérales du contrat.
Selon Daniel Guilmain, la question restait posée jusqu'à l'intervention récente de la décision du Conseil d'Etat du 25 octobre 2013. En effet, par cet arrêt, le Conseil d'Etat est venu clore définitivement le débat. "Une mesure d'exécution (en l'occurrence, la décision d'interrompre l'une des prestations prévues par un marché à bons de commande) d'un contrat n'ayant ni pour objet ni pour effet de mettre fin aux relations contractuelles n'est pas au nombre de celles dont le cocontractant de l'administration est recevable à demander l'annulation au juge du contrat et sa suspension au juge des référés. Seul est ouvert un droit à indemnisation", précise l'arrêt. Cet arrêt confirme que la jurisprudence Béziers II ne vaut que pour la décision de résiliation. Le jugement du TA de Lille restera donc isolé, a commenté l'intervenant.

Quand une interruption constitue une simple mesure d'exécution du contrat

En l'occurrence, il s'agissait d'un marché à bons de commande sans minimum ni maximum passé entre la région Languedoc-Roussillon et une association pour les années 2011 et 2012, pour des actions de formation concernant le brevet professionnel de la jeunesse, de l'éducation populaire et des sports. Le marché est reconduit pour la période 2013-2014. Toutefois, ayant relevé des manquements de l'association à ses obligations contractuelles, la région a mis fin à la prestation de formation, objet du bon de commande. Contestant cette mesure, l'association a saisi le juge des référés du tribunal administratif pour demander l'annulation ainsi que la suspension de l'exécution de la décision d'interruption du bon de commande. Le tribunal a fait droit à sa demande, se fondant sur la circonstance selon laquelle cette décision aurait causé un préjudice financier trop important à l'association. La région forme alors un pourvoi devant le Conseil d'Etat.
La Haute Juridiction rappelle d'abord le principe selon lequel "les parties à un contrat ne peuvent pas demander au juge l'annulation d'une mesure d'exécution de ce contrat, mais seulement une indemnisation du préjudice qu'une telle mesure leur a causé".
Une telle interruption constitue une simple mesure d'exécution du contrat, considère le Conseil d'Etat. En effet et comme l'avait relevé le tribunal administratif, "la décision attaquée avait pour objet non de résilier le marché à bons de commande conclu avec cette association mais seulement d'interrompre l'exécution de l'une des prestations prévues par un bon de commande". Le juge n'ayant pas pris en compte les conséquences de cette constatation a commis une erreur de droit, puisqu'une telle mesure n'est pas "au nombre de celles dont le cocontractant de l'administration est recevable à demander l'annulation au juge du contrat et la suspension de l'exécution au juge du référé". L'association n'était donc pas recevable à demander l'annulation de la décision d'interrompre l'une des prestations prévues au marché. L'ordonnance du juge des référés est annulée.

L'Apasp

Références : Conseil d'Etat, 25 octobre 2013, Région Languedoc-Roussillon, n°369806 ; Communiqué de presse du tribunal administratif de Lille sur l'arrêt du 20 février 2013, Société Lyonnaise des eaux France-Société Eaux du Nord-Préfet du Nord ; Conseil d'Etat, 21 mars 2011, n°304806 ; Conseil d'Etat, 15 novembre 2012, n°354255.
 

Focus sur le contentieux de l'exécution des marchés publics de travaux...

Réception des travaux, avenants ou encore sous-traitance sont autant de thématiques qui ont été abordées lors de la 162e session d'études organisée par l'Apasp. Les conseils et recommandations des intervenants devraient permettre de limiter le risque contentieux lié à l'exécution des marchés publics de travaux.

Charles Pareydt, avocat, et Louis Roessel, ingénieur des hôpitaux de Strasbourg, ont apporté un éclairage, à la fois juridique et pratique, sur la question de la réception des travaux. Peu détaillée par le CCAG Travaux (article 41.2), la réception des travaux n'en reste pas moins une phase cruciale dans un marché public puisqu'elle déclenche le point de départ des délais de garantie. Cette dernière doit être suffisamment préparée et étudiée en amont, selon les deux intervenants. Les acheteurs publics "ont tout à gagner à anticiper et décrire les procédures souhaitées dans les pièces de marché, plutôt que d'essayer de gérer des situations non prévues", a recommandé Charles Pareydt. Par ailleurs, le calendrier général des travaux doit inclure de manière précise les vérifications préalables et envisager un mécanisme de suivi des travaux pour éviter tout problème lors des opérations préalables à la réception (OPR).
Le thème des avenants a suscité un vif intérêt auprès des participants. Jean-Marc Peyrical, président de l'Apasp, est revenu sur l'actualité européenne. Lors des dernières négociations, les projets de directives européennes ont posé le principe de l'interdiction des modifications substantielles du contrat. Pour tout contrat précédé d'une mise en concurrence, les modifications substantielles seraient celles qui auraient pu avoir une influence sur la sélection des candidats, celles qui modifient l'équilibre économique du contrat en faveur de son titulaire et enfin celles qui modifient considérablement son champ d'application. Celles qui dépassent 5% du prix du contrat et le seuil d'application de la directive seraient aussi concernées. Toutefois, ce pourcentage de base serait susceptible d'être relevé à 10%, selon Jean-Marc Peyrical.
Clôturant cette 162e session d'études, Séverin Abatucci, directeur juridique de la Fédération française du bâtiment, a sensibilisé les participants aux problématiques de la sous-traitance. Il existe un principe selon lequel le sous-traitant a droit au paiement direct de ses prestations. Pour en bénéficier, le sous-traitant doit toutefois avoir été déclaré par le titulaire du marché et ses conditions de paiement agréées par le maître d'ouvrage dans un acte dit "acte spécial de sous-traitance ou agrément". Cette déclaration est prévue et réglementée aux articles 119 du Code des marchés publics et 3.6 du CCAG travaux. Depuis peu, elle doit être signée par le sous-traitant. Un arrêt du Conseil d'Etat du 15 novembre 2012, n°354255 rappelle que le sous-traitant n'a droit au paiement direct que des sommes prévues dans la déclaration. Pour éviter des réclamations futures, un acte spécial modificatif peut être prévu si des travaux supplémentaires interviennent en cours de chantier. 
 

Apasp