La filière de l’hydrogène vert en proie aux doutes
Les mauvaises nouvelles se multiplient sur la filière de l’hydrogène vert qui tarde à prendre son envol. En Europe, plombée par de nombreux facteurs, en tête le coût élevé d’une électricité décarbonée nécessaire en grande quantité, elle peine à être compétitive, et la demande fait en conséquence défaut. Dans un même élan, industriels, État et collectivités revoient à la baisse, suspendent ou abandonnent certains de leurs projets et prévisions. Certains n’y voient qu’un retard à l’allumage, et appellent à ne pas enterrer trop vite une technologie encore en développement. Parmi d’autres, les régions Occitanie et Grand Est, qui ont fortement investi dans la filière, veulent croire à un avenir meilleur.

© Frédéric Fortin/ Le chantier d'Elogen à l'arret
C’est un trou de verdure où s’élevait depuis plusieurs mois une gigafactory prometteuse. Mais depuis début février, elle dort. Ses piliers restent désespérément dressés dans une vaine prière vers le ciel. Au parc de l’oratoire de Vendôme, pour l’usine de production d’électrolyseurs d’Elogen – l’un des projets sélectionnés en 2022 dans le cadre du "projet important d’intérêt européen commun" (Piiec) Hy2Tech autorisé par la Commission européenne (voir notre article du 28 septembre 2022) –, la messe est dite. Elle ne verra pas le jour. "Dans un contexte de marché difficile pour l’hydrogène vert, Elogen n’a pas obtenu de commandes significatives en 2024 et affiche un Ebitda (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) négatif de 33 millions d’euros au titre de l’exercice 2024", a annoncé le 10 février le groupe GTT, dont Elogen est une filiale.
Mauvaises nouvelles en escadrille
Si une bécasse ne fait pas l’hiver, les mauvaises nouvelles ont tendance à voler en escadrille sur la production de l’hydrogène vert. Toujours en région Centre-Val de Loire, le 27 février, la communauté de communes Loches Sud Touraine décidait de se retirer de la SEM Hy’Touraine – projet lauréat en 2022 de l’appel à projets Ecosystèmes territoriaux d’hydrogène (voir notre article du 1er février 2023) – au motif qu’"aucun élément concret ne permet d’envisager des retombées significatives pour le territoire dans les domaines visés par l’objet social de la SEM" – soit, à gros traits, le développement et la promotion de la production et de l’utilisation de l’hydrogène renouvelable ou bas-carbone. "On est en train de s’apercevoir que l’hydrogène, ça ne fonctionne pas. On ne trouve pas d’usage", indique le président de l’EPCI, Gérard Hénault, à la presse locale. Les mauvaises nouvelles dépassent de loin cette seule région. Le 5 février, la Commission nationale du débat public prenait officiellement acte de la suspension du projet HyVence de production d’hydrogène à Fos-sur-Mer, conséquence de la mobilisation contre le parc de panneaux photovoltaïques devant alimenter l’usine d’hydrogène. Le 7 février, FO Airbus dévoilait dans un tract le "coup de frein" donné par l’avionneur au projet avion à hydrogène "ZEROe", avec un report de l’entrée en service des technologies hydrogènes de 5 à 10 ans, pour un objectif initialement fixé à 2035. Tout en affirmant sa volonté de développer un avion à hydrogène commercialement viable, l’entreprise confirmait que certains développement étaient "plus lents que prévu". Toujours en février, le chimiste Chemours (ex-DuPont), du fait d’une baisse de la demande de produits destinés au marché de l’hydrogène, annonçait "mettre l’hydrogène en pause". Singulièrement la production d’une membrane utilisée pour l’électrolyse de l’eau, qui devait entrainer l’extension – soutenue par l’État et la région, le ministre Lescure avait même fait le déplacement en janvier 2023 — de l’usine du chimiste dans l’Oise, désormais suspendue. Plus encore, le site devrait tout simplement fermer ses portes à l’été, décision notamment motivée par l’interdiction de PFAS utilisés dans cette installation – utilisation d’ailleurs mise en cause (voie notre article du 6 juin 2023) – et plus généralement par la réglementation européenne en la matière (en 2023, la CJUE a rejeté un pourvoi de l’entreprise visant à annuler l’identification d’une de ses substances comme extrêmement préoccupante, au titre du règlement Reach).
Une situation entérinée par la PPE3
Dans son baromètre 2024 sur le déploiement de l’hydrogène en France publié le 28 janvier dernier, France Hydrogène, association qui fédère 410 membres de la filière, se veut optimiste, en faisant état d’une "légère progression" de la production. Tout en relevant qu’elle est "en deçà de la capacité identifiée par la filière". Seul vrai motif de consolation : le "fort dynamisme" en matière de déploiement des stations de distribution, "principalement en Île-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et Bourgogne–Franche-Comté".
Mais sur le front de la production, beaucoup commencent à prendre leur perte. À commencer par l’État, qui acte la situation dans sa version actuellement soumise à consultation de troisième programmation pluriannuelle de l'énergie, comme nous le relevions : "Les objectifs en matière d’hydrogène sont en recul avec 4,5 GW d’électrolyse en 2030 et 8 GW en 2035 pour prendre en compte ‘la réalité industrielle (de la filière) et des contraintes technico-pratiques’" (voir notre article du 10 mars). Un dernier objectif à la baisse que Philippe Boucly, président de France Hydrogène, juge "essentiel" de tenir, "pour redonner de la confiance et de la visibilité aux industriels".
Une situation qui contraint également la région Grand Est à actualiser sa stratégie hydrogène 2020-2030 – le nouveau plan d’action sera examiné ce 27 mars en séance plénière. "La filière hydrogène connaît un développement au rythme saccadé", un "déploiement moins rapide que prévu", concède le bilan à mi-parcours, en observant que l’évolution considérable du contexte énergétique "rend toujours plus complexe la prospective sur l’avenir de l’hydrogène". La région entend en conséquence "changer de paradigme : d’une intervention globale en faveur de la filière à un accompagnement plus spécifique de projets structurants".
Une crise mondiale
La France n’est, de loin, pas la seule concernée par le phénomène. Fin décembre, IFP Énergies nouvelles (IFPEN) observait qu’à l’échelle mondiale, "près de 75% des projets annoncés sont confrontés à des retards liés aux coûts de financement et de matériels, au manque de clarté de la réglementation ainsi qu'au manque de maturité technologique". Et de conclure : "Le marché de l’H2 renouvelable est encore en gestation." "Des coûts élevés persistants, la lenteur des politiques d’habilitation et la demande insuffisante continuent de remettre en cause la décarbonisation (…) via de l’hydrogène bas-carbone", acte le dernier rapport annuel du pétrolier BP, publié le 6 mars dernier. Quelques jours plus tôt, le pétrolier faisait lui aussi part d’une "réinitialisation" complète de sa stratégie : i.e. augmenter ses investissements dans le gaz et le pétrole et "discipliner" ses investissements dans la transition, avec notamment des "projets limités dans l’hydrogène". Avec au passage l’arrêt de son projet HyGreen Teesside, qui se voulait pourtant "l’une des plus grandes installations d’hydrogène vert" outre-Manche. Sur X, le fondateur du think tank Bloomberg New Energy Finance, Michael Liebreich, se plait à égrener semaine après semaine les différents déboires de la filière avec le hashtag #HydrogenSoufflé.
En Europe, des yeux plus grands que le ventre ?
L’Europe, qui se rêvait en championne de l’hydrogène – comme plusieurs de ses États membres d’ailleurs, à commencer par l’Allemagne et la France (voir notre article du 24 janvier 2023) –, est particulièrement touchée. Sans surprise, tant les alertes ont été nombreuses.
Dans une "étude Sisyphe" (tout un programme !) publiée en avril 2024, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) observait "un écart notable entre l’objectif européen et la projection de la demande en hydrogène bas-carbone de l’Europe d’ici 2040", faisant notamment état "d’incertitudes fortes sur la conversion des utilisateurs ‘historiques’ d’hydrogène fossile : chimie et raffinage" et d’une "perspective de demande limitée pour le transport maritime et routier d’ici 2030". Il estimait qu’ "en 2030, la sidérurgie serait le principal moteur de la demande en hydrogène électrique". Las, cette industrie n’est pas en grande forme (voir notre article du 21 mars), et compte précisément en partie sur l’hydrogène pour recouvrer la santé. Un cercle vicieux semble d’ailleurs se mettre en place : faute (notamment) d’hydrogène, l’industrie sidérurgique européenne s’affaiblit ; et faute d’une industrie sidérurgique porteuse, l’hydrogène ne décolle pas. En 2024, à Davos, le PDG de TotalÉnergies prévenait : "Pour être clair, il n'y a aucun moyen de réduire le coût de l'hydrogène vert s'il ne s'agit que d'un marché de niche (…). Si nous n'avons pas de marché (...) pour les transports, il sera très difficile de faire baisser les coûts." Or ce marché peine à décoller, en dépit des progrès constatés sur les infrastructures de distribution. "Pour soutenir le développement de ce réseau, il est crucial de garantir la présence concomitante de véhicules hydrogène", insiste France Hydrogène. Laquelle recensait en 2024 sur les routes de France 1.484 véhicule particuliers, 124 véhicules utilitaires légers, 58 autobus, 13 autocars, 7 bennes à ordures ménagères et 5 poids lourds. Bien, mais encore insuffisant. Pour preuve, "pionner de la mobilité hydrogène", Hyvia (joint-venture du groupe Renault et Plug, "leader mondial de solutions clés en main de piles à combustible à hydrogène") vient d’être placé en liquidation judiciaire le 18 février dernier. Causes avancées de l’échec, "l’émergence trop lente des écosystèmes de mobilité hydrogène en Europe et des coûts de développement très importants". Les craintes d’un faux départ sont d’autant plus fortes que l’électrique reprend du poil de la bête sur le segment des véhicules lourds : "Se limiter à la solution électrique à batterie pour décarboner le transport routier lourd de marchandises fait peser un risque majeur sur la capacité des transporteurs et des chargeurs à poursuivre efficacement leurs activités économiques dans le cadre du renforcement des régulations environnementales", alertaient le 25 février les présidents de France Hydrogène, Coalition Rétrofit Hydrogène et France Supply Chain dans une lettre ouverte à Agnès Pannier-Runacher.
En juillet dernier, la Cour des comptes européenne avait elle aussi jugé les objectifs de production et d’importation d’hydrogène renouvelable, "dictés par une volonté politique", "trop ambitieux" et même "irréalistes". Elle avait exhorté la Commission européenne à revoir sa copie (voir notre article du 18 juillet).
La règlementation, encore et toujours
Une copie que la Commission européenne est d’abord invitée… à rendre. "Les retards de publication des textes et dispositifs de soutien ralentissent le développement des projets industriels", enseigne France Hydrogène. "L’acte délégué sur l’H2 bas-carbone du Paquet gaz" est "très attendu par les développeurs de projets", note également l’IFPEN, en relevant que "la France a pris les devants avec l’arrêté sur la qualification de l’H2 renouvelable ou de bas-carbone" (voir notre article du 4 juillet 2024).
Et quand la copie existe, elle fait tout sauf l’unanimité. Dans son étude, le CEA évoque ainsi "une réglementation européenne jugée trop contraignante ou trop fluctuante". L’IFPEN relève que "seuls l’Europe et les États-Unis s’orientent vers des exigences d’additionnalité, de corrélation temporelle et géographique pour la production d’H2 renouvelable" et que les "règles strictes" de la directive RED III "impactent le modèle d’affaires des producteurs d’H2". La région Grand Est pointe encore des financements européens et nationaux "fragmentés et difficilement accessibles : les entreprises manquent de perspectives pour investir et les collectivités manquent de capacités financières pour sécuriser ce type de projet".
Coût de l’électricité
Deux autres freins sont évoqués par le CEA. D’une part, le coût élevé de l’électricité bas-carbone en Europe, qui ne permet pas de produire de l’hydrogène compétitif. Loin de constituer une opportunité, comme espéré par Élisabeth Borne (voir notre article du 28 septembre 2022), la crise énergétique aura été un frein puissant. Un obstacle d’autant plus dirimant que, rappelle la région Grand Est, "produire de l’hydrogène nécessite une grande quantité d’électricité (décarbonée ou renouvelable)". "Quand l'Europe se donne comme objectif à horizon 2030 de consommer 20 millions de tonnes par an d'hydrogène, dont 10 millions de tonnes par an produit en Europe, c'est 200 gigawatts d'électricité qu'il faut construire (…). Profondément, l'hydrogène vert, c’est de l’électricité (…). Il faut qu'on construise beaucoup plus que 8 réacteurs nucléaires si on veut faire de l'hydrogène vert en France, parce que pour l'instant les réacteurs en ont besoin pour déjà assurer l'électricité quotidienne", prévenait déjà Patrick Pouyanné, au Sénat le 7 avril 2023. Sans nucléaire, un réel déploiement semble ainsi difficile. "Pour assurer la substitution de l’hydrogène gris par de l’hydrogène bas-carbone, la région, à l’instar de la France, devra compter également sur les projets d’hydrogène d’origine nucléaire", indique ainsi la région Grand Est. Dans sa déclaration du 4 mars dernier, l’Alliance européenne du nucléaire propose d’ailleurs "une discussion" sur l’élargissement du rôle de la Banque européenne de l’hydrogène en matière de production d’hydrogène bas-carbone par électrolyse.
D’autre part, le manque de disponibilité d’électrolyseurs de grande puissance. Un mouvement qui, là encore, s’auto-alimente. L’IFPEN relève en effet que "le coût de production des électrolyseurs pour la production d’H2 vert a augmenté de plus de 50% en 2024 par rapport à 2023 "du fait de l’inflation et d’une mise à l’échelle plus lente que prévue". Elle observe que les électrolyseurs alcalins coûtent en moyenne 2.500 $/kW en Europe et aux États-Unis, contre 480 à 720 $/kW en Chine. Laquelle détiendrait désormais 60% de la capacité mondiale de ces électrolyseurs… De quoi susciter quelques inquiétudes, vu le sort réservé par ailleurs à la filière photovoltaïque.
Gros temps annoncé
Interrogée par Localtis en février dernier, Nadia Pellefigue, vice-présidente de la région Occitanie, confirme que l’hydrogène est "à la croisée des chemins". "Le handicap majeur, c’est le coût de l’énergie." Mais elle appelle "à ne pas enterrer trop rapidement l’hydrogène". Et pour cause : la région investit massivement pour soutenir cette technologie. Elle devrait poser officiellement la première pierre de son Technocampus Hydrogène ces prochaines semaines, "le plus grand centre européen de recherche sur l’hydrogène vert". "Un projet de 43 millions d’euros, réunissant chercheurs et industriels dans un espace de plus de 9.000 m2", précise l’élue. Pour Nadia Pellefigue, il faut tenir le cap dans la tempête qui grossit. Elle est en effet "convaincue que les attaques sur l’hydrogène vont se multiplier, notamment portées par ceux qui n’ont pas investi dans cette technologie. Elon Musk en tête, qui a jugé ‘stupide’ la solution des voitures à l’hydrogène et a refusé d’hybrider ses Tesla, précise-t-elle. Ces attaques déstabilisent le marché, notamment les grands industriels qui ont de forts enjeux sur le marché américain". Elle concède toutefois que "des doutes s’expriment", notamment pour les "véhicules routiers lourds" (voir supra). Pour l’élue, "les questions sur le stockage restent les plus pertinentes, d’où l’enjeu de la liquéfaction".
Mais toujours des perspectives de développement
Les perspectives de développement de l’hydrogène "dans la durée restent robustes", assure pour autant la région Grand Est. Des projets continuent régulièrement de sortir de terre. Ce 21 mars, l’énergéticien Qair, en partenariat avec l’Agence régionale énergie climat Occitanie, annonçait ainsi la construction d’une station hydrogène à Béziers, qui sera alimentée par Hyd’Occ, plus grande unité de production d’hydrogène renouvelable de France, elle-même actuellement en construction à Port-La-Nouvelle. La mise en service de la première tranche de cette dernière, initialement prévue l’an passé, est désormais annoncée pour la fin de l’année.
Un optimisme partagé par Nadia Pellefigue, convaincue que cette technologie a toujours des atouts à faire valoir. Elle observe ainsi que "les constructeurs automobiles japonais ont fait le choix de l’hydrogène, et pas de l’électrique, pour des raisons de manque chronique de main d’œuvre, les compétences requises pour les moteurs à hydrogène étant identiques à celles des moteurs thermiques". Mais pour elle, "le segment à investir, ce sont les essais de puissance, pour l’aéronautique notamment" – tout sauf un détail au pays de l’Airbus, où la décarbonation du transport aérien est à l’œuvre, portée par des entreprises comme Ascendance. Autre secteur clé, le ferroviaire. Et l’élue Toulousaine de mettre en avant que "la ligne Montréjeau–Luchon, que la région va rouvrir tout prochainement, sera exploitée avec une traction à l’hydrogène".
Une technologie toujours en progrès
La recherche n’a par ailleurs pas dit son dernier mot. Le 14 mars dernier, Michelin, le CNRS et plusieurs universités officialisaient la création d’un laboratoire de recherche, Alcal'Hylab, visant à concevoir une nouvelle génération de matériaux capables d'augmenter la production d'hydrogène vert à partir d'eau. Les espoirs reposent également sur l’hydrogène naturel, dit "blanc" (voir notre article du 17 juillet). Il "pourrait ouvrir des perspectives fascinantes pour la transition énergétique", indique la région Grand Est dans son rapport à mi-parcours de sa stratégie hydrogène, en relevant qu’un "gisement potentiel, qualifié de ‘gigantesque’ et de ‘plus grand du monde’" en Lorraine "a fait grand bruit dans la presse". Président de la région, Franck Leroy nous confie que le gisement "aiguise bien des appétits". Mais chat échaudé craint l’eau froide : "Pour que [ces perspectives] deviennent réalité, il reste néanmoins un long chemin à parcourir", prévient la région.