Mal-logement : la fondation Abbé-Pierre appelle à une "remobilisation générale"
La vingt-huitième édition du rapport sur le mal-logement de la fondation Abbé-Pierre est présentée ce 1er février 2023, à Paris. Poids du logement dans des budgets de plus en plus contraints par l’inflation, "recrudescence du sans-abrisme" et enfants à la rue, production insuffisante de logements sociaux et organismes HLM fragilisés… Plusieurs signaux sont au rouge, selon la fondation qui appelle à une forte "remobilisation" du gouvernement. Le ministre Olivier Klein est en particulier attendu sur l’acte 2 du Logement d’abord, dont il devrait annoncer les principaux contours. Outre la réactualisation des chiffres du mal-logement et l’analyse des tendances actuelles, la fondation Abbé-Pierre met l’accent cette année sur les fragilités particulières des femmes face au mal-logement.
Depuis la présentation du rapport 2022 de la fondation Abbé-Pierre (voir notre article), il y a eu le déclenchement de la guerre en Ukraine, la hausse des prix et en particulier ceux de l’énergie, mais aussi l’élection présidentielle. Dans ce contexte d’inflation et alors que "le poids du logement ne cesse d’augmenter dans le budget des ménages" - près de 28% en 2021 contre 20 en 1990, selon l’Insee -, le logement, "premier poste de dépense des ménages, devrait être un des premiers sujets de préoccupation de l’action publique", a plaidé Christophe Robert, délégué général de la fondation Abbé-Pierre, le 26 janvier 2023 lors d’une conférence de presse de présentation du nouveau rapport sur le mal-logement.
Or, "on est très étonné par la faiblesse de la prise en compte de ce sujet par les politiques publiques aujourd’hui", déplore-t-il, rappelant que seulement deux mesures sur le logement figuraient dans le programme du président-sortant candidat à sa réélection. Ou encore que les associations ont dû monter au créneau pour qu’une concertation du Conseil national de la refondation (CNR) se penche spécifiquement sur la question du logement (voir notre article).
Encore trop d’enfants à la rue
Pour Christophe Robert, qui co-anime cette concertation, les signaux d’alerte justifiant une mobilisation du gouvernement sont pourtant nombreux. Malgré le maintien des 40.000 places d’hébergement d’urgence créées pendant la crise Covid, le gouvernement ayant renoncé en novembre dernier à en supprimer (voir notre article), on assiste pour le délégué général de la fondation à "une recrudescence du sans-abrisme", avec quelque 6.000 demandes d’hébergement non pourvues en octobre 2022, alors que ce chiffre était de l’ordre de 3.500 en début d’année. Il ajoute que fin décembre, quelque 4.000 personnes en famille sans solution étaient recensées, dont 1.000 enfants, soit une "situation extrêmement préoccupante" malgré la promesse du ministre du Logement sur ce sujet (voir notre article).
Pour rappel, le rapport annuel de la fondation Abbé-Pierre compile les données sur le mal-logement autour de cinq dimensions : l’absence de domicile personnel, les difficultés d’accès au logement, les mauvaises conditions d’habitat, les difficultés pour se maintenir dans son logement et les blocages des parcours résidentiels, et les inégalités territoriales. Lorsque les données ne sont pas actualisées depuis longtemps, comme c’est le cas sur le sans-abrisme, la fondation peut procéder à des estimations ; sur la base de différentes sources, dont les recensements locaux réalisés lors des "nuits de la solidarité", elle retient ainsi le chiffre de 330.000 personnes sans domicile en 2022.
Chaque édition du rapport approfondit également une thématique. Cette année, le "genre du mal-logement" (voir notre encadré ci-dessous).
Des organismes HLM triplement fragilisés financièrement
Autres motifs d’inquiétude pour Christophe Robert : les expulsions ayant "repris le rythme pré-Covid" (plus de 2.000 expulsions collectives en 2022, contre 1.300 l’année précédente), une hausse des impayés constatée fin 2022 par la moitié des bailleurs sociaux, les prix élevés du logement dans de nombreux territoires (littoraux, ouest, sud, zones frontalières à l’est, villes moyennes…) ou encore un tableau "bien sombre" sur le front de la production. D’une manière générale, selon le rapport, la construction "stagne en-dessous de 400.000 logements par an" : 378.000 mises en chantier en 2022, contre 437.000 en 2017.
La production de logements sociaux est, elle, passée en-dessous de la barre des 100.000 par an, "très loin donc de l’objectif gouvernemental de construire 250.000 logements sociaux au cours des deux dernières années" et alors que 2,3 millions de ménages sont en attente d’un logement social. Trois raisons sont invoquées par la fondation Abbé-Pierre : la réduction des capacités financières des organismes HLM (soit moins 1,3 milliard d’euros par an), la hausse de la TVA depuis 2018 (moins 500 millions par an) et la hausse des taux d’intérêt et du livret A (hausse de la dette des bailleurs "de près de 2 milliards par an").
La faible production de logements très sociaux est d’ailleurs le point noir du plan Logement d’abord, selon la fondation Abbé-Pierre. "Ça stagne" à un niveau de 30.000 logements par an, alors que l’objectif du gouvernement était de 40.000, rappelle Christophe Robert.
"Faire monter en puissance la politique du Logement d’abord"
Sur la mise en œuvre du premier plan Logement d’abord, la fondation Abbé-Pierre reconnaît toutefois des avancées en matière d’intermédiation locative (37.000 places créées pendant le précédent quinquennat, l’objectif était de 40.000), de pensions de familles (6.400 places, l’objectif était de 10.000) et d’attribution de logements sociaux aux personnes sortant de l’hébergement ou sans abri (taux d’attribution passé de 3,9% à 6,3% entre 2017 et 2021).
A la maison de la Mutualité ce 1er février, lors de la présentation officielle du rapport de la fondation Abbé-Pierre, Olivier Klein, ministre du Logement, devrait annoncer les principales orientations de l’acte 2 du plan Logement d’abord. "Il faut mettre beaucoup plus le paquet pour faire monter en puissance cette politique du Logement d’abord alors qu’on compte aujourd’hui 330.000 personnes sans domicile fixe, c’est-à-dire plus du double par rapport à 2012", insiste Christophe Robert.
Une proposition de loi sur le mal-logement pour mobiliser le Parlement
Estimant que les politiques actuelles sont "à trop courte vue", la fondation exprime également des attentes fortes sur le terrain de la lutte contre la précarité énergétique et l’habitat dégradé. Ainsi, le dispositif MaPrimeRénov’ "monte en charge" mais "reste insuffisant pour favoriser les rénovations globales", avec un reste à charge trop élevé. "C’est en moyenne 33% du montant des travaux qu’il reste à payer aux ménages très modestes (52% pour les ménages modestes), d’après les calculs de France Stratégie en 2021", relève le rapport, "bien loin du 10% de reste à charge promis, après mobilisation de toutes les aides (y compris certificats d’économies d’énergie et aides locales)".
Demandant une "remobilisation générale", la fondation résume ainsi les "six grands axes" identifiés pour diminuer le mal-logement : "généraliser le Logement d‘abord pour viser l‘objectif ‘zéro personne sans domicile’, produire 150.000 logements vraiment sociaux par an, encadrer les marchés immobiliers pour faire baisser les prix, éradiquer les passoires énergétiques en 10 ans et résorber l‘habitat indigne, déclencher un choc de redistribution". Et annonce qu’elle va décliner ces axes dans une proposition de loi, "dans l’espoir d’inciter la nouvelle Assemblée nationale à s’emparer du sujet".
C’est la question que s’est posée la fondation Abbé-Pierre dans son vingt-huitième rapport. Question complexe car, par exemple, si les femmes sans abri sont minoritaires, elles sont davantage fragilisées et en situation d’insécurité lorsqu’elles se retrouvent à la rue. "Il y a quand même des différences importantes, en particulier quand on regarde les mères célibataires", souligne Manuel Domergue, directeur des études de la fondation Abbé-Pierre. En effet, le risque d’être concerné par la crise du logement est de 40% pour des femmes seules avec un enfant et jusqu’à 59% s’il y a trois enfants et plus, contre 20% pour l’ensemble des ménages, selon des calculs de la fondation à partir de données 2013 de la dernière enquête logement de l’Insee. L’étude s’intéresse à quatre moments de vie que sont la décohabitation, la séparation conjugale, l’héritage et le veuvage, pour identifier les différences de parcours entre hommes et femmes. Les jeunes femmes décohabitent plus tôt, à 21 ans en moyenne contre 23 chez les hommes. Cela peut être une "période de vulnérabilité, de basses ressources" et de "dépendance" par rapport à un compagnon, avec des "risques de violences sexuelles et d’emprise", rapporte Manuel Domergue, qui s’appuie notamment sur les témoignages d’associations. "36% des femmes à la rue ont été victimes de violences" dans leur famille, ajoute-t-il. Ce "facteur de décohabitation" est également très important concernant les jeunes LGBT. En cas de séparation, "les pertes de revenu sont beaucoup plus fortes pour les femmes" et, même lorsqu’il y a violences, l’absence de solution de repli contraint parfois les femmes à revenir au domicile. "Malgré les progrès des dernières années, le nombre de places dédiées (9.876) reste insuffisant par rapport aux besoins" et "40% des femmes victimes de violences en demande d’hébergement seraient sans solution", mentionne le rapport. Même s’il s’améliore, l’accès au logement social des familles monoparentales reste également insuffisant dans les zones tendues et pour les plus pauvres. Manuel Domergue note une "prise de conscience" sur la prise en compte des femmes victimes de violences dans l’attribution de logements sociaux, qui a progressé pour ces femmes de 40% en quatre ans. Les inégalités entre hommes et femmes ont trait également au patrimoine – avec un écart qui s’est creusé de 9 à 16% entre 1998 et 2015 – et à l’héritage. Selon "une pratique discriminatoire fréquente, (…) les hommes, perçus comme des héritiers plus fiables, héritent des ’biens structurants’ – biens immobiliers mais aussi entreprises et actions – les femmes reçoivent le plus souvent une compensation financière de valeur inférieure", peut-on lire dans le rapport. Enfin, les femmes vivent plus longtemps et sont donc plus nombreuses à être veuves, avec des pensions de retraite inférieures de 40% en moyenne par rapport à celles des hommes et un taux de pauvreté moyen de 12%, contre 4% chez les veufs. La fondation ajoute que, globalement, le mal-logement pèse davantage au quotidien sur les femmes qui sont plus souvent "dans la ‘sphère domestique’ (tâches ménagères, éducation des enfants…)". En outre, les femmes "assument majoritairement les démarches" pour sortir du mal-logement, ce qui peut les "[conduire] à avoir la charge de la gestion des dépenses courantes et à endosser la pression des créanciers en cas de dettes". La fondation Abbé-Pierre n’appelle pas à différencier la politique de lutte contre le mal-logement en fonction du genre, mais à former davantage les professionnels, à renforcer le nombre de places – dispositifs spécialisées, logement social - destinées aux femmes en situation de fragilité et à lutter globalement contre les discriminations et les inégalités, en premier lieu de ressources. C. Megglé |