Les pistes du Sénat pour redorer le blason des architectes des bâtiments de France

Coût des travaux, divergence des avis selon les territoires, manque de pédagogie, prise en compte insuffisante de la transition énergétique, manque d'effectifs, etc., les conditions d’exercice par les architectes des bâtiments de France (ABF) de leur missions de contrôle donnent lieu à des crispations récurrentes. La mission sénatoriale dédiée qui a présenté son rapport, ce 23 septembre, détermine quelques lignes d’actions, pour permettre notamment de renforcer leur fonction de conseil en amont des projets particulièrement appréciée des élus locaux comme des administrés. 

La mission sénatoriale consacrée aux "architectes des bâtiments de France (ABF), périmètres et compétences", a présenté son rapport ce 23 septembre. Placés en première ligne, ces agents territoriaux de l’État, qui personnifient la politique de protection de notre patrimoine architectural et paysager à l’échelle départementale, prêtent le flanc à des controverses ou incompréhensions des élus locaux comme des porteurs de projets, que la mission d’information - constituée à l’initiative du groupe Les Indépendants-République et Territoires - a cherché à éclaircir, notamment en s’appuyant sur une consultation en ligne des élus locaux, qui a enregistré près de 1.500 contributions. 

"Loin de ne représenter qu’un hommage au passé, la préservation du patrimoine paysager participe très directement de l’attractivité des territoires, de la qualité de vie de ses habitants et du développement touristique", relève le rapport, qui contient 24 propositions, réparties en six axes, visant à "recréer les conditions d’un dialogue apaisé et constructif entre les ABF, les élus locaux et les administrés", conciliant la protection du patrimoine paysager avec la transition écologique. 

Les 189 ABF exercent de larges missions de contrôle, de conseil auprès des collectivités et des particuliers et de conservation sur un nombre croissant de monuments historiques et corrélativement de leur zone de protection. "Un effet de ciseau", avec une progression des effectifs (+6%) qui n’a pas suivi celle de leurs tâches (+63 % d’avis sur la période 2013-2023) : chaque ABF émet ainsi 2.851 avis par an, soit 13 par jour travaillé. Une "surcharge administrative" qui peut s’avérer problématique dans les 40% de départements, souvent ruraux, qui ne disposent que d’un seul ABF, pointe le rapport.

L’avis conforme, éternel sujet de débat

"Ceux qui se plaignent des ABF évoquent avant toute chose l'avis conforme. Contrairement à ce que j'ai pu parfois entendre, il n'a jamais été question de faire sauter l'avis conforme. Il s'agit simplement de le faire accepter, dans son périmètre et dans la manière dont il est appliqué", explique le rapporteur, Pierre-Jean Verzelen. Plus de la moitié des avis émis par l’ABF lors de l’instruction des demandes d’autorisation d’urbanisme concernent une zone (abords d’un monument historique, sites patrimoniaux remarquables-SPR ou site inscrit) dans laquelle son accord est nécessaire ; 48% sont à l’inverse des avis simples qui n’engagent pas le demandeur. 

Si les refus sont rares (14% dans le domaine de l’avis conforme) et souvent compris, les accords avec prescriptions (qui obligent le demandeur à modifier son projet) représentent la moitié des avis émis par l’ABF. L’ampleur des prescriptions ainsi que leurs coûts sont bel et bien les sujets qui posent le plus de difficultés. S’y ajoutent d’autres griefs remontés du terrain : variabilité et manque de prévisibilité des décisions rendues (avec des différences significatives entre départements), manque de pédagogie des avis (corrélatif de la saturation administrative) ou absence de prise en compte de la transition écologique, une problématique très significative en matière de panneaux photovoltaïques. 

Dialogue et médiation pour désamorcer le conflit

La loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP) de 2016 a mis en place un recours administratif devant le préfet de région, préalablement à une éventuelle saisine du juge administratif. 930 recours seulement ont été introduits en 2022, ce qui correspond à 0,2% des avis rendus par les ABF (malgré une forte progression ces dix dernières années). Point important : si le refus d’un ABF offre la possibilité de déclencher une procédure de recours, tel n’est pas le cas des accords avec prescriptions pour le demandeur, "ce qui peut s’avérer pénalisant ou bloquant". 

Sans préjudice des voies de recours, le rapport invite à développer l’intervention d’un médiateur élu pour désamorcer le conflit, une alternative "encore trop peu connue et utilisée". À l’échelon départemental, une commission de médiation pourrait se réunir périodiquement pour examiner les dossiers transmis par les maires faisant l’objet d’un désaccord avec l’ABF et proposer un règlement. Le rapport estime en outre que le délai de 7 jours - qui peut être exercé contre une décision de l’ABF par l’autorité compétente en matière d’urbanisme - est "largement insuffisant", notamment dans les petites communes en manque d’expertise, "pour permettre ou un recours efficace et argumenté, ou un débat serein entre l’ABF et le porteur du projet". Il préconise donc de porter ce délai à un mois. 

Faciliter la généralisation des périmètres délimités des abords (PDA)

Pourtant allégée avec la loi LCAP de 2016, la procédure de définition des PDA demeure lourde et coûteuse pour les collectivités. Malgré un triplement du nombre de PDA depuis 2016, moins de 7% des abords en bénéficient aujourd’hui. "Le fait que le PDA soit la plupart du temps créé en même temps que la révision des PLU et PLUi, mais beaucoup plus rarement de manière isolée, montre que la complexité de la procédure et son coût, essentiellement celui de l’enquête publique évalué entre 10.000 et 15.000 euros, pèsent au regard de nombreux élus d’un poids supérieur aux bénéfices attendus", note le rapport. De surcroît, cet outil demeure en l’état incomplet, car il ne règle que la question, certes centrale, de la covisibilité. Pour résumer : en dehors du PDA, l’avis de l’ABF n’est pas requis, dans le PDA, il est obligatoire, la covisibilité étant acquise.

Plusieurs pistes de simplification sont proposées : faire sauter le verrou de l’enquête publique pour la création d’un PDA en dehors de la révision des documents d’urbanisme ; supprimer la consultation obligatoire des propriétaires de monuments historiques. Le rapport préconise également d’inciter les collectivités à mettre en place un règlement attaché à chaque PDA, élaboré en concertation avec l’ABF et qui aurait vocation à définir une forme de "règle du jeu" dans la zone considérée. "C'est un sujet essentiel, dont les maires doivent absolument s’emparer", insiste Pierre-Jean Verzelen, proposant de "modifier la loi, à l'occasion d'une niche parlementaire, afin que le PDA devienne le plus concret possible". 

Lutter contre le sentiment d’arbitraire

Plusieurs pistes d’évolution sont retenues pour accroître la transparence des décisions et permettre aux élus et porteurs de projet de mieux anticiper les avis : diffusion d’un projet de service déterminant priorités et méthodes de travail, de guides, cahiers des charges et doctrines nationales en matière patrimoniale (sur le modèle du guide sur l’insertion architecturale et paysagère des panneaux solaires diffusé en décembre 2023). "Un échange de bonnes pratiques entre les ABF, les CAUE [conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement] et les services d'instruction des villes et des intercommunalités, à l'échelle du département, permettrait de simplifier au mieux la vie des pétitionnaires", appuie le rapporteur.

Le rapport plaide aussi pour la publicité des avis rendus par les ABF. La commission des affaires économiques a d’ailleurs récemment pris position sur ce sujet en adoptant un amendement, lors de l’examen du projet de loi relatif au développement de l’offre de logements abordable en juin dernier, prévoyant la constitution d’un registre national des avis des ABF. Le rapport encourage également le développement de permanences régulières des ABF dans les communes de leur territoire de compétences, afin d’échanger avec les pétitionnaires, les élus et les services instructeurs des demandes de projets. Plus largement, la mission souhaite "promouvoir le développement d’une réelle culture patrimoniale auprès des élus comme des publics scolaires", en s’appuyant notamment sur les CAUE. Malheureusement pas disponibles dans tous les départements : dix d’entre eux n’en disposent pas, comme les Ardennes, l’Aube et la Marne, en Champagne-Ardenne. Le rapport juge essentiel "de mieux faire connaître l’importance des CAUE et d’en doter les départements encore dépourvus". 

Hiérarchiser les missions des ABF au profit du conseil

Il existe un très large consensus sur la nécessité de préserver du temps pour les fonctions de conseil des ABF, ce qui ne peut se faire qu’au prix d’un renoncement à certaines missions, d’une priorisation renforcée des tâches, et inévitablement d’un accroissement des effectifs dans les Unités départementales de l'architecture et du patrimoine (UDAP). Cela a été fait en Nouvelle-Aquitaine et en Occitanie, où chaque Drac a réuni les ABF pour hiérarchiser leurs missions. Il apparaît "urgent de procéder enfin à cette précision du champ de compétences et des missions des UDAP par voie réglementaire", souligne le rapport, et "de définir dans le même temps une stratégie nationale déclinée au niveau local par chaque Drac", leur permettant de se concentrer sur les dossiers à fort enjeu.

Concrètement, réduire le temps consacré aux avis d’urbanisme, pour recentrer leur action vers un meilleur accompagnement des politiques publiques en matière de transition écologique, de revitalisation des centres-villes, de restauration des quartiers anciens dégradés et de mise en valeur des sites patrimoniaux. Le rapport propose au passage de retirer la mission de sécurisation des cathédrales du champ de compétences des ABF pour la confier à un responsable unique de sécurité (RUS). Et de recruter au moins un ABF supplémentaire par département. 

Constituer l’ABF en pôle d’expertise de réhabilitation durable du bâti 

La mission voit dans la rénovation énergétique en zone protégée, "une formidable opportunité" pour le renforcement du rôle de conseil et d’accompagnement des ABF. Car "c’est en pratique à l’ABF qu’il revient de mettre en œuvre sur le terrain l’équilibre encore introuvable entre protection du patrimoine et transition écologique", insiste le rapport dans un dernier axe de recommandations.

 Sa position doit dès lors être "confortée", et trois orientations ont été identifiées par la mission. Il s’agit tout d’abord de mener de manière prioritaire le chantier de la refonte des aides publiques, de manière à développer le soutien financier aux techniques de rénovation énergétique respectueuses du bâti patrimonial, mais également à décourager le recours aux techniques potentiellement délétères pour le bâti ancien. Autrement dit, les préconisations des ABF, plus pertinentes aux plans fonctionnel, esthétique et technique mais souvent plus immédiatement coûteuses que d’autres solutions, ne pourront être appliquées qu’à la condition que les ménages disposent des ressources suffisantes pour ce faire. Un coup d’accélérateur s’impose également concernant l’évolution engagée par le ministère de la Transition écologique sur l’adaptation du DPE aux spécificités du bâti patrimonial ancien. Cela suppose enfin qu’un référent pour la transition énergétique et environnementale travaille sur ces sujets dans chaque Drac.